Le sujet pourrait être traité sur un plan générique. S’interroger sur l’essence, puis le politique et réfléchir, en s’appuyant sur l’histoire de la philosophie ce que pourrait être « l’essence du politique ». Mais « l’essence du politique » est le titre d’un texte, thèse de doctorat de philosophie publiée en 1963. Thèse présenter par Julien Freund.
Dans un premier temps pour être clair, « politique » que nous dit le dictionnaire ?
Du latin politicus, relatif au gouvernement de la ville, et du grec πολιτικοςμ qui vient de πολιτης suivi du suffixeικος.
Parler d’essence du politique serait l’enfermer dans un immobilisme antinomique du politique.
Julien Freund, philosophe et sociologue né en janvier 1921 à Henridroff en Moselle est connu pour ses traductions de Max Weber. Freund dans thèse de philosophie, dirigée par Raymond Aron cherche à cerner le nom « d’essence du politique », de cerner ce qui fait la spécificité de cette réalité humaine qu’est le politique, à côté d’autre réalité telle que la science, l’économie ou la religion, la morale. Le genre masculin a son importance, il permet de distinguer le politique de la politique, « La politique, écrit-il, est une activité pratique et contingente qui s’exprime dans les institutions variables et dans les événements historiques de toutes sortes » (L’essence du politique page1) Le politique par contraste est le domaine particulier des relations sociales, distinct du domaine économique, moral et religieux. Ce domaine perdure à travers le temps indépendamment des conditions historiques, et des contingences spatiales et temporelles, des régimes et systèmes politiques.
La pensée politique de Julien Freund repose sur l’idée qu’il existe une essence du politique. Cela signifie l’homme est un être politique, la société est une donnée naturelle.
La société est comprise comme une condition existentielle de l’homme. Il incombe à l’homme, au moyen de l’activité politique, de l’organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction des évolutions de l’humanité et du développement des diverses activités humaines. Pour Freund, l’homme est doué d’une « sociabilité naturelle ». L’idée d’un état naturel, qui supposerait une humanité asociale, n’a donc aucune signification.
À cause de l’utilisation du terme d’essence, on a souvent parlé, au sujet de la philosophie de Julien Freund, d’essentialisme, entendant par là qu’il enfermerait la politique dans un immobilisme qui serait étranger à sa nature. Lorsque Freund affirme que le politique est une essence, cela signifie qu’il n’est qu’une essence, c’est-à-dire une activité humaine parmi d’autres comme la religion, la morale ou l’économie. Il ne conçoit pas la politique comme une fin en soi, mais comme une activité au service des autres aspirations de l’homme.
Sa théorie politique est fondée sur une vision fondamentalement conflictuelle de la société. Celle-ci est traversée par des tensions et des antagonismes entre les différentes activités humaines qu’aucune rationalisation, aucune utopie ne pourra vaincre définitivement.
Certaines forces tendent à stabiliser l’ordre social, d’autres à le déstabiliser et le désorganiser pour instaurer un ordre meilleur. L’équilibre sur lequel repose cet ordre ne peut jamais trouver de solution définitive, mais seulement un compromis ; et c’est précisément au politique qu’il appartient de le maintenir.
La politique possède des présupposés, c’est-à-dire des conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est. Ces présupposés sont au nombre de trois : la relation du commandement et de l’obéissance, la distinction du privé et du public, et la distinction ami ennemi. Tous les trois témoignent de la dynamique conflictuelle qui est à l’œuvre dans la société.
La relation du commandement et de l’obéissance constitue le présupposé de base du politique, elle introduit la relation hiérarchique entre gouvernants et gouvernés. Freund voit là un phénomène de puissance. C’est cette puissance qui façonne la volonté du groupe et assure l’existence du domaine public. Puissance et protection vont de pair : la puissance est au service de la protection de la collectivité, car il ne faut pas oublier que la finalité de la politique, c’est la sécurité face à l’extérieur et la concorde à l’intérieur.
La relation de commandement se fait « de moins en moins par des ordres personnels et directs et de plus en plus de façon diffuse par l’intermédiaire d’un appareil d’agents auxiliaires. » Les transformations du mode de commandement n’ont pas fait disparaître ce dernier.
Le point de départ de la réflexion de Freund vient de Weber ; la puissance signifie : « toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance. » De même, la domination signifie : « la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé. » Ainsi pour Freund elle est : « le déploiement dans la durée et dans l’espace de la puissance qui a réussi à faire respecter ses ordres, quels que soient les moyens et les raisons de cette suprématie. » La domination est ainsi une puissance institutionnalisée.
Si le commandement et l’obéissance sont nécessaires à la définition du politique, ils ne sont pas suffisants. En effet, ils se trouvent applicables dans d’autres domaines qui ne sont pas politiques ; l’entreprise, la famille. Il faut donc d’autres critères présupposés qui définiraient la sphère du commandement et de l’obéissance politiques. Ce critère c’est la distinction du privé et du public. Bien que pas toujours formulée la distinction du public et du privé est sous-jacente à toutes les structures politiques connues.
La distinction du privé et du public est le présupposé qui permet de délimiter ce qui est du domaine de compétence du politique, c’est-à-dire ce qui concerne l’ordre public. La frontière n’est pas définitive, puisqu’elle dépend de la volonté politique. L’histoire de l’Occident se caractérise par un effort politique pour étendre la sphère privée et garantir un certain nombre de libertés fondamentales, tandis qu’à l’inverse, le totalitarisme a été un effort gigantesque pour effacer la distinction entre l’individuel et le public. Le privé est aussi indispensable que le public, dans la mesure où il est le lieu des innovations, des transformations et des contestations. C’est la dialectique entre l’ordre public et le bouillonnement de la sphère privée qui permet qu’une société soit vivante et qu’elle évolue sans cesse. Certaines activités ou relations échappent à la sphère du public et sont donc qualifiées de privées. Mais les deux réalités sont également originaires ; l’une n’est pas l’origine de l’autre.
Si les frontières sont poreuses et varient au cours de l’histoire, aucun régime politique ne peut mettre fin à cette distinction, sans périr lui même. Un pouvoir qui supprime totalement le privé devient un pouvoir totalitaire. Mais l’effort totalitaire pour effacer cette distinction publique, privé amène à se demanderai le totalitarisme est encore du domaine du politique.
Le troisième présupposé, la distinction ami-ennemi. L’ennemi reste le facteur essentiel de la politique : n’en déplaise aux idéalistes, pour lui « il ne saurait y avoir de politique sans un ennemi réel ou virtuel ». La distinction ami ennemi présente l’avantage de n’être pas seulement symbolique, mais d’être surtout concrète, c’est-à-dire éminemment politique. Elle signifie que « la guerre est toujours latente, non pas parce qu’elle serait une fin en elle-même ou le but de la politique, mais le recours ultime dans une situation sans issue ».
Freund pense que le droit ne peut se comprendre que dans sa relation avec les autres activités humaines et notamment avec la politique et la morale. Pour l’auteur de « L’essence du politique », le droit est certes normatif et prescriptif, mais « il ne possède pas en lui-même la force d’imposer ou de faire respecter ce qu’il prescrit ».
Pour Freund, le droit n’est donc pas une essence, une activité originaire et autonome de l’homme. Il est principalement une dialectique entre la politique et la morale, c’est-à-dire qu’il présuppose ces deux essences : la morale et la politique doivent avoir été préalablement données pour que la relation juridique puisse naître. La politique et la morale sont les conditions de possibilité de la relation juridique.
La morale et la politique ne visent pas du tout le même but : « La première répond à une exigence intérieure et concerne la rectitude des actes personnels selon les normes du devoir, chacun assumant pleinement la responsabilité de sa propre conduite. La politique, au contraire, répond à une nécessité de la vie sociale et celui qui s’engage dans cette voie entend participer à la prise en charge du destin d’une collectivité ». Aristote annonçait déjà cela en distinguant la vertu morale de l’homme de bien, qui vise la perfection individuelle, de la vertu civique du citoyen, qui est relative à l’aptitude de commander et d’obéir et vise le salut de la communauté. Même s’il est souhaitable que l’homme politique soit un homme de bien, il peut aussi ne pas l’être, car il a en charge la communauté politique indépendamment de sa qualité morale.
L’identification de la morale et de la politique est même l’une des sources du despotisme et de la dictature. Le « tout est politique », c’est-à-dire l’abolition de la distinction entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, entre le privé et le public, entre le politique et le social, signifie aussi bien que rien n’est politique.
« Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral, mais précisément essayer de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique […] ; être machiavélique, au contraire, c’est adopter une conduite pratique dans le jeu politique concret, qui consiste en “scélératesses généreuses”, en tromperies plus ou moins diaboliques et en manœuvres perverses ».
La grande leçon de Machiavel, c’est aussi cette recherche de la verità effettuale, cette « vérité effective de la chose ».
Freund explique qu’en politique il ne suffit pas d’avoir des intentions de départ moralement bonnes, mais qu’il faut éviter de faire des choix aux conséquences fâcheuses. Car « c’est dans l’action que l’homme politique prouve qu’il est moralement à la hauteur de la tâche qu’on lui a confiée ».
La distinction entre la politique et la morale explique la méfiance à l’égard des idéologies et des utopies. D’un côté, l’idéologie a son importance dans la politique, non seulement dans la consolidation du pouvoir, mais aussi en tant que promesse et espoir, c’est-à-dire en tant que moteur. À défaut d’une foi théologique, seule l’idéologie peut permettre d’affirmer une opinion au milieu d’opinions multiples et donc d’établir un ordre politique. L’idéologie jouerait donc un rôle de substitut de la théologie. C’est pourquoi Freund la décrit comme une « rationalisation intellectuelle de la volonté politique ».
La politique idéologique lui apparaît alors comme une politique intellectualisée, qui accorde la priorité à des idées abstraites prétendument généreuses et humanistes, mais qui s’éloigne des réalités concrètes de la politique. Une telle politique est dangereuse en ce qu’elle permet de justifier philosophiquement certaines violences au nom de fins eschatologiques, de promesses de paix ou de justice… C’est ce que Camus appelle la « violence confortable ».
Les premières utopies n’étaient pas des négations de la politique, puisque tout en portant l’espoir d’une société nouvelle, elles reconnaissaient la nécessité d’une organisation de la société. Mais les utopies modernes ont pris une dimension anti-politique, en se détournant de l’expérience humaine au nom de spéculations imaginaires et fictives sur l’avenir. Pure idée abstraite détachée de la réalité, l’utopie est alors exposée aux divagations de la démesure, au despotisme et à la tyrannie. Elle imagine que l’on pourra instaurer une société parfaite et supprimer tout conflit en éliminant ce qu’elle considère comme le négatif ou le mal.
Élisée Reclus
Lettre à Jean Grave
Clarens, Vaud, 26 septembre 1885
Compagnons,
Vous demandez à un homme de bonne volonté, qui n’est ni votant ni candidat, de vous exposer quelles sont ses idées sur l’exercice du droit de suffrage.
Le délai que vous m’accordez est bien court, mais ayant, au sujet du vote électoral, des convictions bien nettes, ce que j’ai à vous dire peut se formuler en quelques mots.
Voter, c’est abdiquer ; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c’est renoncer à sa propre souveraineté. Qu’il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d’une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu’ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir.
Voter, c’est être dupe ; c’est croire que des hommes comme vous acquerront soudain, au tintement d’une sonnette, la vertu de tout savoir et de tout comprendre. Vos mandataires ayant à légiférer sur toutes choses, des allumettes aux vaisseaux de guerre, de l’échenillage des arbres à l’extermination des peuplades rouges ou noires, il vous semble que leur intelligence grandisse en raison même de l’immensité de la tâche. L’histoire vous enseigne que le contraire a lieu. Le pouvoir a toujours affolé, le parlotage a toujours abêti. Dans les assemblées souveraines, la médiocrité prévaut fatalement.
Voter c’est évoquer la trahison. Sans doute, les votants croient à l’honnêteté de ceux auxquels ils accordent leurs suffrages — et peut-être ont-ils raison le premier jour, quand les candidats sont encore dans la ferveur du premier amour. Mais chaque jour a son lendemain. Dès que le milieu change, l’homme change avec lui. Aujourd’hui, le candidat s’incline devant vous, et peut-être trop bas ; demain, il se redressera et peut-être trop haut. Il mendiait les votes, il vous donnera des ordres. L’ouvrier, devenu contremaître, peut-il rester ce qu’il était avant d’avoir obtenu la faveur du patron ? Le fougueux démocrate n’apprend-il pas à courber l’échine quand le banquier daigne l’inviter à son bureau, quand les valets des rois lui font l’honneur de l’entretenir dans les antichambres ? L’atmosphère de ces corps législatifs est malsaine à respirer, vous envoyez vos mandataires dans un milieu de corruption ; ne vous étonnez pas s’ils en sortent corrompus.
N’abdiquez donc pas, ne remettez donc pas vos destinées à des hommes forcément incapables et à des traîtres futurs. Ne votez pas ! Au lieu de confier vos intérêts à d’autres, défendez-les vous-mêmes ; au lieu de prendre des avocats pour proposer un mode d’action futur, agissez ! Les occasions ne manquent pas aux hommes de bon vouloir. Rejeter sur les autres la responsabilité de sa conduite, c’est manquer de vaillance.
Je vous salue de tout cœur, compagnons.
Élisée Reclus.
Lettre adressée à Jean Grave, insérée dans Le Révolté du 11 octobre 1885.
Reclus, Élisée (1830-1905), Correspondance, Paris : Schleicher Frères : A. Costes, 1911-1925. pp.364-366