"Il n’y a jamais eu de société sans religion"
Bergson, les deux sources de la morale et de la religion.
Trois mots dans cette affirmation ; fondements, civilisation, culture.
Nous entendrons par fondement, ce par quoi repose un ensemble de connaissances, nous pouvons aussi entendre ce par quoi cela tient ou est cohérent.
Civilisation est vocable à la définition floue. Ce n’est pas dans les dictionnaires que nous trouverons ce que nous cherchons. L’encyclopédie du net « Wikipédia », par exemple, nous dit que le mot civilisation dérive indirectement du latin civis signifiant « citoyen » qui a donné « civil » et « civiliser » ce qui implique de remonter des effets à leur cause. Quelle est cette cause ?
Il est dit aussi que ce terme a été utilisé de différentes manières au cours de l’Histoire. Histoire récente, en effet, le mot « civilisation » est apparu au 18e siècle. Il y aurait, en français, trois grandes acceptions de ce terme ; action de civiliser un pays, un peuple, de perfectionner les conditions matérielles et culturelles dans lesquelles vit un peuple : La civilisation de la Gaule par les Romains, état de développement économique, social, politique, culturel auquel sont parvenues certaines sociétés et qui est considéré comme un idéal à atteindre par les autres., ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale, sociale et matérielle d’un pays ou d’une société : La civilisation des Incas.
Aucune définition ne dit ce qui fait une unité de l’ensemble hétéroclite de ses éléments constitutifs, même si ces composants sont, disent les dictionnaires, « portés à un niveau élevé ».
La Civilisation est le « bien commun » des nations. Elle serait le résultat de la mise en synergie de l’ensemble de nos activités, en vue de cet ultime objectif commun. Il s’agit, pratiquement, de l’aboutissement de la mise en fonction de l’ensemble suprême que forment nos trois grands domaines existentiels : le politique et le religieux réunis par le culturel qui reste à redéfinir.
La Civilisation peut être entendue comme le bien commun des nations.
Nous ne devons pas rester à l’idée, de la civilisation comme une réserve passive, mémoire morte éléments disparates : histoire, traditions, monuments, œuvres d’art, littérature, savoir et savoir-faire, réalisations de toutes sortes. La Civilisation se construit en permanence, elle a son passé, son présent et son avenir. Son commencement la personne qui initie la suite, la civilisation étant l’aboutissant de cette construction.
À l’échelle des nations, cette fonction ultime, avec les deux ensembles tripartites qui la précèdent, forme l’ensemble complet des fonctions humaines ; ensemble à base de relations ternaires. Ensembles sont formés par : l’ensemble premier formé par les personnes, les familles, les communautés formant un peuple, société civile qui, en accédant au politique, deviendra une société politique, à l’autre extrémité, l’ensemble suprême la Civilisation, enfin, il y a l’ensemble intermédiaire des activités ou fonctions en tous domaines : des familles, des communautés et des peuples, constituant la société civile, la société politique.
Ceux qui se désintéressent de l’héritage constitué par les générations précédentes, voire l’écartent comme d’un obstacle aux progrès, se comportent comme si, pour aller de l’avant, il était nécessaire de détruire la source, le point de départ et d’appui des progrès dont ils rêvent. Cet esprit révolutionnaire entend repartir sans cesse sur les ruines de ce qui précède. Pour des motifs idéologiques, cette mentalité est oublieuse du précepte qui veut que, par définition, un progrès soit toujours issu.
En réalité, malgré de rares pétitions de principe, notre époque récuse le mot civilisation ; ce qui est logique, puisqu’une civilisation est nécessairement le résultat d’un « culturel » issu de la double influence des deux pôles que sont le profane et le sacré.
Lorsque le religieux reposant sur des principes intangibles est remplacé par une idéologie quelconque, préfabriquée, il ne s’agit plus d’une civilisation, mais d’un totalitarisme.
Pour le politique, contentons-nous, sans la commenter, de la fameuse et définitive formule, puissante d’Aristote dans La politique 1, 2 :
Ἐκ τούτων οὖν φανερὸν ὅτι τῶν φύσει ἡ πόλις ἐστί, καὶ ὅτι ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον, καὶ ὁ ἄπολις διὰ φύσιν καὶ οὐ διὰ τύχην ἤτοι φαῦλός ἐστιν, ἢ κρείττων ἢ ἄνθρωπος· ὥσπερ καὶ ὁ ὑφ' Ὁμήρου λοιδορηθεὶς
« L’homme est d’abord un animal politique ».
D’autre part, sans entreprendre une démonstration en règle du caractère incontournable du domaine religieux, limitons-nous à l’aphorisme tout aussi concis de Bergson écrite dans « Les deux sources de la morale et de la religion » : « Il n’y a jamais eu de société sans religion ».
La mise en rapport des deux domaines profane et sacré, laïques et religieux, politique et spirituel ne doit pas entraîner de confusion. L’Église catholique, à la suite de Clément : « l’Église possède une structure sacramentelle, c’est-à-dire d’origine divine et non une structure politique d’origine humaine ».
Prenons quelques précautions. Il convient de discriminer entre le politique et la politique, le religieux et la religion, mais aussi, entre le culturel et la culture.
Pour la Civilisation, une autre distinction s’impose, analogue à celle qui régit le couple unité-diversité ; car l’unité l’est nécessairement de quelque chose.
Ainsi « Civilisation » lorsqu’il est employé dans un sens universel, c’est-à-dire lorsqu’il concerne le bien commun des peuples en général. Avec une minuscule et au singulier pour discriminer une forme de civilisation particulière, ou au pluriel « les civilisations », pour désigner les diverses formes que peuvent prendre, selon les temps, les lieux et les circonstances, les résultats de la fonction civilisationnelle.
Quant à savoir si les civilisations sont égales, la réponse est simple. Il en va pour les civilisations comme pour les personnes, le problème n’est pas tant de savoir s’il en est de supérieures, elles sont perfectibles.
Entre l’égalité de nature, et celle du parfait, accomplissement du « deviens ce que tu es » cher à Pindare, l’inégalité règne partout. Cette égalité est remise en cause dès le passage de la puissance à l’acte.
Ce dictât de la pensée correcte, devenue obligatoire et, par là, commune, fausse radicalement nos manières de penser, d’expliciter et s’agir. Puisque les objectifs et les manières de les atteindre sont divers, et la fin commune, le mot « égalité » – levain des conflits – est donc, ici comme ailleurs, à bannir ! Et les mots diversité, subsidiarité, équité… ont tout intérêt à reprendre leur place dans nos têtes.
Une fois admis que la fonction politique consiste à relier, de bonne manière, les principes intangibles aux réalités, telles qu’elles sont, afin de les maintenir, de les réformer, voire de les remplacer en vue du bien commun et après avoir transposé cette définition du domaine politique au domaine religieux, nous pouvons dire que :
Ladite « fonction civilisationnelle » est l’art de relier le politique et le religieux disposés transversalement, par le culturel dont il est issu afin de maintenir, d’améliorer, de réformer, voire de remplacer certains éléments constitutifs du bien commun, de l’héritage des personnes, des familles, des communautés, des peuples, des nations et de l’humanité entière c’est-à-dire de la Civilisation.
La représentation que l’on se fait généralement de notre environnement est le plus souvent partielle et inadéquate : elle consiste, au mieux, à considérer séparément que, d’une part le politique concerne le temporel, le profane, les laïques et que d’autre part le religieux regarde le spirituel, le sacré, les clercs. Cette double disposition conduit à deux visions : la séparation et la collusion.
Un troisième agencement fait la synthèse des deux précédents. Il consiste à disposer le politique et le religieux hiérarchiquement, en position de conflits de pouvoirs. Il ne faut cependant pas en conclure que l’élimination du religieux serait favorable à la paix. Cet argument est spécieux, car ce ne sont pas les religions qui sont à l’origine des conflits, mais la place et le rôle que nous leur donnons.
Politique et Religion unie par le culturel vont et doivent aller de pair et de front.
Le terme latin cultura définit, au sens premier, l’action de cultiver la terre, puis celle de cultiver l’esprit (Gaffiot). Cicéron fut le premier à appliquer le mot cultura à l’être humain :
Nam ut agri non omnes frugiferi sunt qui coluntur, falsumque illud Acci: Probae etsi in segetem sunt deteriorem datae Fruges, tamen ipsae suapte natura enitent,sic animi non omnes culti fructum ferunt.
« Un champ si fertile soit-il ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’humain sans enseignement. » (Tusculanes, II, 13).
Wikipédia écrit que le mot culture est polysémique du fait des emplois par analogie :
En philosophie, le mot culture désigne ce qui est différent de la nature, c’est-à-dire ce qui est de l’ordre de l’acquis et non de l’inné.
En sociologie, la culture est définie comme « ce qui est commun à un groupe d’individus » et comme « ce qui le soude ». Ainsi, pour une institution internationale comme l’UNESCO : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. » « Ce “réservoir commun” évolue dans le temps par et dans les formes des échanges. Il se constitue en manières distinctes d’être, de penser, d’agir et de communiquer ».
Si l’on en reste là, on ne discerne pas ce qui différencie les termes culture et civilisation.
À la suite de Ciceron, constatons que l’on dit d’une personne qu’elle cultive son jardin, et que, par ailleurs, elle est, ou non, cultivée. La première signification du mot culture est donc agraire, de là découlent ses sens dérivés selon les domaines d’applications ; éducatif, artistique, littéraire, philosophique, théologique, scientifique, technique.
L’ensemble des activités humaines se compose de plusieurs sous-ensembles. D’abord, l’ensemble des trois fonctions premières, constitué des familles entre les personnes et les communautés, forme les peuples ; le troisième grand ensemble, ultime et suprême est constitué par trois fonctions qui, selon le domaine considéré, ont pour pôles le profane et le sacré, le politique et le religieux, les philosophes et les théologiens (laïques et clercs) ; deux sources auxquelles se nourrit le culturel qui, en retour, les réunit et les anime… avec pour résultat la constitution de la Civilisation.
Entre les deux, l’ensemble intermédiaire réunit ces deux pôles de l’ensemble complet constitué par les deux grands ensembles désignés par leur résultat respectif : « le peuple » et « la civilisation ». Ce grand ensemble intermédiaire rassemble, à des titres divers, les multiples fonctions des personnes, des familles, des communautés, des peuples, et des nations. Ces activités sont l’éducation, l’enseignement, les domaines : artistique, culturel, scientifique, technique, économique, social, les entreprises et d’autres encore.
Répétons, les détenteurs de la composante culturelle, occupant le cœur des trois étages de la fonction ultimes, mettent en relation les deux pôles profane et sacré, politique et religieux dont elle est issue. Ensemble, ils forment la fonction ternaire suprême dont le fruit est la Civilisation… Tous trois alimentent le réservoir civilisationnel, mémoire des peuples qui y puisent leurs ressources… créant ainsi un cercle vertueux.
Où se puisent les principes, par où les choses commencent, qui initient la suite qui en découle ? Cette source se trouve nécessairement à l’extérieur, pour ne pas être issue d’un « esprit d’idéologie ». Cette réserve est comparable à un lac souterrain ou à une nappe phréatique alimentée – parfois polluée – par les allers-retours de génération en génération, activés par les trois types d’acteurs politiques, culturels et religieux.
Cette réserve est la Civilisation.
Si, la Civilisation est le fruit des relations du profane et du sacré, du politique et du religieux mis en relation par le culturel au sein de notre troisième grand ensemble. Cet ensemble ultime et suprême fait suite aux deux autres pour former l’ensemble complet de l’existentiel humain.
Ainsi, si la civilisation résulte de l’activité de l’ensemble des fonctions, elle est aussi son commencement, c’est-à-dire le lieu de ses principes, du moins tant que la persévérance, la dynamique et la fécondité vivifient l’ensemble qui la produit.
Le lieu du culturel est celui de l’espace qui distingue pour les unir les deux pôles de la fonction civilisation. Or cette fonction ternaire ne s’amorce ni ne s’alimente à partir du vide. Sa source n’est autre que la Civilisation elle-même que les trois protagonistes désignés ci-dessus façonnent de conserve. C’est par le mouvement d’aller-retour qui vivifie la suite des fonctions que ce bien commun s’enrichit, s’amende, s’adapte, se fortifie, se complète ; ou au contraire, s’amenuise, se pervertit.
La civilisation est le point d’arrivée de la logique que nous essayons de connaître, d’expliciter et d’appliquer. Nous la retrouvons en tête, au principe, de cette logique existentielle. Ce qui permet de dire que la culture fait la civilisation qu’elle produit.
La cause efficiente de la Civilisation est obtenue par l’entremise du culturel. Le culturel, sur ses trois strates, est le lieu et la manière, le creuset de l’élaboration de la Civilisation qui s’alimente aux deux pôles du profane et du sacré, du politique et du religieux.
Si l’on se réfère généralement à la culture des personnes et, par extension, des familles, des communautés, c’est que la nature de la culture implique la diversité.
En revanche, on dit des personnes ou des peuples qu’ils sont civilisés pour indiquer qu’ils ont accès à une Civilisation. La Civilisation a un champ d’application illimité. Le propre de la Civilisation est de tendre à l’universel.
À strictement parler, les cultures sont diverses, mais la Civilisation est universelle.
Ne pourrait-on dire que les cultures contribuent aux unions, et la Civilisation à l’unité vers laquelle elles devraient tendre ?
La vocation de la civilisation est de tendre à l’universel, celle des cultures d’assurer la diversité des explicitations, des adéquations avec les réalités, et des mises en pratique de cette Civilisation conçue comme le bien commun de l’humanité.
La culture et les deux pôles profane et sacré qu’elle réunit et anime, et dont elle est paradoxalement issue, forment ensemble, une fonction ternaire, dont le fruit est la civilisation… et à laquelle tous trois s’alimentent, créant un cercle extensif et vertueux.
A lire.