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 Simone de Beauvoirs « Le Deuxième Sexe » soixante ans après.

Que penserais, aujourd’hui Simone de Beauvoirs, de son livre « le deuxième sexe » tel fut la question posée pour ce café philo. Question sans réponse. En revanche, on peut s’interroger sur: qu’est la lecture de ce texte aujourd’hui, 67 ans après sa parution. Pour apporter des éléments de réflexion, voici ce qui s’écrivait, en 2009, relire Beauvoir. « Le Deuxième Sexe » soixante ans après.

 

Premier texte celui d’Ingrid Galster. 

Ingrid Galster est professeur des universités de littératures romanes à la retraite (Université de Paderborn, Allemagne). Elle a publié ou dirigé cinq livres sur Sartre (Seuil, La Découverte, PUR, L’Harmattan) et trois livres sur Beauvoir (Tallandier, PUPS, Champion) et collaboré à l’édition du théâtre de Sartre dans la Bibliothèque de la Pléiade.

 Simone de Beauvoirs « Le Deuxième Sexe » soixante ans après.

Avant de dire quel regard on peut porter sur Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir soixante ans après sa parution en 1949, il me paraît important de présenter l’œuvre elle-même. En effet, j’ai souvent pu constater qu’elle a été peu lue dans son intégralité et se réduit pour beaucoup à la phrase probablement la plus citée de toute la littérature féministe « On ne naît pas femme : on le devient. » Une phrase qui a été traduite et paraphrasée de manières différentes parce que son contexte est rarement connu, et ce bien que le livre soit considéré comme la bible du féminisme. Je tâcherai d’être brève1.

 

Genèse

Tout d’abord : comment Beauvoir a-t-elle eu l’idée d’écrire Le Deuxième Sexe ? Après la Seconde Guerre Mondiale, la First Wave (le mouvement des ainsi dites « suffragettes ») était terminé ; en 1944, les femmes françaises avaient fini par recevoir le droit de vote, et la Second Wave surgie en France après mai 1968 était encore loin. À en croire Beauvoir, elle a eu envie d’écrire sur elle-même, c’est-à-dire son autobiographie, et en tant que philosophe elle s’attaqua au sujet de manière systématique : qu’est-ce que cela avait signifié pour elle d’être une femme ? Au fond, rien – c’est ce qu’elle conclut d’abord – parce que jamais personne ne lui avait procuré un sentiment d’infériorité. Parmi ses camarades d’études et ses collègues elle était reconnue au même titre qu’un homme. Cependant Sartre, qui commentait ses projets, lui aurait fait remarquer qu’elle avait été élevée autrement qu’un garçon. Si l’on se fie aux Mémoires de Beauvoir, cette remarque fut décisive. Elle creusa l’idée et fut surprise par sa découverte : le monde dans lequel elle vivait depuis presque quarante ans était un monde masculin ; son enfance fut « nourrie de mythes forgés par les hommes », mythes qu’elle aurait perçus autrement si elle avait été un garçon. Beauvoir abandonna alors provisoirement son projet autobiographique et se consacra à l’examen de la situation de la femme en général. Avec la soif d’information exhaustive qui la caractérise, elle lut dans un temps record tout ce que les bibliothèques parisiennes pouvaient lui offrir et se laissa en plus inspirer par ce qu’elle trouvait pendant ses voyages aux États-Unis. Il en résulta une œuvre quasiment encyclopédique de presque mille pages.

 

L’œuvre

Comme fondement de l’œuvre elle revendique ce qu’elle appelle « la morale existentialiste ». Tout sujet cherche à se justifier en dépassant sa situation à travers des projets. L’obligation morale, selon elle, consiste à assumer le choix de soi-même en liberté, à ne pas se dissimuler le fait qu’on n’est pas déterminé. Cependant, elle prévoit le cas où l’on peut être empêché de se dépasser, où l’on est contraint à se résigner à sa situation. C’est ce qui caractérise en particulier le cas de la femme car d’autres ont déjà défini son rôle. Quelle est l’origine de cette aliénation et comment peut-on sortir de la dépendance ? C’est à ces questions que Beauvoir veut répondre dans son livre.

Dans une sorte d’état des lieux, elle consulte d’abord la psychanalyse et le matérialisme historique pour examiner leurs réponses. Ces deux approches étaient considérées à l’époque comme les plus avancées avec lesquelles l’existentialisme entrait en compétition. Le corps est apparemment pour elle si négligeable que Sartre doit lui rappeler qu’il faut aussi consulter la biologie. Les trois disciplines ne la satisfont pas, comme il fallait s'y attendre. Dans la psychanalyse freudienne elle découvre les traces de la perspective masculine. Il s’agit pour elle de la version moderne de la femme en tant qu' « homme mutilé », de la femme qui est toujours pensée en relation à l’homme. L’idée d’un inconscient qui nous guiderait représente pour elle du reste un déterminisme inconciliable avec la philosophie de la liberté qu’elle défend (même si son attitude vis-à-vis de la psychanalyse est plus ambiguë, comme on peut l’observer à travers le livre). Quant au matérialisme historique, elle conteste l’idée selon laquelle dans la société sans classe, si jamais elle était réalisée, il n’y aurait plus de différence entre hommes et femmes puisque tous seraient des travailleurs, donc égaux. Pour ce qui est des données de la biologie, elles n’ont, selon elle, pas de signification intrinsèque, elles ont besoin d’être interprétées. Qu’une femme ait moins de muscles qu’un homme n’a pas de signification a priori ; ce fait ne reçoit un sens que dans un contexte déterminé. La même chose vaut pour la grossesse et la maternité. La manière dont elles sont vécues dépend, selon Beauvoir, de la valeur qu’on leur attribue à l’intérieur d’une société donnée2.

Dans les trois domaines qu’elle a examinés, Beauvoir n’a donc pas trouvé de réponses à la question de savoir pourquoi la femme a été empêchée de dépasser sa situation, autrement dit, pourquoi l’homme est devenu de façon durable le sujet et la femme l’objet. Mais elle trouve elle-même la réponse dans l’Histoire occidentale qu’elle parcourt rapidement, des hordes primitives jusqu’à son propre présent. C’est la reproduction de l’espèce qui a contraint les femmes à l'immanence alors que les hommes transcendaient leur situation et s’appropriaient le monde pour assurer la survie de l’espèce3. Enfanter en tant que reproduction incontrôlée et irréfléchie ne permet pas de justification ontologique ; l’homo faber se réalise au contraire en liberté. L’enfermement et l’aliénation de la femme sont encore cimentés par des mythes que Beauvoir présente de manière impressionnante, de l’antiquité jusqu'à la littérature du 20e siècle, et les révèle dans la vie quotidienne en devançant en tant que mythologue (le premier) Roland Barthes.

La structure générale de l’essai correspond à l'approche que Sartre a appelée « anthropologie synthétique » ou plus tard « méthode progressive-régressive ». Le premier livre montre le conditionnement que la société impose à la femme ; dans le deuxième, Beauvoir montre comment ce conditionnement est vécu subjectivement. Et c’est ici que l’on trouve tout au début la fameuse phrase : « On ne naît pas femme : on le devient. » Beauvoir explique :

« [a]ucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit […] qu’on qualifie de féminin. »

Le sexe biologique n’a rien à voir avec le rôle social : l’un ne prédestine pas l’autre. S’il en a été quand-même ainsi dans l’Histoire, c’est qu’il y a eu des bénéficiaires qui l’ont voulu. Beauvoir retrace le déroulement typique pour son époque (et pour sa classe) de la vie de la femme. Comment les filles sont-elles programmées pour être ce que la société entend par « femme » ? Comment ressentent-elles cette programmation ? Pourquoi l’institution du mariage, que Beauvoir rejette, favorise-t-elle la prostitution ? Quelles formes typiques de mauvaise foi la situation de la femme entraîne-t-elle ? Pour la libération, deux conditions sont surtout indispensables : le contrôle des naissances et l’indépendance économique par la participation de la femme au travail salarié. Beauvoir, qui dépasse dans ce livre sa philosophie idéaliste en direction d’un marxisme fondé dans l’existentialisme – à côté de Hegel, Husserl et Heidegger, elle puise aussi dans Marx, Engels et Bebel –, croit qu’un socialisme digne de ce nom sera le plus prêt à en offrir les conditions. Elle se trouve dans ce que Jean-François Lyotard allait désigner trente ans plus tard comme « métarécit » (Lyotard 1979).

 

Qu’est-ce qui était nouveau en 1949 ?

Cette foi dans le progrès, typique de son temps, qui se manifeste également dans l’admiration de l’homo faber, est l’élément qui, selon moi, est considéré aujourd’hui surtout comme dépassé. Mais pour donner à l’œuvre de Beauvoir la place qui lui convient, il faut aussi et surtout souligner ce qui était absolument nouveau en 1949. En séparant le sexe biologique du rôle social, Beauvoir définit ce qui, plus tard, sera nommé « gender » (« genre »), c’est-à-dire le concept de la femme comme construction sociale – en général, on attribue ce concept à la recherche nordaméricaine des décennies plus tard (par exemple encore par Hof 2003, 331). Il en est de même pour l’opposition, dans la recherche sur le genre, du Même et de l’Autre, de sujet et d'objet (cf. ibid.). Beauvoir est la première à s’approcher de la relation entre les sexes de manière systématique, en tant que philosophe, mettant à contribution de nombreuses autres disciplines – biologie, psychanalyse, anthropologie, histoire, sociologie etc. – c’est-à-dire qu’elle pratique une pluridisciplinarité, ce qui est aujourd’hui requis quand on demande des fonds pour la recherche sur le genre, en tout cas en Allemagne.

À côté de la critique des mythes, elle fournit aussi les premiers exemples d’une critique littéraire féministe dont on attribue également à tort la création aux Nordaméricaines4. Elle thématise sans détour la sexualité, l’avortement, l’homosexualité et la prostitution et montre que le privé est politique – avant que cette phrase ne devînt un slogan. Ce faisant, elle brise un tabou et suscite un scandale en mai 1949 lorsque le chapitre sur l’initiation sexuelle de la femme sortit en prépublication dans Les Temps modernes5. Elle avait parlé de quelque chose que l’on n’évoquait alors que par allusions dans la sphère privée. Ainsi, elle introduisit ces problèmes dans le discours publique et les rendit de cette façon négociables.

 

La réception aux États-Unis

Mais pas tout de suite. En effet, malgré le scandale, il semble que le livre a d’abord été lu assez peu : sa terminologie philosophique et son ampleur le rendaient indigeste pour beaucoup. Aux États Unis, par contre, où le mouvement féministe était en avance, il a connu une réception plus intense. Si l’on a attribué certaines trouvailles de Beauvoir à des Nordaméricaines, c’est qu’elles ont été reprises sans indication de leur origine dans des publications qui ont diffusé vingt ans plus tard le féminisme à travers la planète6. Lors de mon colloque de 1999, une intervenante posa la question à Kate Millett. Elle répondit assez habilement : « It was a revelation ! How could it have been a source ? » (Galster 2004c, 16). Pendant que les idées de Beauvoir, transmises par les Nordaméricaines, retournaient en France, où elles ont influencé des figures importantes du MLF des années soixante-dix, il y eut au même moment des approches opposées se basant sur des fondements complètement distincts, à partir desquelles Beauvoir et le féminisme égalitaire qu’elle a inspiré ont été jugés datés ou même nuisibles à la cause des femmes (voire de l’humanité). Je parle des théories d’Hélène Cixous, de Luce Irigaray et de Julia Kristeva que l’on a réunies aux États-Unis, où une nouvelle génération d’universitaires leur ont réservé une réception euphorique, sous l’étiquette douteuse « French Feminism ». Bien que leurs approches diffèrent entre elles, elles convergent dans une critique de la rationalité fondée sur la psychanalyse. On parle aussi de poststructuralisme. J’ai analysé ailleurs de manière détaillée ces approches (Galster 1999b) et ne tiendrai compte ici, en résumant à l’extrême, que de ce qui concerne leur relation à la théorie de Beauvoir.

 

Une philosophie mâle ?

Hélène Cixous se joint à Jacques Derrida pour critiquer une pensée qui procède par oppositions binaires parce qu’elle génère une hiérarchie : le premier élément se constitue à l’aide de ce qu’il exclut comme son autre. Toutes les oppositions relèvent de celle, fondamentale, de « homme vs femme ». La femme est l’élément évincé, elle garantit que le système fonctionne. On ne peut pas supprimer le système, seulement le déstabiliser. À cet objectif sert l’écriture féminine créée par Hélène Cixous dans laquelle l’organisation pulsionnelle spécifique de la femme est supposée se refléter. Elle dissout l’univocité « logocentrique » en polysémie, indécidabilité. On peut aussi parler d’ambiguïté poétique. Luce Irigaray parvient à des conclusions semblables. Dans sa seconde thèse, elle soutient en 1974 que la femme, dans la pensée occidentale, apparaît exclusivement comme miroir de l’homme. L’homme se pose comme absolu, la femme est définie en relation à lui, elle n’est pas un être sui generis. L’antidote d’Irigaray est également l'ambiguïsation, la liquéfaction d’un sens fixe pour laquelle elle utilise cependant d’autres procédés que Cixous.

Tout d’abord, on ne peut ne pas voir une ressemblance avec l’appareil conceptuel de Beauvoir duquel Cixous et Irigaray se sont sans aucun doute fort inspirées. En effet, Beauvoir avait vu clairement le statut d’objet qu’occupe la femme dans la pensée de l’homme. L’homme est celui qui définit et projette sur la femme tout ce qu’il a décidé de ne pas être, écrit-elle dans Le Deuxième Sexe. Mais voici la différence : elle incite les femmes à ne pas se résigner à ce statut et à se faire à leur tour sujet. Ce faisant, elle ne quitte pas, selon les poststructuralistes, le domaine de la logique de l’identité. Le mécanisme de l’oppression constitué par l’opposition de sujet vs. objet reste intact. Et puisque l’origine de cette logique est attribuée aux hommes, on affirme que Beauvoir, pour qui la rationalité est incontournable, a fondé sa théorie de la libération des femmes sur une philosophie mâle. En ce sens, la quête de l’émancipation signifie chercher la masculinisation.

 

La réception de Beauvoir par Julia Kristeva

Contrairement à Cixous et Irigaray, qui n’ont pas caché leur forte aversion pour Beauvoir7, Julia Kristeva adapte ses prises de position de manière stratégique aux cadres de discours. L’universitaire d’origine bulgare, qui vit depuis le milieu des années soixante à Paris, s’était d’abord consacrée à la pluralisation de sens monologiques en accord avec la déconstruction, mais elle reconnut progressivement dans la psychanalyse un système de connaissance capable d'énoncer des vérités ultimes. Partant de là, elle désigna en 1979 le féminisme, après la « fin des idéologies » – en tant que maoïste, elle avait encore juste adhéré à l’une d’elles –, comme la dernière formation paranoïde qui projette le mal sur des boucs émissaires au lieu de le chercher dans son propre inconscient (Kristeva 1979). Ces derniers temps, elle intronise cependant de plus en plus Beauvoir comme grande prédecesseure dont la théorie serait, il est vrai, dépassée par la sienne. Dès 1997, elle avait organisé un colloque à l’honneur de Beauvoir dont le dixième anniversaire de la mort avait été ignoré à Paris8, puis elle lui dédia sa trilogie Le génie féminin (Kristeva 2002), regrettant cependant en 2003, dans un « surpringly sympathetic talk » (Kruks 2005, 291) devant l’association internationale Simone de Beauvoir, que l’auteure du Deuxième Sexe se soit plus occupée de la situation des femmes que de leur singularité, l’originalité de femmes telles que Colette, Hannah Arendt et Melanie Klein, objets de sa trilogie9. Il était également étonnant (sinon grotesque) que ce fût précisément Kristeva qui organisa le colloque à l’occasion du centième anniversaire de Beauvoir en janvier 200810. Même si elle lui attribua d’être à l’origine d’une « révolution anthropologique » ou d’une « mutation »11 (dont la nature est cependant restée peu claire), elle ne cache pas les conclusions que la psychanalyse doit tirer, à son avis, de la théorie de Beauvoir. L’expression la plus nette en est une conférence qu’elle prononça en novembre 2005 devant l’Unesco (Kristeva 2006). Beauvoir est la représentante d’un « universalisme phallique » qui présuppose un triple déni : le déni du corps féminin, de l’homosexualité féminine et de la maternité. Ce que la philosophe refoule dans son rationalisme, Kristeva, qui entretient depuis 1979 aussi un cabinet de psychanalyste, le découvre dans ses textes littéraires comme subtexte dans lequel se manifeste l’inconscient : presque la reconnaissance de la différence des sexes. On songe du coup à ceux qui attestaient à l’athée déclaré Sartre que derrière ses déclarations se montrait un christianisme refoulé (cf. Böhme 1981). Le « recent turn to Beauvoir » de Kristeva constaté aux États-Unis (PMLA, janvier 2009, 224) a d’ailleurs eu une suite. En mars 2010 elle a organisé un colloque sur « Beauvoir et la psychanalyse » avec des diagnostics approfondis (Bras/Kail 2011).

 

La réception de Beauvoir par Judith Butler

Alors que les approches déconstructionnistes de Kristeva et d’Irigaray ont cédé le pas, sous l’influence de la psychanalyse, à un féminisme de la différence ou un « essentialisme maternaliste »12 qui entend fonder une nouvelle éthique de l’intersubjectivité sur la maternité13, la déconstruction revint des États-Unis à Paris sous la forme de la théorie de Judith Butler. Que le livre culte Gender Trouble ait fini par être traduit en français avec un retard de quinze ans en 2005 n’est pas dû à l’initiative des féministes critiqués par Kristeva, mais à des sociologues masculins intéressés par la queer theory14. La théoricienne du genre, probablement toujours la plus influente au niveau mondial, a lu et Beauvoir et Sartre. Dans un numéro-hommage de Yale French Studies publié en 1986 à la mort de Beauvoir, elle signala en particulier l’utilité du concept du corps de Beauvoir. Le corps en tant que partie de la situation dans laquelle le sujet est placé, mais qu’il dépasse dans l’action et, ce faisant, interprète, devait intéresser Butler dont la requête fondamentale est de dissoudre la dualité des sexes. Il est vrai qu’elle a mal entendu l’approche de Beauvoir en supposant que le corps, dans Le Deuxième Sexe, est déjà entendu comme effet de discours15. Butler reconnut son erreur et, en conséquence, prit ses distances par rapport à Beauvoir dans Gender Trouble16. La position de Butler, qui considère le sexe biologique comme produit de l’acte performatif qui le construit, prête cependant à la controverse. Celles qui insistent sur la matérialité du corps se rapprochent, ce faisant, de Beauvoir, pour qui le corps est donné et matériellement résistant, mais quand-même interprétable, ce qui la met dans une position moyenne entre un déterminisme pour qui l’anatomie est le destin17 et la déconstruction qui contourne la production d’identité et qui, du point de vue sociopolitique, entraîne peu de conséquences18.

 

Race, classe, genre

Comme la théorie de Judith Butler, le féminisme intersectionnel qui s’est constitué dans les années quatre-vingt dans le cadre des Cultural Studies, féminisme qui combine la problématique du genre avec d’autres différences telles que la « race » et la classe sociale, a été longtemps ignoré en France. Selon l’état des lieux établi par Sonia Kruks, aux États-Unis on a aussi reproché à Beauvoir que son féminisme ne tienne compte que des femmes blanches, hétérosexuelles et de la classe moyenne en laissant toutes les autres de côté (Kruks 2005, 289). En réalité, Beauvoir consacre en 1949 non moins qu’un chapitre entier à la lesbienne en désignant la préférence sexuelle de cette dernière, au grand dam de la critique et sans états d’âme, comme « choix situé » alors qu’en 1975 quarante-deux pour cent de la population française considérèrent l’homosexualité encore comme maladie (cf. Galster 2004c, 16 et Tidd 2007). L’aspect de la classe joue également un rôle dans son livre situé entre existentialisme et marxisme quand elle désigne, par exemple, les femmes de la bourgeoisie comme « parasites » ou la robe du soir comme « livrée de classe ». Sur l’avortement, elle montre nettement les possibilités dont disposent les femmes des milieux aisés comparées à celles des employées, des secrétaires, des étudiantes, des ouvrières ou des paysannes lors d’une grossesse non désirée (Beauvoir 1976, II, 336 sqq.). Que la relation entre sexe et classe soit conçue par Beauvoir de manière si innovatrice qu'on en vienne également ici à parler du non respect d’un tabou, c’est ce qu’a montré encore assez récemment le sociologue Lothar Peter de l’Université de Brême (Peter 2009). Il est évident cependant que les différences revendiquées par les féministes de l’ainsi dite Third Wave ne se trouvent pas au premier plan dans son livre. Selon la littérature qui lui était accessible (si jamais une autre existait déjà à l’époque) et conformément à son propre champ d’expérience, Le Deuxième Sexe concerne effectivement surtout des femmes de la bourgeoisie moyenne et plus élevée19. Celles qui cherchent depuis quelques années à établir la théorie intersectionnelle en France20 auraient pourtant intérêt à examiner le concept de situation de Beauvoir car il permet de penser simultanément des conditionnements différents sans tomber dans l’essentialisme. C’est une recommandation partagée par la chercheuse nordaméricaine connue Joan Scott21.

 

Beauvoir postmoderne ?

Indépendamment des théoriciennes du gender qui contestent Beauvoir, un certain nombre de philosophes des pays anglophones cherchent à placer l’auteure du Deuxième Sexe à la pointe du progrès, parfois un peu violemment il est vrai. Ainsi Ruth Evans s’efforce de considérer le livre de Beauvoir comme une œuvre postmoderne avant la lettre parce qu’elle se sert de sources hétérogènes (Evans 1998 ; peut-être aussi Deutscher 2008). Beauvoir s’appuie effectivement à la fois sur la philosophie dialectique de l’histoire de Hegel et le structuralisme (anhistorique) de Lévi-Strauss, ce qui n’a pas échappé à Françoise Héritier ou à Lothar Peter22, mais on méconnaît la pensée de Beauvoir en jugeant que, ce faisant, elle aurait consciemment voulu éviter la clôture et choisi comme fondement le différend (dans le sens de Lyotard). Beauvoir participe à un « grand récit » et si ses sources sont éclectiques, c’est qu’elle était pressée. Encore plus grotesque est l’affirmation que le concept prétendument négatif du corps féminin chez Beauvoir (stigmatisé par Kristeva et d’autres) serait une citation ironique du phallogocentrisme, c’est-à-dire de la rationalité démasquée comme mâle, ce qui la rapprocherait de l'Irigaray première manière (aussi Evans 1998). Dans certains cas il semble que l’objectif des auteures serait moins de rendre justice à l’œuvre de Beauvoir que de se montrer elles-mêmes à la hauteur du débat théorique23.

 

Beauvoir contre Sartre

D’autres publications venant du domaine anglo-américain se proposent de prouver l’autonomie philosophique de Beauvoir par rapport à Sartre. En effet, Beauvoir était considérée longtemps comme « disciple » de Sartre, conformément au schéma de perception culturelle démasquée par elle-même dans Le Deuxième Sexe. Dans son état des lieux, Sonia Kruks va même jusqu’à parler d’une renaissance de la recherche sur Beauvoir qui aurait été décisive pour un tournant vers le « post-poststructuralisme » (Kruks 2005, 290)24. Les différences les plus importantes signalées dans ces publications se rapportent aux concepts de l’intersubjectivité, de la liberté et de la situation. On apprend que, contrairement à Sartre, pour qui les autres seraient l’enfer, l’intersubjectivité n’aboutirait chez Beauvoir pas forcément à l’aporie. Debra Bergoffen et Fredrika Scarth lui attribuent une « éthique de la générosité » dont elles localisent le point de départ, entre autres, dans le corps maternel : on se demande bien ce qui distingue Beauvoir encore de l’Irigaray deuxième manière, à laquelle elle est du reste rapprochée explicitement, ou de Kristeva25. Le concept de liberté qui se trouve à la base du Deuxième Sexe – je continue mon résumé – serait plus restreint et celui de situation plus concret que chez Sartre parce que, dans son œuvre, elle se tournerait de l’ontologie vers la sociologie, l’histoire et la politique26. Au total, Beauvoir paraît, comparée à Sartre, moins pessimiste et moins idéaliste.

J’ai déjà pris position en 1997, dans la revue allemande Feministische Studien, sur cette tendance qui, depuis, s'est apparemment renforcée. Si l’on se limite à la comparaison avec la philosophie de Sartre (et laisse le corps maternel de côté), les auteures commettent l’erreur de se référer à des œuvres qui appartiennent à des époques différentes. En effet, elles mettent exclusivement à contribution L’Être et le Néant paru en 1943 comme achèvement une pensée initiée dans les années trente, alors que Beauvoir conçut Le Deuxième Sexe dans la seconde moitié des années quarante. Or, après la Libération, lorsque le PCF obtint l’hégémonie intellectuelle, il y eut une évolution rapide du débat, et Sartre quitta sa philosophie idéaliste aussi bien que Beauvoir en faveur d’un marxisme fondé sur l’existentialisme qui se manifestait dans ses écrits avant la publication, en 1960, de sa seconde œuvre philosophique principale, Critique de la raison dialectique. Sans vouloir réinstaller Beauvoir dans sa position d'épigone27, il faut constater que leur évolution a été dans une large mesure parallèle. Ainsi Beauvoir, dans l’année même où parut L’Être et le néant, mit encore en exergue de son premier roman, L’Invitée, la phrase de Hegel « Toute conscience poursuit la mort de l’autre ». Dans le roman suivant paru en automne 1945, il est au contraire question de solidarité – au même moment où Sartre, dans sa fameuse conférence « L’existentialisme est un humanisme », formula une sorte d’impératif catégorique en affirmant que la liberté exigée pour soi implique que l’on prend également celle des autres pour but (Sartre 1996, 70). Tous deux se demandent à cette époque instamment comment une intersubjectivité non conflictuelle peut être fondée philosophiquement. C'est dans ce contexte que surgit le concept de « générosité » emprunté à Descartes qui doit les tirer du pétrin28. Alors que les philosophes mentionnées l’attribuent exclusivement à Beauvoir, Sartre s’en sert au même moment dans sa théorie littéraire29. Mais tant que la dialectique du maître et de l’esclave hégelienne reste le fondement de leur pensée sur l’altérité, l’aliénation par l’autre ne peut pas être dépassée30, même si dans certains passages du Deuxième Sexe surgit l’utopie d’une reconnaissance mutuelle entre sujets (par exemple, dans Beauvoir 1972, I, 238).

Dans son autobiographie, Simone de Beauvoir a pris elle-même en 1963 ses distances par rapport à ce fondement en écrivant qu’elle prendrait, dans le premier volume, une position plus matérialiste, si elle devait récrire l’œuvre. Et elle continue : « Je fonderais la notion d’autre et le manichéisme qu’elle entraîne non sur une lutte a priori et idéaliste des consciences, mais sur la rareté et le besoin […] » (Beauvoir 1963, I, 267). Trois ans auparavant avait paru la Critique de la raison dialectique de Sartre où la rareté joue un rôle central. L’essai La Vieillesse que Beauvoir publia en 1970 et qui est considéré comme travail pionnier en ce domaine semble être fondé sur cette théorie. En accord avec l’autocritique appliquée au Deuxième Sexe, ce nouveau livre a été écrit dans une perspective surtout économique et sociologique. J’oserai l’affirmation peu orthodoxe que des économes et des sociologues de profession l’auraient mieux réussi alors que, sans le fondement philosophique du Deuxième Sexe, des travaux comme ceux de Cixous, Irigaray ou Butler auraient été plus difficiles à réaliser, même si les thèses des ces auteures contredisent celles de Beauvoir, comme je l’ai montré plus haut. En ce qui concerne l’intersubjectivité conflictuelle, elle ne peut d’ailleurs être dépassée que provisoirement dans le cadre plus matérialiste, à savoir lorsque des individus forment spontanément un groupe pour lutter contre une menace venant de l’extérieur (Sartre 1960, 381 sqq.). Alors que Beauvoir pensa en 1963 encore que l’évolution de la condition féminine dépendrait de l’avenir du travail dans le monde (Beauvoir 1963, I, 267), elle se joignit dans les années 1970 aux féministes du MLF que l’on pourrait éventuellement considérer comme une sorte de groupe en fusion, nom donné par Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, à ce « nous » toujours précaire.

 

Beauvoir aujourd’hui

Après ce tour à travers les théories, je reprends la question de la valeur du Deuxième sexe soixante ans après sa parution. On a vu par le jugement de Beauvoir elle-même dans quelle mesure les appréciations dépendent du lieu à partir duquel elles sont prononcées. À quel degré la théorie de Beauvoir est dépassée, à cette question chacune ou chacun doit répondre en fonction de ses propres présupposés. Il est plus facile de chercher à connaître l’actualité de certains sujets qu’elle a traités. Un certain nombre n’est plus actuel ou l’est moins qu’en 1949 parce que les exigences principales qui, selon Beauvoir, étaient incontournables pour l’égalité des femmes ont été remplies : le contrôle des naissances et la participation des femmes au travail salarié. Après l’ainsi dite « révolution sexuelle », la pilule et la loi sur l’avortement pour laquelle Beauvoir a lutté31, les femmes ne sont plus condamnées à l’immanence. Elles ont aussi une relation plus décontractée à leur corps et à la sexualité si bien qu’il est difficile pour elles de comprendre le trauma qu’ont signifié pour les femmes des générations antérieures la menstruation et la sexualité ; la description des nuits de noces dans Le Deuxième Sexe semble venir, a-t-on dit, d’une époque longtemps révolue32. Il faut cependant corriger la critique qui vise la conception de la maternité dans le livre de Beauvoir, critique formulée non seulement par des psychanalystes comme Kristeva sinon aussi par des sympathisantes, même s’il y a certaines contradictions entre le premier et le deuxième livre qui sont probablement dues à la rapidité de la rédaction. À cause de la manière dont elle décrit la grossesse, l’accouchement et l’allaitement, on a supposé qu’elle était par principe contre la maternité et du reste une naturaliste qui met la femme plutôt du côté du monde animal. L’erreur consiste à ne pas distinguer la description de processus purement physiologiques, qui font partie de la situation, de l’interprétation de cette situation par l’individu, et à supposer que des observations relatives à une époque sans contrôle de naissance efficace soient aussi valables pour l’actualité. Selon les circonstances, la maternité peut, d’après Beauvoir, on l’a dit, être une expérience agréable ou désagréable33. On ne se méprend pas en affirmant qu’une maternité consciemment choisie, comme elle peut l’être aujourd’hui, et une éducation dans le sens d’un projet basé sur des valeurs et visant l’avenir peuvent tout à fait être considérées comme activités créatrices et donc justifiantes dans le sens de la philosophie de Beauvoir et l'on devrait renoncer à la réduire à sa réception schématique de Hegel à travers Kojève dans le premier tome. Précisément parce qu’elle croit que la formation d’êtres humains est la tâche la plus délicate qui soit, elle réclame la participation des femmes dans l’économie, la politique et la société pour leur permettre de contribuer à construire la réalité qui sera celle de leurs enfants. Que le message de Beauvoir en ce sens est beaucoup plus complexe qu’on le suppose en général et que la recherche n’en a pas suffisamment tenu compte, c’est ce qu’a signalé encore il y a peu d’années l’historienne Yvonne Knibiehler, la grande spécialiste de l’histoire de la maternité en Occident (Dubesset/Thébaud 2007). Pour beaucoup de femmes, il est entretemps possible d’être salariées34 et d’avoir des enfants, d’où le problème de la double charge que Beauvoir était loin d'ignorer35, mais qu’elle n’approfondit pas, parce qu’en 1949 il s’agissait d’abord de faire participer les femmes au travail salarié et de les rendre ainsi indépendantes sur le plan économique. Bien qu’elle consacre au travail domestique beaucoup de pages36, il faut admettre du reste que Le Deuxième Sexe a été rédigé par une écrivaine qui vivait à l’hôtel et mangeait au restaurant, bref : qui évitait tout ce qui pouvait l'empêcher d’écrire. Et même si elle avait contracté le mariage bourgeois qu’elle envisageait des années durant avant d’apprendre subitement, par des tiers, que le candidat épousait une autre37, elle aurait eu une bonne. Pour le partage de travail salarié et non salarié à l’intérieur du couple, Le Deuxième Sexe ne se prête pas comme ouvrage de référence.

Le refus du mariage et l’idée d'une relation non exclusive des deux côtés correspondent davantage aux mœurs actuelles, même si Beauvoir érige en norme ce que Sartre lui avait imposé d’une certaine façon. Plusieurs générations de couples non seulement français ont pris pour modèle le couple intellectuel Sartre-Beauvoir (cf. Galster 2005b). A-t-il aidé les femmes à s’émanciper ? Certaines pensent que la théorie aurait aussi servi aux hommes à légitimer leur infidélité (par exemple, Françoise Chandernagor 1998).

Lors du colloque à l’occasion du centième anniversaire à New York University, Yvette Roudy signala que Beauvoir n’avait pas abordé certains sujets tels que l’inceste, l’excision, le harcèlement sexuel, la pédophilie ou la parité en politique parce que, à l’époque, ils n’étaient pas encore actuels (Roudy 2009). Quant à l’excision, Beauvoir n’aurait certainement pas compté parmi celles qui se retiennent dans leur jugement parce qu’elles considèrent les droits de l’homme comme particularisme européen et leur imposition comme impérialisme occidental38. Dans le cas de la parité en politique, qui a dominé le débat féministe des années 1990, on peut douter comment elle aurait voté. Alors que Sartre, jusqu’à la fin de sa vie, est resté fidèle à la devise « Élections, piège à cons ! » – c’est-à-dire il contestait la démocratie représentative –, Beauvoir soutint après la mort de Sartre de manière officielle le PS et conseilla Yvette Roudy. Mais aurait-elle préconisé la modification de la Constitution selon laquelle les partis politiques sont obligés de nommer autant de candidates femmes que de candidats hommes pour les élections ? Beaucoup d’universalistes étaient contre parce que de cette manière la différence entre les sexes était inscrite dans la Constitution. On peut penser que Beauvoir aurait eu une décision pragmatique comme l’historienne Michelle Perrot qui, à l’instar de la majorité des historiennes et sociologues féministes, a recueilli l’héritage de Beauvoir39 : elle aurait voté pour la parité sans pour autant passer au féminisme de la différence40 et invité à réviser et historiciser le concept d’universalité (cf. Perrot 1997, 135).

Même si Le Deuxième Sexe est peu cité en France41, Beauvoir est omniprésente quand il est question du genre : on se définit dans son sens ou contre elle. Cet antagonisme se montre à Paris en particulier dans les interventions de deux philosophes qui, en tant qu’épouses d’hommes politiques, sont très présentes dans les médias : Élisabeth Badinter, épouse du ministre de la justice Robert Badinter qui incita Mitterrand à supprimer la peine de mort, et Sylviane Agacinski, épouse du Premier Ministre Lionel Jospin qui proposa la modification de la Constitution en faveur de la parité à Jacques Chirac, à l'époque Président de la République. Badinter se définit comme égalitariste qui continue l’œuvre de Beauvoir – dans son premier livre, elle approfondit la démystification de l’amour maternel commencé par Beauvoir (Badinter 1980)42 – alors qu’Agacinski défend un essentialisme maternaliste semblable à celui de Kristeva et Irigaray et critique volontiers Beauvoir43. Dans le débat sur la parité, elles ont défendu, de manière tranchée, les positions opposées qui correspondent à leurs présupposés44. Elles se sont manifestées aussi par rapport à d’autres questions débattues ces derniers temps en France. Ainsi Sylviane Agacinski conteste violemment l’homoparentalité alors que Badinter est pour. Agacinski avance que l’humanité est par nature hétérosexuelle et seulement face à des parents mixtes l’enfant reconnaît ses propres limites (Agacinski 1998, 136). Badinter affirme, par contre, qu’un enfant a plus de chances d’être aimé par de bons parents homosexuels que par de mauvais hétérosexuels (Badinter 2010b). Leurs opinions diffèrent aussi dans le débat à propos de la prostitution et de la gestation pour autrui. Alors qu’Agacinski met en garde contre la marchandisation du corps et considère les mères porteuses comme esclaves45, Badinter soutient que chaque femme doit pouvoir disposer de manière autonome de son corps46. Les débats ne passent pas seulement par les médias : les deux philosophes sont aussi consultées, en tant qu’expertes, par des commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat, si bien que leurs positions entrent immédiatement dans la formation de l'opinion par les député-e-s et sénateurs/sénatrices lors de projets de loi47. Il n’est d’ailleurs pas sûr que Badinter coïncide vraiment toujours avec l’esprit de Beauvoir48.

Ce qui est sûr, par contre, c’est que cet esprit continue à être présent en France. Certains éléments du Deuxième Sexe peuvent être dépassés, mais le texte contient un potentiel qui n’est pas encore épuisé. C’est pourquoi il vaut la peine, pour les chercheur-e-s sur le genre, de lire enfin ce livre, mais la lecture est aussi rentable pour les autres. Car Le Deuxième Sexe fait partie de la préhistoire de la liberté précaire que, pour le moins, les femmes des pays industrialisés ont gagnée aujourd’hui49.

 

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Notes

1 Je m’appuie sur Galster 2004a. Des versions plus étoffées se trouvent dans Galster 2003 ou Galster 2007, 159-182.

2 C’est pourquoi il est erroné de prétendre que, à cause de l’importance de la reproduction en tant que « handicap » pour réaliser la liberté, Beauvoir serait une naturaliste qui s’ignore, comme certaines ne cessent d’affirmer.

3 Dans son état des lieux, Inge Stephan (2000, 80) cite un passage assez semblable de la Dialektik der Aufklärung d’Adorno et Horkheimer, livre paru deux ans avant celui de Beauvoir. La ressemblance relève-t-elle du fait que les deux ouvrages – Beauvoir dans la lecture de Kojève (cf. Lundgren-Gothlin 1996, 78) – puisent dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel ? Le passage se trouve dans le fragment « Mensch und Tier » (l’être humain et l’animal) à la fin du livre (Horkheimer/Adorno 1971, 221). À ma connaissance, une comparaison n’a pas encore été faite.

4 Dans mon colloque de 1999 sur Le Deuxième Sexe, Susan R. Suleiman signala l’une des raisons. Dans l’édition de la coll. « Idées » qu’utilisèrent beaucoup de chercheures, ces chapitres étaient supprimés (cf. Galster 2004c, 238).

5 Cf. Galster 1999c. J’ai rassemblé les réactions dans la presse française entre 1949 et 1951 dans une anthologie (Galster 2004b).

6 Sur le va-et-vient transatlantique de la théorie féministe entre la France et les États-Unis entre 1947 et 2000 cf. Galster 2007, 217-230 (d’abord 2004 sur la base d’une conférence de 2002 ; cf. aussi Galster 1999a, 13-14).

7 Pour Cixous voir Galster 1997a ; pour Irigaray voir son article nécrologique dans le journal allemand Die Tageszeitung (taz) du 19 avril 1986. (La rédaction s’était apparemment trompée d’adresse.)

8 Voir mon compte rendu du colloque (Galster 1997b).

9 Voir mon compte rendu (Galster 2005a, 757).

10 On laissera ici de côté les circonstances de la petite histoire qui y ont donné lieu. La fille adoptive de Beauvoir, qui n’ignore pas la position de Kristeva, posa comme condition la participation des égalitaristes critiquées par elle (lettre de Sylvie Le Bon de Beauvoir à Ingrid Galster du 15 mars 2007).

11 Dans les actes du colloque (Kristeva et al. 2008, 11), dans Kristeva 2008 ou dans l’émission radiophonique « Les vendredis de la philosophie » du 4 janvier 2008 sur France Culture. Traduction anglaise dans PMLA, janvier 2009, 226-230.

12 Le terme est de Nancy Fraser (Fraser 1992, 19) et vise Kristeva, mais vaut aussi pour Irigaray. Il n’y a qu’en Allemagne que l’on considère Kristeva comme « figure de proue des études sur le genre » (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20 juin 2008).

13 Pour Kristeva, devenue mère en 1975, l’amour maternel est le fondement de toutes les relations d’amour, de la caritas chrétienne et des droits de l’homme (Clément/Kristeva 1998, 94). Pour le tournant essentialiste d’Irigaray cf. Galster 1999b, 594.

14 C’est le sociologue Éric Fassin qui a préfacé Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (La Découverte, 2005).

15 « Revealing the natural body as already clothed, and nature’s surface as cultural invention, Simone de Beauvoir gives us a potentially radical understanding of gender » (Butler 1986, 49).

16 Butler 1990, 111 sqq. Il est vrai que, sans aller aussi loin que Butler, Beauvoir analysa, selon Anne-Marie Sohn, la mise en scène du corps à l’aide de la mode déjà à un moment où personne n’eut l’idée de le faire (cf. la contribution de Sohn dans Galster 2004c, 375).

17 Ainsi de manière explicite Antoinette Fouque (cf. Galster 1999b, 597) de laquelle Kristeva et Irigaray ne se trouvent plus très éloignées aujourd’hui.

18 C’est ce qu’affirment, par exemple, les philosophes Françoise Collin (cf. Galster 1999b, 600) et Geneviève Fraisse (Fraisse 2007, 120). Sonia Kruks a signalé dès 1992 la position moyenne de Beauvoir (Kruks 2005, 290). Je n’ignore pas que, réagissant à la critique, Butler a progressivement retouché son approche et que ces derniers temps elle s’intéresse de plus en plus aux droits de l’homme. Savoir sur quels présupposés philosophiques Butler entend fonder une éthique ne semble cependant pas encore clair (ib. 309).

19 Ce qui n’empêchait pas Beauvoir de consacrer un chapitre entier aux prostituées. À l’une d’elles, elle avait donné la parole auparavant dans Les Temps modernes (numéros de décembre 1947 et janvier 1948), ce qui a été stigmatisé dans la presse communiste, par Dominique Desanti, comme « romantisme de la fosse d’aisance » (cf. Galster 2004c, 16).

20 Surtout la philosophe Elsa Dorlin (cf. Dorlin 2009).

21 Quand elle écrit que l’approche de Beauvoir permet de penser dans l’égalité des differences de sexe, de sexualité, de race ou d’ethnie (Libération, 20 janvier 1999). Mona Ozouf signale elle aussi des issues pour sortir de la fausse alternative entre universalisme et communautarisme (Ozouf 2009, 240 sqq.) dans lesquelles je crois reconnaître des traits de la pensée de Beauvoir.

22 Françoise Héritier dans sa contribution dans Galster 2004c, 107 et Peter 2009, 111.

23 Il en est de même pour Raynova (1999) ou Pelz (2007) qui voit, dans la co-présence d’éléments abstraits et concrets chez Beauvoir, de l’hybridité en tant que marque du postmoderne (si je comprends bien le compte rendu du livre par Lieselotte Steinbrügge dans Der Tagespiegel, 9 janvier 2008) alors qu’elle est due à son approche phénoménologique.

24 Je me limite ici au Deuxième Sexe. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de montrer quelles formes grotesques peut prendre la « réhabilitation » imposée à Beauvoir quand Sartre est désigné de manière explicite comme le plagiaire de Beauvoir ou quand la biographe de Beauvoir prétend que cette dernière, pour un sujet donné, lui aurait fourni la plupart du temps un plan écrit ou un exposé oral et qu’il n’aurait eu qu’à écrire ce qu’elle lui avait soufflé (cf. Galster 2007, voir dans l' index sous « Bair » et « Fullbrook »). Ici semble effectivement se montrer la paranoïa attribuée aux féministes par Kristeva ou bien la recherche d’une originalité à tout prix.

25 Cf. le résumé des études de Bergoffen et de Scarth dans Kruks 2005, 304-306. Je me limite à ces travaux.

26 Cf. Moi 1995, 244 : « Sans ce glissement de l’ontologie sartrienne à la sociologie et la politique, Le Deuxième Sexe n’aurait pas vu le jour. » Pour le livre de Moi dans son ensemble voir mon compte rendu paru dans la revue Lendemains n° 94 (1999) pp. 146-149 (repris dans Galster 2007, 269-274).

27 J’ai montré dans Galster 2008 que c’est Beauvoir qui a impulsé la théorie de l’engagement établie par Sartre.

28 Cf. les Cahiers pour une morale publiés après la mort de Sartre ainsi que l’entrée « intersubjectivité » de Daniel Giovannangeli dans le Dictionnaire Sartre (Champion 2004).

29 Cf. par exemple : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur. » (Sartre 2001, 67)

30 La lecture de Hegel par Judith Butler (Subjects of Desire, 1999), selon laquelle l’acte d’être soumis implique en même temps que l’être soumis devient sujet, n’aurait pas suffi au principe de non-contradiction défendu par Beauvoir et Sartre (cf. Löchel 2002).

31 En signant en 1971 avec son prestige mondial le manifeste des 343 femmes qui déclarèrent avoir avorté lorsque l’avortement était encore un délit ; en prenant, en 1972, en tant que présidente de l’association Choisir, le parti de la mère qui avait aidé sa fille violée à avorter et fut inculpée pour cela à Bobigny, etc.

32 Cf. l’article de Barbara Vinken dans Die Tageszeitung (taz), 9 janvier 2008.

33 « Grossesse et maternité seront vécues de manière très différente selon qu’elles se déroulent dans la révolte, dans la résignation, la satisfaction, l’enthousiasme. » (Beauvoir 1976, II, 343) Voir aussi Galster 2000 et Daigle dans Kristeva et al. 2008, 174, note 13.

34 Encore qu’elles n’ont pas les mêmes chances sur le marché du travail et qu’elles ne touchent pas un salaire égal pour un travail égal (cf. Maruani 2009). On a pu s’étonner d’ailleurs que le pourcentage des femmes salariées en 2006 était légèrement plus élevé en Allemagne qu’en France, bien que les conditions de la garde d’enfants soient beaucoup plus favorables en France.

35 Quand elle écrit : « il est actuellement fort difficile de concilier travail et maternité » (Beauvoir 1972, II, 329).

36 Dans le chapitre « La femme mariée ». Le sujet du travail domestique a été développé, sur un fondement matérialiste, par la sociologue Christine Delphy (qui a créé en 1977 avec Beauvoir et d’autres la revue Questions féministes), alors que Beauvoir a abordé le sujet plutôt en philosophe (cf. Delphy 1984).

37 Ce qui est plus évident dans les Cahiers de jeunesse (Gallimard, 2008) que dans l'autobiographie.

38 Cf. Galster 1999b, 601. Judith Butler soutient la thèse d’un impérialisme occidental par rapport à la burqa (Butler 2005, 80) et défend, ce faisant, un relativisme qui donne aussi à penser à Geneviève Fraisse (Fraisse 2007, 117).

39 Voir sa belle contribution dans le numéro des Temps modernes sorti pour le centième anniversaire de Beauvoir (Perrot 2008).

40 Une transfuge éminente, dont la parole a du poids, est Simone Veil, qui a fait passer en 1974 la loi sur l’avortement qui porte son nom. Ces dernières années, elle a répété plusieurs fois dans les médias français que tout en se sentant toujours féministe sa longue expérience dans la politique lui aurait montré que le regard que portent les femmes sur le monde serait différent de celui des hommes.

41 Juliette Rennes indique dans Le Monde du 11 janvier 2008 trois raisons possibles. J’ajouterais que le livre a été peu lu et que Beauvoir a eu une influence plus grande à travers son rôle d’intellectuelle vécu en public, avis partagé par Michelle Perrot, née en 1928, qui se manifeste à cet égard en tant que témoin de l’époque (cf. Galster 2007, 229).

42 Trente ans après, en février 2010, elle renouvela ses thèses contre un discours maternel néo-biologiciste (Badinter 2010a).

43 Ce n’est donc pas un hasard que leurs contributions se soient trouvées opposées à la fin des actes d’un colloque dans lequel des intelletuel-le-s connu-e-s avaient discuté, en novembre 2007, sur le thème « Femmes, hommes : quelle différence ? » (Birnbaum 2008, 199-213).

44 Cf. Agacinski 1998 et, pour Badinter, le collectif Le piège de la parité (Hachette 1999).

45 Cf. Agacinski 2009 ainsi que l’entretien avec Dorothée Werner paru dans Elle, avril 2009.

46 Cf. Badinter 2003 et Girard 2009.

47 Les auditions sont retransmises sur LCP/Public-Sénat, les textes se trouvent sur la toile. Lors d’une consultation d’experts à propos du projet de loi sur l'interdiction de la burqa dans des lieux publics, le philosophe Henri Peña-Ruiz signala le 12 novembre 2009 un passage du Deuxième Sexe où Beauvoir soutient que le fait que certaines femmes acceptent leur aliénation (comme on le dirait sans vraiment le savoir) ne légitimerait pas cette aliénation. On a également consulté Élisabeth Badinter (cf. Libération, 9 septembre 2009).

48 Par exemple, lorsque, dans Fausse route, elle reprochait aux féministes françaises d’imposer aux femmes le rôle de victimes au lieu de faire appel à leur autonomie. L’avocate Gisèle Halimi, qui a lutté avec Beauvoir contre la violence faite aux femmes, protesta avec véhémence. Il est vrai que, chez Beauvoir, oppression et liberté sont les deux côtés, difficiles à séparer, de la médaille.

49 Même si le bilan tiré par les ministres de l’égalité espagnole et suédoise paraît moins optimiste (Bibiana Aído et Nyamko Sabuni, « Les femmes d’Europe, toujours le deuxième sexe », Libération, 6 juillet 2009).

 

 Simone de Beauvoirs « Le Deuxième Sexe » soixante ans après.

Deuxième point de vue celui de Julia Kristeva

 

Julia Kristeva, née le 24 juin 1941 à Sliven, 

est philologue, psychanalyste, féministe, et écrivaine française et professeur émérite de l'université Paris VII - Diderot.

 

JULIA KRISTEVA LIT « LE DEUXIÈME SEXE » 60 ans APRES

 

 Publié en 1949, Le Deuxième sexe est aujourd’hui une jeune femme de 60 ans qui a fait scandale mais aussi école: elle marque une étape décisive de l’émancipation féminine et continue à l’accélérer.

 

Essayons de nous placer en cette année 1949. Le monde vient à peine de panser les plaies de la deuxième guerre mondiale, et voici qu’une aristocrate française, d’éducation catholique et de moeurs libertaires, douée d’une détermination philosophique, d’un talent pédagogique et d’un style sans précédent annonce aux lecteurs médusés que le deuxième sexe est libre. Certes, elle prévient tout de suite que « la femme libre est seulement en train de naître » (DEUXIÈME SEXE, II 641), et cela reste encore le cas aujourd’hui. Mais c’est déjà un phénomène mondial et qui n’a pas fini de produire ses effets, puisqu’il s’agit d’une véritable révolution anthropologique : je dis bien « révolution anthropologique » car, au-delà du libre choix de la maternité et du droit à la parité sociale, économique, politique, c’est une nouvelle façon d’assurer la continuité de l’espèce humaine, accompagnée d’une courageuse définition de la transcendance comme liberté. Que devient l’humanité si la naissance, la liberté et le spectacle sont aux mains des femmes ? Obscurantistes, intégristes et puritains de tous bords s’en effraient et crient au scandale. Et si l’avenir ainsi ouvert – avec ses risques – accueillait et proposait de nouvelles chances ?

 

Cette révolution anthropologique se préparait depuis la nuit des temps, les suffragettes anglaises l’avaient inscrite dans l’agenda politique, les mouvements féministes après mai 1968 allaient l’approfondir. Mais elle prit conscience de son ampleur et se mit à embraser la planète, grâce à l’expérience et à la plume de Simone de Beauvoir.

 

Née en 1908, morte en 1986, Simone de Beauvoir est en 1949 une philosophe et une écrivaine reconnue, qui fait scandale : elle a déjà publié L’Invitée, Pyrrhus et Cinéas, Le Sang des autres, les Bouches inutiles, Tous les hommes sont mortels, Pour une morale de l’ambiguïté, l’Amérique au jour le jour. Avec Sartre et dans le sillage de l’existentialisme naissant, dont elle décrira la genèse intime dans Les Mandarins (1954), Simone de Beauvoir poursuit une expérience personnelle et politique ainsi qu’une pensée philosophique dont le thème central et l’objectif absolu est la liberté, qu’elle comprend comme une révolte et un non-consentement. Il est important d’y insister aujourd’hui, en ce début de troisième millénaire où les mots liberté, révolte, et non-consentement tendent à disparaître au profit de ceux qui reflètent le monde globalisé : peur, sécurité, adaptation, ou intégration.

 

La « liberté » est au cœur de la vie et de l’œuvre de celle que la presse hostile appelle dédaigneusement « la sartreuse ». La liberté de Mme Roland qui savait que « beaucoup de crimes sont commis en son nom », et dont Simone de Beauvoir décline les risques dans Pour une morale de l’ambiguïté, qui pointe la fascination des existentialistes pour le communisme, avec lequel ils sont pourtant en désaccord. Mais liberté quand même, avant tout et à tout prix : pour Simone de Beauvoir, elle reste l’étoile inextinguible qui ne cesse de guider l’enquête philosophique depuis Socrate. Elle inspire les hauteurs de la pensée chrétienne avec Pascal, pour qui l’homme est plus noble que l’univers qui l’écrase, car il sait qu’il meurt tandis que l’univers ne le sait pas, elle brûle dans les corps et les esprits révoltés des Lumières, et forge le style de la grande littérature européenne, elle anime enfin la dialectique de Hegel et jusqu’à la phénoménologie moderne dont s’étaye l’existentialisme. Autant de références et d’expériences qui résonnent dans l’oeuvre de cet auteur de quarante ans lorsqu’elle entreprend l’écriture du Deuxième sexe.

 

Ses premiers romans retracent les conflits impitoyables que traversent les femmes (jalousie, abandon, solitude, violences, injustices diverses) pour se dégager de leur statut de mineures et d’humiliées. Cependant, la question qui la préoccupe n’est pas « qu’est-ce qu’une femme ? » mais « comment puis-je être libre ? ». On ne dira jamais assez que Beauvoir est l’héritière de ce que la philosophie grecque, la théologie chrétienne et la philosophie moderne à leur suite ont de plus précieux : le culte de l’individu libre, du sujet conquérant de soi-même et du monde dans et par sa volonté, dont l’auteur ne doute pas qu’elle est universelle.

 

La démarche de Beauvoir est ainsi absolument libertaire, et ce bien avant qu’elle ne soit reconnue et cooptée comme féministe. Elle consiste à « Ne pas consentir », et à imposer sa volonté au monde, au lieu de subir le monde. Et ceci, en trouvant le pouvoir de se « transcender » sans cesse, autrement dit en se dépassant par le pouvoir de la conscience lucide et révoltée, qu’elle admire chez les philosophes, et chez Sartre en particulier. C’est ce pouvoir de la liberté par le dépassement de soi qu’elle appelle une « transcendance » et qui sculpte inlassablement son moi. Elle sauve à ses yeux notre condition de sa finitude, et c’est pourquoi elle est, dira-t-elle dans l’Introduction du Deuxième sexe, le « sens moderne du bonheur ».

 

Comment comprendre cette liberté comme non-consentement et comme transcendance de soi ? Serait-ce une hantise du pouvoir symbolique sur les autres ? Un amour démesuré du pouvoir phallique à cultiver en soi ? On le dira. Toujours est-il que pour Beauvoir, ce « pouvoir de se transcender » pour « se libérer » est universel. D’où lui vient alors le déclic qui oriente ce JE en quête de liberté infinie vers la condition de TOUTES LES FEMMES, et qui fera du Deuxième Sexe LA bible du féminisme ?

 

Nous sommes en 1947. Simone de Beauvoir découvre L’âge d’homme de Michel Leiris : « J’avais du goût pour les essais-martyrs où on s’explique sans prétexte. Je commençais à y rêver, à prendre note et j’ai parlé à Sartre ». Sartre, lui, formule une problématique nouvelle en lui posant la question: « Qu’est-ce que ça avait signifié pour vous d’être femme ? Tout de même, dit-il, il faudra y regarder de plus près, vous n’avez pas été élevée comme un garçon ? » (FdC, I, 135, 1963)

 

Ce que Simone de Beauvoir ne dit pas ici, et que nous allons apprendre seulement après sa mort, avec la publication en 1997 de sa correspondance avec Nelson Algren, c’est qu’à l’incitation involontaire de Leiris, et celle, très volontaire, de Sartre, s’ajoute la liaison du Castor avec Nelson Algren. En effet, cette année 1947, alors que Sartre entretient une relation amoureuse avec Dolorès Vanetti, le Castor de son côté vit une passion unique avec l’écrivain américain, un « jeunot du cru » dit elle, un prolétaire des lettres habitant une baraque sans salle de bain quelque part à Chicago (FdC, I, 177), qui lui révèle pleinement sa sensualité érotique de femme. De 1947 à 1950 elle vit auprès de Sartre, qui lui permet de se « transcender » par l’absolu de la création intellectuelle, politique et littéraire, bien que persuadée que sa « vraie et chaude place » est « contre le cœur aimant » de son amant américain. Et c’est précisément au cœur de cette flambée d’amour où elle découvre le paroxysme de ce que jouissance féminine veut dire, que Simone de Beauvoir empile les pages du Deuxième sexe, autrement dit en s’arrachant à ces attraits passionnels qu’elle vit de tout son être et auxquels elle reproche aux femmes de consentir pour se soumettre, en même temps qu’elle esquive la tentation de la vie conjugale et de la maternité esquissées par Algren. En abandonnant Nelson Algren, elle prend ainsi la décision de s’en tenir à la seule « transcendance », qu’elle conjugue au présent (avec Sartre, Beauvoir se dit indifférente à la postérité), en « situation » avec ses contemporains dans la réalité politique et intellectuelle de Paris: « Je ne pouvais pas vivre uniquement de bonheur et d’amour, je ne pouvais renoncer à écrire et travailler dans le seul lieu au monde où mes livres et mon travail ont un sens», écrit-elle à Algren dès le 26 septembre 1947. On admire la fermeté de ce qu’il faut bien appeler un « engagement » dans le « dépassement de soi » synonyme de liberté. Elle le pratique avec la détermination et le déchirement d’une mystique comme Thérèse d’Avila, dont elle commentera l’œuvre à la fin du Deuxième Sexe avec beaucoup d’admiration, mais qu’elle récuse en ces termes : « Elle ne s’évade pas de sa subjectivité ; sa liberté demeure mystifiée ; il n’y a qu’une manière de l’accepter authentiquement ; c’est de la projeter par une action positive dans la société humaine. » (DEUXIÈME SEXE, II 584). C’est bien ce culte de la liberté, mais dont elle poursuit la réalisation ici-bas, ni dans l’aspiration vers l’au-delà ni dans l’enclos du carmel, mais dans l’espace social, politique et culturel de la modernité, que Simone de Beauvoir lègue à toutes les femmes

 

Cette cause a connu deux sommets. 

D’abord, la conquête de la liberté de la contraception, de l’avortement et donc de la maternité comme choix et non comme destin imposé. Ensuite, l’accès massif des femmes à la maîtrise des savoirs, des expertises et des arts, ainsi qu’aux plus hauts lieux de la responsabilité politique. Bien que jamais suffisamment développées et répandues y compris dans les démocraties modernes, ces avancées sont désormais inscrites dans la législation internationale. Mais le combat pour leur application se poursuit en Europe et sur les autres continents (je pense aux violences conjugales – physiques et morales, et au libre choix de la maternité, qui restent toujours des enjeux sensibles).

 

Le Prix Simone de Beauvoir, qui fut créé sur ma proposition pour le 100e anniversaire de sa naissance, a déjà récompensé en 2008 Taslima Nasreen et Ayan Hirsi Ali, qui luttent pour les droits des femmes face à l’intégrisme islamiste, et en 2009 la poétesse iranienne Silim Behbahani. Et j’ai dédié à Simone de Beauvoir la conclusion de mon triptyque sur le Génie féminin, consacré à trois femmes dont l’œuvre éclaire et féconde le vingtième siècle : Hannah Arendt, Melanie Klein, et Colette, qui ont su affirmer leur liberté et en appeler à la nôtre, dans le domaine de la philosophie politique, de la psychanalyse et de la littérature.

 

C’est avec ce sentiment de dette envers l’œuvre de Simone de Beauvoir que j’estime nécessaire de reprendre aujourd’hui des questions cruciales que la métaphysique libertaire du Deuxième sexe a mis à jour, mais qu’il nous revient d’approfondir et parfois de modifier, - à la lumière des nouveaux savoirs, des changements sociaux et de l’approfondissement de l’expérience féminine elle-même. J’examinerai trois thèmes centraux du Deuxième Sexe : 

La liberté individuelle et la condition collective, la maternité, et la transcendance.

 

1. Liberté individuelle et condition collective

Une tension permanente entre l’individuel et le collectif, entre le Je singulier d’une femme et la condition communautaire de « toute les femmes » structure le Deuxième Sexe. Rappelons-nous que le combat des femmes pour leur émancipation a connu trois étapes dans les temps modernes : la revendication de droits politiques par les suffragettes ; l’affirmation d’une égalité ontologique avec les hommes (contre « l’égalité dans la différence »), ce qui conduisit Beauvoir à démontrer et à prophétiser une « fraternité » entre l’homme et la femme, par-delà leurs spécificités naturelles ; et enfin, dans le sillage de Mai 68 et de la psychanalyse, la recherche de la différence entre les deux sexes, qui serait porteuse d’une créativité originale de la part des femmes, aussi bien dans l’expérience de la sexualité que dans toute l’étendue des pratiques sociales, de la politique à l’écriture. A toutes ces étapes, c’est la libération du groupe (de la communauté) des femmes dans sa totalité qui était visée : en cela, les féministes partagent les ambitions totalisantes des mouvements libertaires issus de la philosophie des Lumières et, plus en amont, de la dissolution du continent religieux, en promettant de réaliser le bonheur de tous sur terre. On ne connaît que trop aujourd’hui les impasses de cette téléologie paradisiaque, et de ces promesses totales et totalitaires. Le féminisme lui-même, quels que soient ses divers courants en Europe et en Amérique, n’a pas échappé à ces visées, et cette tendance a fini par le scléroser dans un militantisme sans lendemain qui, ignorant la singularité des sujets, croit pouvoir enfermer toutes les femmes, comme tous les prolétaires ou tout le tiers-monde, dans une revendication aussi absolue que désespérée.

 

Cependant, force est de reconnaître que le Deuxième Sexe est loin de sous-estimer le « sujet » dans la femme, ou l’« individu » en elle qui « éprouve un besoin indéfini de se transcender ». L’ouvrage est tissé de portraits de femmes « sujets » ou « individus », exemplaires par leur génie : Thérèse d’Avila ou Colette, Mlle de Gournay ou Théroigne de Méricourt. Avec une impertinence sans précédent, elle s’attaque aux représentations mythiques ou littéraires, y compris chez les monstres sacrés de la grande littérature française. Il s’agit de « dégonfler leur mythe de l’Eternel Féminin » ou de « La Femme ». Lectrice avide et avertie, Simone de Beauvoir avale les œuvres de Montherlant, Claudel, Breton ou Stendhal : infatigable, lucide, pointant l’essentiel croquant le détail qui va au cœur et fait mouche. Ainsi, de Montherlant, elle affirme « il ne pulvérise pas l’idole : il la convertit en monstre » (DS, I,325) ; de Claudel, [ « … l’homme dans son activité, la femme sa personne ; sanctifier cette hiérarchie au nom de la volonté divine, ce n’est en rien la modifier, mais au contraire prétendre la figer dans l’éternel » (DS, I, I34-6)]; enfin de Breton, « c’est exclusivement comme poésie donc comme autre que la femme est envisagée » ( I, 375). Seul Stendhal trouve grâce à ses yeux : « Il a tenté une entreprise plus rare et qu’aucun romancier, je crois, ne s’est jamais proposée : il s’est projeté lui-même dans un personnage de femme » (DS, I, 388-9).

 

Et pourtant, c’est moins à l’« être humain » et encore moins aux « chances de l’individu » que le Deuxième Sexe s’est consacré, qu’à la « condition féminine » dans son ensemble. Car c’est de la transformation de cette « condition » que l’auteur attendait une éventuelle autonomie individuelle et une créativité féminine, ces « chances » de l’être singulier dont la libération serait toutefois, selon elle, le principal objectif historique. Nous savons tous que les « conditions » sexuelles et économiques entravaient encore et toujours l’émancipation des femmes et que l’ère planétaire qui s’ouvre après les temps modernes s’annonce pétrie de conservatismes et d’archaïsmes. Pour autant, il n’est pas sûr que le « conflit » entre la condition de toutes, et la libre réalisation de chacune — conflit qui serait, selon la philosophe, au fondement de la souffrance féminine — puisse être réglé si l’on se préoccupe seulement de la « condition », en sous-estimant le « sujet ». En privilégiant la transformation de la « condition » féminine, la lecture féministe de Beauvoir contribue à écarter l’enjeu essentiel, qui est celui de l’initiative singulière. Et à tenir dans l’ombre, pour le militantisme féministe, la chance indécidable de cette singularité qu’un philosophe du Moyen Age, Duns Scot (1266-1308) et ses successeurs appelait une ecceitas , de ecce – « cet homme-ci », « cette femme-là », ce qui serait la seule vérité. Arendt, Klein et Colette — et tant d’autres — n’ont pas attendu que la « condition féminine » soit mûre pour réaliser leur liberté : le « génie » n’est-il pas précisément cette percée au travers et au-delà de la « situation » ? C’est la raison pour laquelle je me définis comme « scotiste » plutôt que « féministe », et je consacre la trilogie sur le génie féminin à l’expérience singulière de quelques femmes singulières. En appeler ainsi au génie de chacune, de chacun, est une façon non pas de sous-estimer le poids de l’Histoire — mieux et plus que d’autres, ces trois femmes s’y sont affrontées et l’ont bousculé avec courage et réalisme —, mais de tenter d’affranchir la condition féminine, comme la condition humaine en général, des contraintes biologiques, sociales ou destinales, en mettant en valeur l’initiative consciente ou inconsciente du sujet contre les pesanteurs de son programme dicté par ces divers déterminismes.

 

L’initiative singulière ne serait-elle pas, en définitive, cette force intime, infime mais ultime, dont dépend LE CHANGEMENT de toute « condition » ? En interrogeant l’irréductible subjectivité de ces trois femmes, leur singularité créatrice, c’est à leurs « chances d’individu » en « termes de liberté » — selon le vocabulaire de Beauvoir — que mon enquête s’est intéressée. Aussi, par-delà nos divergences, ai-je la conviction de reprendre et de développer une idée essentielle du Deuxième Sexe: comment, dans la condition féminine, peut s’accomplir l’être d’une femme, sa chance individuelle en termes de liberté, qui est le sens moderne du bonheur ?

 

-2. Le destin biologique et le libre accomplissement. 

« On ne naît pas femme : on le devient » (DS, I, 13). Face aux avancées de la biologie (nous sommes génétiquement programmés avant même la naissance), peut-on encore dire qu’ « on ne naît pas femme » ? Beauvoir vint à temps pour dé-biologiser la femme et, en la situant dans l’histoire des sociétés patriarcales qui en ont fait un « objet », elle l’élève au rang de « sujet ». Le moins que l’on puisse dire est que cette bataille est loin d’être gagnée, menacée qu’elle est par une double pression : d’une part, la maternité, dévalorisée par l’auteur du deuxième sexe et par une grande partie des féministes ; de l’autre, une maternité ramenée par le biologisme techniciste à un « instinct » de l’espèce. A ceci s’ajoute, surtout en temps de crise, que la logique même de la globalisation favorise, la ruée vers l’enfantement, comme « valeur refuge » quand ce n’est pas comme un « antidépresseur » chez beaucoup de beaucoup de contemporaines, femmes et hommes, hétéro- ou homosexuels. 

En libérant les femmes de la condition biologique dans laquelle diverses sociétés s’emploient à l’enfermer (les démocraties avancées essaient à peine de faire exception à cette règle), Simone de Beauvoir trace une vision naturaliste et victimaire de la maternité. Maternité naturaliste : « La gestation est un travail fatigant qui ne présente pas pour la femme un bénéfice individuel et exige au contraire de lourds sacrifices ; on dit volontiers que les femmes « ont des maladies dans le ventre » : il est vrai qu’elles enferment en elles un élément hostile : c’est l’espèce qui les ronge. » (DS, I, 68) ; plus loin elle affirme que l’enfant est, pour la femme, un « polype né de sa chair et étranger à sa chair » (DS, II, 351). La maternité est ainsi conçue comme aliénation, à la fois pour la mère, victime d’accouchements imposés à répétition, et pour l’enfant, victime de la dépression et de la folie maternelle. Pourtant, le libre choix de la maternité, devenu possible grâce à Simone de Beauvoir, nous permet aujourd’hui de sortir du schéma beauvoirien qui porte les stigmates de ses angoisses personnelles.

 

Avant que l’utérus artificiel devienne monnaie courante, le « destin biologique » fait des femmes des mères de l’humanité, et ce destin « de naissance » peut et commence à être vécu comme un « engagement biologique» (pour employer le terme existentialiste), mieux : une création singulière pour chaque femme qui la choisit. « On » naît femme (« organisme » est impersonnel, bien que l’embryon se différencie avant de fixer le sexe chromosomique, et que le processus de subjectivation soit en cours à travers les échanges hormonaux mais aussi infra linguistiques avec la mère bien avant la naissance). Mais « je » devient « sujet » progressivement, continûment après la naissance. Beauvoir auscultait le dédoublement de l’expérience féminine (« on » impersonnel biologique/ « je » qui se crée dans la rencontre avec l’autre), mais elle excluait les mères de cette créativité, en les enfermant (comme certaines traditions qu’elle combattait) dans une fonction purement organique.

 

Au contraire : Je, femme, me construis, Je me créé, je m’invente- je me « transcende » à partir de ce dédoublement entre la biologie et le sens, que « je » vis de manière plus complexe que l’homme. « Je » me crée aussi dans et par cet art-science-connaissance-sagesse qu’est la maternité. Femme amante, femme mère, femme exerçant un métier : la liberté au féminin se construit dans cette polyphonie.

 

La psychanalyse n’a jamais soutenu que la maternité soit un instinct. La psychanalyse reconnaît l’instinct de vie et l’instinct de mort, et les femmes devenant mères en sont le théâtre, comme les hommes et autrement qu’eux, avec leurs enfants, avec les pères de ceux-ci et avec toute autre personne à laquelle les confrontent leur désirs et leurs paroles. Pour la psychanalyse, l’expérience maternelle est une construction culturelle, et à mon sens LA construction culturelle par excellence, qui nous replace à l’aurore de l’hominisation, là où la biologie bascule en émergence du premier autre, l’enfant.

 

En effet, plus que le partenaire sexuel ou amoureux, mon semblable, mon frère, mon double dans l’amour à mort et dans le règlement de comptes passionnel ou trivial,- c’est l’enfant qui, pour la mère (et bien avant que le père ne le reconnaisse et/ou l’adopte comme sien) doit et peut devenir un autre pour être lui-même. Non pas une partie de moi, un morceau que je peux congeler, tuer ou (dans la meilleure des hypothèses ?) « pousser » à accomplir les projets que j’ai eus pour moi-même et que j’ai plus ou moins ratés. Mais quelqu’un dont je respecte la singularité, c’est à dire la vie biologique pour commencer, mais surtout la biographie, l’histoire personnelle. Je l’accompagne dans son devenir de sujet, parce que j’en cultive la différence, j’essaie d’en éveiller la créativité : même si elle me dépasse, me blesse, ou me surprend, car ainsi seulement elle me libère. Comment est-ce possible, cette alchimie de la maternité dont la religion a fait « le miracle de la natalité » ?

 

En ce point, je reviens au projet libertaire de Beauvoir, et, sans m’y opposer, je lui en ajoute un autre. Je ne me reconnais pas dans son dégoût de l’ « organique », du corps, de la nature clivée de la lucidité libératrice attribuée à la seule conscience jugeante (que Simone de Beauvoir partage à sa façon avec Sartre qui, dans la Nausée par exemple, se décrit dégoûté par la « contingence » des poulpes et des racines). Je récuse l’opposition qu’elle fait entre le corps désirant féminin, perçu comme « chose opaque et aliénée » (DS, I 67), « marécage ou insectes et enfants s’enlisent » (DS, II 167), cette idéalisation de la masculinité phallique qui voit le sexe de l’homme « propre et simple comme un doigt » (DS, II 160).

 

Je reconnais, avec Freud, que la subjectivité humaine est un perpétuel bord-à-bord, autrement dit un arrachement et une négociation avec le corps et/ou avec la biologie, dont l’expérience sexuelle est le paroxysme: c’est ce que Mallarmé exprime dans une formule saisissante « l’éternel désaccord avec le corps ». J’ajoute que la naissance- et aujourd’hui le « projet » de « donner naissance » - est un commencement, un auto-commencement en même temps que le commencement d’un autre que moi. La maternité est cette perpétuelle re-naissance où la génitrice se reconstruit en mère qui ne cesse de commencer cette série de « commencements » ou d’ « étapes »qu’on appelle une vie. Et ceci constitue l’acte de liberté le plus radical qui soit. Ici, je rejoins la conception de la liberté selon Hannah Arendt, qui la décrit, avec des accents augustiniens, non pas comme révolte, guerre, transgression ou non-consentement (ce que la liberté est incontestablement aussi), mais comme un commencement, un auto-commencement : « Cette liberté, dit-elle, est identique du fait que les hommes sont parce qu’ils sont nés, que chacun d’eux est donc un nouveau commencement, commence en un sens un monde nouveau. » Au contraire, la terreur élimine précisément « la source même de la liberté que la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement » (Les Origines du totalitarisme, p.212, 224).

 

Nous sommes la seule civilisation qui manque de discours sur la maternité (cf. Julia Kristeva, Seule une femme, Editions de l’Aube, 2007 ; La Haine et le pardon, Fayard, 2005)). A l’exception de la très énigmatique « suffisamment bonne mère » de Winnicott, nous ne savons pas comment une mère se construit en dépassant la génitrice qu’elle est. Comment le soin maternel ouvre pour elle, et pour cet autrui qu’est l’enfant, le champ de cette créativité qu’on appelle une pensée - de la mère avec l’enfant et de l’enfant : cette pensée à deux si spécifique qui implique la transmission du sensible, du langage, de l’art de vivre, du temps des commencements (ou des générations) - qui n’est pas le temps du « souci » ni du « désir à mort » dans lequel excelle le discours des philosophe, mais le temps des « éclosions », dira Colette. Nous n’avons pas de philosophie ni même suffisamment de connaissances empiriques sur cette « passion maternelle » qui favorise - ou freine- l’éclosion de la pensée dans le corps vivant. Tel est le vide auquel est confrontée notre civilisation, et nous l’éprouvons aussi bien face aux adolescentes anorexiques et toxicomanes des beaux quartiers qu’aux incendiaires des voitures et des biens publics dans les ZEP.

 

Les facilités techniques ne pourront pas être régulées par des interdits, il convient d’encadrer « les grossesses pour autrui » de manière à éviter la marchandisation de l’enfant, tout en laissant- dans ce domaine aussi -la liberté de choix et ne pas fermer la voie aux nouvelles formes de parentalité. Avant de faire – ou de ne pas faire- des lois sur les mères porteuses), il nous faut inventer des forums pour une nouvelle philosophie de la maternité et, plus généralement, de la parentalité. Toujours, et dès le début du choix de la maternité, entre l’origine (organique) et la rencontre avec l’autre (qui fait sens), entre le destin biologique et création de lien,- la passion maternelle n’est pas la plus biologique, elle comporte une part d’adoption permanente de la nouvelle personne qui ne cesse de naître. Si la maternité est des plus dramatiques et des plus exquises à la fois, c’est parce qu’elle est aux frontières de la biologie et du sens, de l’origine (origyne ?) et de l’altérité, de la matrice et de l’adoption. La génitrice n’est pas nécessairement une bonne mère, beaucoup de mères excellentes ne sont pas des génitrices.

 

3. Les chemins de la transcendance

Le pôle vers lequel est tendu le désir de transcendance qui anime le Deuxième Sexe, est l’individu mâle et en particulier celui que Simone de Beauvoir admire par-dessus tout, le philosophe. Le livre commence par soutenir que la liberté des femmes est un droit à l’égalité avec les hommes. La philosophe veut affranchir la femme du statut de mineur qui l’oblige à être l’Autre de l’homme, sans avoir le droit ni l’opportunité de se construire comme Autre à son tour. L’égalité des sexes réclamée par l’existentialiste s’inscrit philosophiquement sous le régime de l’universel, dont la généalogie remonte à l’Idée platonicienne, aux idéaux républicains de l’Homme universel cher aux Lumières françaises. A l’écoute de la psychanalyse, nous savons que cet « universel » s’exprime dans la réduction des corps sensibles et des différences singulières à l’Un et à l’Homme universel, et que c’est le culte du phallus qui sous-tend cette construction philosophique.

 

Ses amis féministes n’ont pas manqué de s’apercevoir que l’Un ou l’Homme universel se cristallise, chez Beauvoir, dans le culte du Grand Homme : avec ambivalence, agressivité et dépendance. Et qu’il attend La Cérémonie des adieux (1981) pour s’écrouler dans la froide tendresse d’un récit incisif, un brin vengeur à l’endroit du maître à penser. Le Castor ne s’aventure pas non plus à penser que la « vocation » de Sartre pour les « amours contingentes » dissimule l’insoutenable dépendance érotique de l’Impossible Monsieur Bébé sous la superbe de son « cher petit philosophe ». Le lamento beauvoirien sur les « femmes flouées » de ses romans, bien avant qu’elle ne l’avoue pour elle-même, semble loin du dépassionnement psychanalytique qu’on attend de celle qui avait fait d’une psychanalyste (Anne) l’héroïne des Mandarins ; mais loin aussi de l’ironie d’une Colette qui plaisantait sur « ce bon gros amours » (et ces « hommes que les autres hommes appellent grands » !)

 

Cette héroïsation du mâle et l’aspiration à la fraternité avec lui révèle la bisexualité psychique de Beauvoir (l’« hermaphroditisme mental », selon Colette) nécessaire à toute création. Bien que l’homosexualité féminine soit indubitablement présente dans les relations sexuelles du Castor, c’est encore un non- consentement à la norme, fût-elle homosexuelle, qu’elle cherche en définitive dans la réalisation de ces désirs. Avec le lien érotique, à travers le lien érotique et au-delà du lien érotique, c’est dans la sublimation, à une sorte d’ascèse complexe que vise son expérience, comme en témoigne l’hommage qu’elle rend à la mystique Thérèse d’Avila. L’athée impénitente qu’est Simone de Beauvoir préfère passer sur les tourments anorexiques et épileptiques de la sainte, pour ne retenir que l’ « intensité de la foi qui pénètre au plus intime de sa chair ». « Sainte Thérèse pose d’une manière toute intellectuelle le dramatique problème du rapport entre l’individu et l’Etre transcendant ; elle a vécu en femme une expérience dont le sens dépasse toute spécification sexuelle ; il faut la ranger à côté de Saint Jean de la Croix. Mais elle est une éclatante exception » (DS, II 579). 

 

Puisque en effet Thérèse est une « éclatante exception », et puisque dans le heurt des religions aujourd’hui les femmes semblent tout particulièrement attirées- pour le meilleur et souvent pour le pire- par les expériences religieuses et plus largement spirituelle, - mon dernier livre, Thérèse mon amour (Fayard, 2008) essaie de suivre la vie et l’œuvre de cette femme. Elle ne cesse de « se transcender », en dévoilant une complexité psychique et socio-politique infinie. Infinie est le mot, puisque Leibnitz lui-même voyait en Thérèse un précurseur de sa théorie des monades (unités qui contiennent l’infini) et du calcul infinitésimal. Cet aspect de notre mémoire judéo-chrétienne (Thérèse est d’origine marrane (juifs convertis) du côté d son père, « vieille chrétienne » du côté de sa mère) reste à visiter, à explorer et à interpréter, si nous ne voulons pas demeurer des modernes fascinés mais ignorants des religions qui menacent d’embraser la globalisation. Et si nous ne voulons pas réduire la complexité de ce que « se transcender » veut dire au féminin, ni aux prouesses du biologisme ni à la quête d’un « pouvoir » fut-il symbolique, professionnel, spiritualiste, ou médiatique.

 

L’extase de Thérèse sculptée dans la célèbre Transfixion du Bernin révèle une jouissance qui prend en écharpe les distinctions métaphysiques entre corps et âme. Elle voyage entre masculin et féminin, actif et passif, affects érotique et ascèse intellectuel : le tout, avec une lucidité sans précédent, par cette élucidation continuelle qu’est son écriture, et qui passe le relais à l’action. L’extatique anorexique, épileptique et hystérique sera un écrivain fécond (mais nullement prolixe, comme le fut Mme Guyon) et une fondatrice d’un nouvel ordre religieux, le Carmel déchaussé. Je vous livre seulement deux extraits de son expérience, et que je verse au dossier de la « femme libre qui est seulement en train de naître ».

 

Le premier témoigne de la polyphonie de ce moi qui s’apaise si et seulement si sa mobilité l’exile de lui-même, voyage vers autrui et trouve l’ultime altérité au fond de soi-même : un « centre de soi » assimilé à l’infini, et soumis à une mise en question permanente : "Portez vos regards au centre... Ne contraignez pas, n'enchaînez pas une âme d'oraison... Laissez-la circuler librement dans ses différentes demeures : en haut, en bas, sur les côtés; et puisque Dieu Lui-même l'a faite si noble, qu'elle ne se fasse pas violence pour demeurer longtemps dans une même pièce, ne serait-ce qu'en celle de la connaissance de soi." (Le château intérieur, OC, ID2:8, OC I 977) « Je regarde comme impossible que l’amour se contente de demeurer stationnaire » (OC, VII D, 4 :9, OC I, 1156).

 

Le deuxième définit la maternité : non pas biologique mais symbolique, ou, si vous voulez, ce que j’ai appelé la part d’ « adoption de la singularité d’autrui » que comprend toute maternité. Et que Thérèse assume comme une place cruciale et des plus désirables dans ce nouveau monde qu’est le Siècle d’or espagnol qui découvre le Nouveau Monde aux Antipodes (une sorte de « globalisation » est en cours) avec le renouveau de la foi chrétienne (protestants et érasmistes s’opposent aux catholiques), et le surgissement de l’humanisme. Thérèse détaille ainsi la logique de la maternité telle qu’elle l’entend: Il s’agit d’un « exil de soi » tel que vous ne vous contentez pas « seulement de jouir », mais vous « considérez les autres » en vous « désappropriant de soi », mais « sans vous lier les mains » – entendons, en devenant une femme active, volontaire, fondatrice d’un nouvel ordre religieux (le Carmel déchaussé), pour penser avec efficacité du point de vue de l’autre.

 

La maternité symbolique qui en résulte ? De l’hyperactivité : « ne pas se taire, personne ne me pourra me lier les mains » (OC, R1). Du jeu et de l’humour : la Vierge Marie n’a-t-elle pas fait échec et mat à Dieu en lui prenant un enfant ? Une certaine bonté : la mère capable de s’exiler d’elle-même et, sans s’oublier elle-même, de vivre depuis la place de l’autre et d’agir pour lui. L’extase solitaire de la sainte est relayée par la fluidité d’une âme agissante et le fabuleux dynamisme de la femme d’affaires.

 

Thérèse se fonde en fondant dans le monde, elle s’enfante en donnant au monde une œuvre, fille de cette œuvre - de « son enfant », engendrante/engendrée, sans écran entre son moi et le monde. Telle est sa formule de la maternité : certainement pas l’unique, mais une des plus justes,- à méditer.

 

Curieusement, Simone de Beauvoir vers la fin de sa vie me fait penser qu’elle a ajouté à la revendication libertaire du Deuxième Sexe cette adoption des autres et du monde qu’on appelle une « bonté ». La preuve de ce que j’avance ?

 

Jean Genet lui fait comprendre que Rembrandt a passé « de la superbe à la bonté », écrit-elle (FdC, II 215) parce qu’il a su « abolir l’écran entre lui et le monde ». En plaçant, dans sa jeunesse, un écran entre la biologie et la maternité (d’un côté) et la femme libre (de l’autre), Simone de Beauvoir se privait-elle de bonté ? Il lui faudra attendre la mort de sa mère et celle de Sartre pour l’écrire, sans pour autant émousser ces brins de cruauté qui font le piquant de son caractère et la défendent de sa mélancolie. Mais c’est surtout en se laissant désapproprier du Deuxième Sexe par les féministes et les femmes du monde globalisé, en livrant son texte à la variété des expériences féminines, plus ou moins divergentes voire en désaccord avec la sienne (on ne compte plus les lectures du Deuxième Sexe par les femmes, féministes ou pas, françaises, américaines, indiennes, chinoises, universalistes, les différencialistes, ni putes ni soumises, que sais-je?), et ce jusqu’à ce qu’il devienne un mythe, qu’on ne lit pas forcément mais que chacune invente à sa façon par ce qu’elle a dit et montré qu’il est possible pour une femme d’être libre, que Simone de Beauvoir a aboli l’écran entre sa superbe et le monde : entre l’auteur du Deuxième Sexe et ses filles. Et si cette polyphonie des libertés féminines, « seulement en train de naître », était sa meilleure transcendance ? Enfin sa maternité retrouvée.

 

Julia Kristeva

8 août 2009

Salon du Livre,

Ile de Ré

Toisième et dernier texte celui d'Elisabeth ROudinesco.

Dès sa parution en 1949, Le Deuxième Sexe fit scandale comme si l’ouvrage était sorti tout droit de l’Enfer de la Bibliothèque nationale. Et pourtant il ne ressemblait ni à un récit du Marquis de Sade, ni à un texte pornographique, ni à un traité d’érotisme. Beauvoir étudiait la sexualité à la manière d’un savant, d’un historien, d’un sociologue, d’un anthropologue, d’un philosophe, s’appuyant à la fois sur l’enquête d’Albert Kinsey  et sur les œuvres d’un nombre impressionnant de psychanalystes, tout en prenant en compte, non seulement la réalité biologique, sociale et psychique de la sexualité féminine, mais les mythes fondateurs de la différence des sexes, pensés par les hommes et par les femmes, ainsi que le domaine de la vie privée. Elle parlait donc de sexualité et plus précisément de la sexualité féminine sous toutes ses formes et dans ses moindres détails.

 

Soudain, le sexe féminin faisait irruption d’une manière nouvelle et paradigmatique dans le champ de la pensée : on dira désormais Le Deuxième Sexe comme on disait déjà Le Discours de la méthode, Les Confessions, La Science des rêves, Krisis, que sais-je encore ? Et le livre servira de fondement à une rénovation de la pensée féministe. À l’avenir, lutter pour l’égalité sociale et politique ne suffira plus. Il faudra aussi prendre en compte, en tant qu’objet anthropologique et vécu existentiel, la sexualité de la femme.

 

Soudain, Le Deuxième Sexe

Il n’en fallait pas tant pour déclencher un torrent de haine et d’injures : « frigide », « nymphomane », « lesbienne », « mal baisée », « bacchante », « Penthésilée de Saint-Germain-des-Prés »  etc.

 

On connaît la musique. Un siècle auparavant, la bourgeoisie bien pensante avait traîné Flaubert et Baudelaire devant les tribunaux avec de semblables arguments. Mais au lendemain de la victoire des alliés contre la barbarie, et alors même que l’œuvre de Sade continuait à être interdite à la vente, plus aucun écrivain ne songeait à envoyer en justice les responsables de cette prétendue abjection. La querelle devait se dérouler sur la place publique, à visage découvert, et sans l’intervention des hommes de loi. Une bataille politique, littéraire et idéologique en somme, comme la France en connaît régulièrement. Plus question d’embastiller Voltaire.

 

Une fois de plus, la grande peur du sexe féminin et de sa prétendue sauvagerie venait hanter tous les esprits. Et Beauvoir, qui pourtant n’était pas freudienne, fut insultée de toutes parts, au même titre et pour les mêmes raisons que Freud l’avait été et continuait de l’être : lui, pour avoir osé parler au début du siècle de la sexualité infantile « perverse et polymorphe », elle, pour avoir eu l’arrogance, quarante-cinq-ans plus tard, de décrire sans aucun effet littéraire la jouissance féminine. L’un et l’autre analysaient la sexualité humaine la plus normale et c’est la raison pour laquelle ils furent regardés pour le contraire de ce qu’ils étaient : des pervers sadiens. Quant à la psychanalyse, en tant que doctrine de la sexualité, elle continuait, dix ans après la mort de Freud, à être brocardée comme si elle était une femme, une prostituée, une débauchée, une invertie, portant atteinte à la morale civilisée.

 

Pour comprendre de quelle manière Beauvoir s’appuie, en 1949, sur les différentes théories psychanalytiques de la sexualité féminine, il faut retracer les étapes du débat qui opposa Freud à ses disciples, puis ses successeurs entre eux.

 

À partir de 1905, avec la parution des Trois Essais sur la théorie sexuelle , Freud repense de fond en comble la question de la sexualité humaine. Empruntant ses modèles à la biologie darwinienne, il soutient la thèse d’un monisme sexuel et d’une essence « mâle » de la libido humaine. Celle-ci dérive, sous sa plume, d’une observation clinique des théories sexuelles infantiles et elle n’a pour objectif ni de décrire la différence des sexes à partir de l’anatomie, ni de trancher la question de la condition féminine dans la société moderne.

 

Dans la perspective de la libido unique, Freud affirme qu’au stade infantile, la fille ignore l’existence du vagin et fait jouer au clitoris le rôle d’un homologue du pénis. Aussi bien a-t-elle alors, selon lui, l’impression d’être affublée d’un organe châtré. En fonction de cette dissymétrie, évoluant autour d’un pôle unique de représentations, le complexe de castration ne s’organise pas de la même manière pour les deux sexes. Le destin de chacun d’eux est différent, non seulement par l’anatomie, mais à cause des représentations liées à l’existence de celle-ci. À la puberté, le vagin apparaît pour les deux sexes : le garçon voit dans la pénétration un but à sa sexualité tandis que la fille refoule sa sexualité clitoridienne. Mais auparavant, quand il s’aperçoit que la fille ne lui ressemble pas, le garçon interprète l’absence du pénis chez celle-ci comme une menace de castration pour lui-même. Au moment du complexe d’Œdipe, il se détache de la mère et choisit un objet du même sexe.

 

La sexualité de la fille, toujours selon Freud, s’organise autour du phallicisme : elle veut être un garçon. Au moment de l’Œdipe, elle désire un enfant du père et ce nouvel objet est investi d’une valeur phallique. Contrairement au garçon, la fille doit se détacher d’un objet du même sexe, la mère, pour un objet de sexe différent. Pour les deux sexes, l’attachement à la mère est l’élément premier.

 

On voit d’ores et déjà la limite de cette analyse dite de « l’envie du pénis ». Elle repose sur une observation empirique, faite par Freud à une époque donnée, et sur laquelle il s’appuie pour construire sa théorie de la sexualité infantile. Dans cette perspective — qui est celle énoncée par les enfants eux-mêmes — Freud constate que les filles s’identifient à des garçons. D’où le dogme psychanalytique que l’on retrouvera chez Karl Abraham par exemple : les femmes désirent inconsciemment être des hommes parce que, dans leur enfance, elles ont eu envie du pénis et ont souhaité avoir un enfant de leur père. Que cette thèse soit exacte empiriquement ne veut pas dire qu’elle soit universalisable, car même si elle existe dans la conscience subjective, elle peut se modifier en fonction des transformations de la société, et notamment du rôle prééminent que l’on accorde ou non à un certain ordre paternalocentriste de la famille.

 

On voit pourtant que tout en étant partisan d’un monisme sexuel, Freud considère comme erronée toute argumentation relevant d’une nature instinctuelle de la sexualité. Il n’existe à ses yeux ni « instinct maternel », ni « race » féminine, sauf dans les fantasmes et les mythes construits par les hommes et les femmes. Quant à la différence sexuelle, Freud, s’inspirant des mythes grecs, la ramène à une opposition entre un logos séparateur — principe mâle symbolisé — et une archaïcité foisonnante, sorte de désordre maternel antérieur à la raison. D’où sa célèbre formule : « Le destin c’est l’anatomie  ». Contrairement à ce qu’on a pu dire, Freud ne soutint jamais que l’anatomie était le seul destin possible pour la condition humaine. En témoigne, si nécessaire, le fait qu’il empruntait cette formule à Napoléon, lequel avait voulu inscrire l’histoire des peuples à venir dans la politique plutôt que dans une référence constante à d’anciens mythes .

 

Autrement dit, par cette formule, Freud, qui revalorisait pourtant les tragédies antiques, n’en transformait pas moins en une dramaturgie moderne et quasi politique la grande affaire de la différence sexuelle. Désormais, avec lui et après lui, et du fait même de la déconstruction de la famille occidentale, qui servait de toile de fond à l’émergence de la psychanalyse, les hommes et les femmes seraient condamnés chacun à être portés par une idéalisation ou un abaissement de l’autre, sans jamais parvenir à une complétude réelle. La scène sexuelle décrite par Freud s’inspirait ainsi de la scène du monde et de la guerre des peuples — pensées par l’Empereur — tout en préfigurant une nouvelle guerre des sexes qui prendrait pour enjeu les organes de la reproduction afin d’y introduire le langage du désir et de la jouissance.

 

En résumé, on dira que si, pour Freud, l’anatomie fait partie de la destinée humaine, celle-ci ne saurait en aucun cas demeurer, pour chaque humain, un horizon indépassable. Telle est bien la théorie de la liberté propre à la psychanalyse : reconnaître l’existence d’un destin pour mieux s’en émanciper.

 

Sur le plan clinique, l’existence de la libido unique n’exclut pas celle de la bisexualité. Au contraire, elle l’explique : dans la perspective freudienne de l’incomplétude, aucun sujet n’est détenteur d’une pure spécificité mâle ou femelle. En d’autres termes, s’il y a monisme sexuel, cela veut dire que dans l’inconscient et dans les représentations inconscientes du sujet — qu’il soit homme ou femme —, la différence des sexes, au sens biologique, n’existe pas. La bisexualité, qui est le corollaire de cette organisation moniste, frappe donc les deux sexes. Non seulement l’attirance d’un sexe pour l’autre ne relève pas d’une complémentarité, mais la bisexualité dissout l’idée même d’une telle organisation. D’où les deux modes de l’homosexualité : féminine quand la fille reste « soudée » à sa mère au point de choisir un partenaire du même sexe, masculine quand le garçon effectue un choix semblable au point de dénier la castration maternelle.

 

La thèse freudienne de l’école dite « viennoise » fut soutenue par des femmes, notamment Marie Bonaparte et Hélène Deutsch. Mais elle fut contestée, dès 1920, par d’autres femmes de l’école dite « anglaise » : Melanie Klein, Josine Müller. Ernest Jones leur apporta son soutien. Ces femmes psychanalystes critiquaient, à juste titre, l’extravagante hypothèse freudienne de l’absence chez la fille du sentiment du vagin et elles opposaient un dualisme à la notion de libido unique. L’école anglaise prit ainsi le risque d’un dogme — autant que l’école viennoise — consistant à reconduire l’existence d’une nature féminine, c’est-à-dire d’une différence fondée sur l’anatomie, là où Freud l’avait relativisée en plaçant la non-différenciation inconsciente des deux sexes sous la catégorie d’un seul principe mâle et d’une organisation œdipienne en termes de dissymétrie . C’est à cette thèse de l’école anglaise que se rattache la position de Karen Horney. Abandonnant le freudisme, elle proposa une théorie générale de la psychologie féminine en rupture avec la notion psychanalytique d’inconscient. Puis, en 1926, elle affirma que la société masculine refoulait l’envie de maternité des hommes. Quatre ans plus tard enfin, elle développa la thèse selon laquelle la psychanalyse elle-même était l’œuvre du génie masculin et ne pouvait donc en aucun cas résoudre la question de la construction de l’identité féminine.

 

Ce débat contradictoire, qui traversa durant l’entre-deux-guerres le mouvement freudien, fut contemporain du déploiement du mouvement féministe, lequel conduisit, via le suffragisme, à l’émancipation politique et juridique des femmes. On en trouve les traces dans le bel essai de Virginia Woolf, Trois Guinées . L’auteur, qui avait été liée, à travers le groupe littéraire Bloomsbury, à la fondation du mouvement psychanalytique anglais, se voulait pacifiste, encourageant les femmes à reconnaître leur différence. Aussi comparaît-elle le sexisme masculin aux fascismes triomphants de l’Allemagne et de l’Italie, tant l’instinct guerrier lui semblait être, pour l’époque, l’apanage des hommes. Cependant, elle n’excluait pas que ce phénomène pût être d’ordre culturel et non pas sexuel .

 

Peu soucieux de féminisme, Freud se montra souvent conservateur. Si l’on s’en tient aux apparences, on peut voir en lui un bon bourgeois, mari jaloux et père autoritaire. En bref, un pur représentant de la tradition patriarcale. Mais si l’on veut bien se détourner de ce type d’évidence, on admettra qu’il est peut-être tout aussi faux de traiter Freud de « phallocrate » sous prétexte qu’il ne fut point féministe que de faire du combat en faveur de l’égalité des sexes le domaine réservé des femmes, sous prétexte que ce combat eut pour visée leur émancipation.

 

En réalité, tout se passe comme si, pour édifier sa doctrine, Freud avait dû s’abstraire de tout engagement militant. Et pourtant sa théorie de la libido unique ressemble à celle de Condorcet. À plus d’un siècle d’intervalle, il s’agit pour le philosophe français comme pour le savant viennois de montrer que le domaine du féminin doit être pensé en tant que partie intégrante d’un universel humain et donc sous la catégorie d’un universalisme. Pour Freud, en effet, l’existence d’une différence anatomique des sexes ne conduit pas à une conception naturaliste du genre humain, puisque cette fameuse différence, absente dans l’inconscient, témoigne pour le sujet d’une contradiction structurale entre l’ordre psychique et l’ordre anatomique.

 

On voit bien comment, par sa théorie du monisme et de la non concordance entre le psychique et l’anatomique, Freud rejoint les idéaux de l’égalitarisme et de l’universalisme.

 

À cet égard, et malgré les quelques aberrations de sa doctrine originelle, qui furent d’ailleurs corrigées par ses successeurs — de Mélanie Klein à Jacques Lacan  — il fut un penseur de l’émancipation et de la liberté. Il construisit une théorie de la sexualité qui, tout en débarrassant l’homme du poids de ses racines héréditaires, ne le libérait pas des chaînes de son désir. La psychanalyse n’est pas une théologie de la libération mais la preuve des entraves que l’humaine condition s’impose à elle-même. Elle définit donc un mode de liberté fondé sur la reconnaissance des interdits et, en ce sens, elle accompagne, en tant que telle, les luttes pour la libération des opprimés, même si ses représentants furent bien souvent des conservateurs ou, pire encore, des collaborateurs de certaines dictatures.

 

En témoignent les conditions historiques de son implantation dans chaque pays : elle n’a jamais réussi ni à s’épanouir ni à forger un mouvement là où disparaissait complètement la liberté de penser.

 

Dans l’histoire de ce débat intellectuel que je viens de retracer, Le Deuxième Sexe fut sans aucun doute le premier ouvrage cohérent à prendre pour objet la sexualité féminine dans tous ses états. À ce titre, il est fondateur, non seulement du féminisme moderne, mais aussi d’une relève théorique propre à l’histoire du mouvement psychanalytique. Peu importe dès lors les multiples erreurs de Beauvoir , peu importe qu’elle aime ou n’aime pas la psychanalyse, ou qu’elle soit une « mauvaise lectrice » de Freud, peu importe enfin qu’elle ne soit pas une clinicienne. Qu’on le veuille ou non, c’est elle qui fut, en France, dix ans avant Lacan, l’introductrice du débat psychanalytique sur la sexualité féminine qui avait eu lieu, durant l’entre-deux-guerres, entre Vienne et Londres.

 

Pour pouvoir parler d’un tel sujet, au lendemain d’une guerre qui avait permis aux femmes françaises d’obtenir le droit de vote, il fallait, selon Beauvoir, prendre une certaine distance. Elle hésita longtemps à écrire un livre sur La Femme puisque seules existent des femmes. Elle se décida finalement, ignorant que son livre allait être à l’origine, via un long détour par le continent nord-américain, d’une transformation des idéaux du féminisme et d’une nouvelle manière de poser, dans le champ de la psychanalyse, la question de la différence sexuelle. Elle l’ignorait tellement, qu’en 1968, elle découvrit très étonnée ce nouveau féminisme dont elle avait été, avec ce livre inaugural, la grande inspiratrice.

 

Pour la première fois donc, dans une analyse érudite, un lien était tissé entre les diverses théories de la sexualité féminine issues de la refonte freudienne et les luttes pour l’émancipation. Presque tous les grands noms du corpus psychanalytique étaient cités par Beauvoir : Freud, Wilhelm Stekel, Alfred Adler, Carl Gustav Jung, Deutsch, Horney, Jones, Abraham, Lacan, etc. À quoi s’ajoutaient Havelock Ellis, Gaétan Gatian de Clérambault et bien d’autres encore. À tel point que l’ouvrage était non seulement traversé de part en part par la théorie psychanalytique, mais il était comme l’équivalent d’une sorte de psychanalyse faite femme, émergeant soudainement du continent noir où on l’avait reléguée.

 

À cet égard, Beauvoir s’inscrivait dans une double tradition. J’ai montré qu’il existait partout dans le monde deux voies d’implantation pour la psychanalyse : l’une plutôt médicale, psychologique ou pédagogique, l’autre intellectuelle. Cela n’est pas étonnant. La psychanalyse étant à la fois un système de pensée et une thérapeutique, elle touche les deux domaines. D’un côté, elle interpelle les écrivains et les philosophes, de l’autre, elle concerne tous ceux qui s’occupent de clinique : soigner, éduquer, guérir.

 

En France, les surréalistes furent les premiers, face à la corporation médicale, à donner un essor à la doctrine freudienne. Simone de Beauvoir prit donc la suite de cette tradition. Cependant, sa formation, comme celle de Sartre, de Paul Nizan ou de Daniel Lagache, n’était pas identique à celle des surréalistes. Comme tous les philosophes de sa génération, qui se destinaient à l’enseignement, Beauvoir s’initia à la psychopathologie et il est probable qu’elle suivit les présentations de malades de Georges Dumas à l’hôpital Sainte-Anne.

 

D’où une appréhension de la psychanalyse qui se traduit d’emblée chez elle par une réflexion sur la clinique des maladies mentales, liée à l’école française autant qu’à l’école allemande, et surtout à Karl Jaspers. On en trouve la trace dans les cours qu’elle délivre à ses élèves en 1936 au lycée Molière. Elle les initie à la lecture des œuvres de Proust et de Gide, leur parle de sexualité et de psychanalyse et leur conseille de se rendre à Sainte-Anne, ce qui lui vaudra déjà d’être bannie de l’enseignement secondaire pour conduite immorale .

 

Sans citer beaucoup Melanie Klein et sans distinguer la querelle interne entre les héritiers de Freud, Simone de Beauvoir prend en réalité le parti de l’école anglaise — et plus nettement encore celui de Karen Horney — tout en croyant adopter celui de Deutsch. Elle reproche à Freud, comme d’ailleurs à Adler, de calquer le destin féminin sur celui à peine modifié de l’homme. Elle affirme donc l’existence d’un deuxième sexe. Mais, en s’appuyant sur l’existentialisme sartrien, elle s’écarte du préjugé naturaliste propre à toutes les écoles psychanalytiques issues de la critique du freudisme classique : « On ne naît pas femme, dit-elle, on le devient  ».

 

La formule est admirable et les pages que consacre Beauvoir à l’enfance et à l’adolescence meurtries des filles sont d’autant plus poignantes qu’elles s’appuient sur les grands cas de la littérature psychanalytique ou psychopathologique.

 

De même que, pour Sartre, l’antisémitisme n’est pas un problème juif, pour Beauvoir, la question féminine n’est pas l’affaire des femmes mais de la société des hommes, seule responsable à ses yeux de leur inféodation à des idéaux masculins :

 

« Qu’il ne fut pas indifférent d’être juif ou aryen, à présent je le savais, avait-elle constaté en 1943, mais je ne m’étais pas avisée qu’il y eût une condition féminine. Soudain, je rencontrai un grand nombre de femmes qui avaient dépassé la quarantaine et qui, à travers la diversité de leurs chances et de leurs mérites avaient toutes fait une expérience identique : elles avaient vécu en êtres relatifs. »

 

Certes, Beauvoir fait de la sexualité féminine une différence, à la manière dont l’école culturaliste américaine — de Ruth Benedict à Margaret Mead — soutenait l’existence d’un relativisme : à chaque culture son type psychologique, à chaque groupe son identité, à chaque minorité son pattern. Si bien que toute société n’est que la somme de ses diverses communautés : les enfants, les Juifs, les fous, les femmes, les nègres.

 

Cependant, elle donne un contenu existentiel à cette différence : le féminin demeure à ses yeux un devenir perpétuel qui ne s’enracine ni dans le social, ni dans l’inconscient, ni dans le biologique, mais qui se construit de façon dialectique dans le vécu du sujet, dans sa conscience, et en relation avec un environnement. Il se forge dans un rapport d’altérité : la femme est Autre, elle est l’autre de l’homme, aliénée dans l’image que la société masculine lui renvoie d’elle-même.

 

À cet égard, Beauvoir nie l’existence de l’inconscient freudien. Non seulement elle le considère comme une instance biologique entravant la liberté humaine, mais elle lui attribue une valeur universelle qui néglige à ses yeux la différence féminine. Aussi reste-t-elle tributaire d’une lecture biologisante de la doctrine freudienne à laquelle elle oppose une phénoménologie existentielle tirée des positions de Sartre dans L’Être et le néant . On sait que celui-ci substitue à l’inconscient freudien la notion de mauvaise foi qu’il intègre à la conscience pour définir une pathologie de l’ambivalence. Le sujet est alors condamné à unir en un seul acte une transcendance et une facticité. L’inconscient au sens sartrien et beauvoirien suppose que rien n’existe avant le surgissement originel d’une conscience de la liberté mise en acte.

 

Pour fascinante qu’elle soit, la formule du devenir femme n’en recèle pas moins une dénégation. Car si aucun être humain n’est réductible à son destin anatomique, on ne peut pas nier que l’existence de cette réalité soit une détermination comme une autre. Il est aussi vain en effet de nier l’anatomie que de rejeter le devenir existentiel du sujet ou l’autonomie du psychisme. Or, tout se passe pour Beauvoir comme si elle avait besoin d’abolir la réalité biologique de la différence des sexes — selon laquelle on naît homme ou femme — pour élaborer son étude sur la construction de l’identité féminine. Il y a là une attitude comparable à celle de Freud, lequel avait contourné la question du féminisme pour inventer une théorie de la sexualité véritablement émancipatrice.

 

Pour éluder le biologisme freudien, Beauvoir s’appuie donc sur l’existentialisme. Et c’est sur ce terrain qu’elle croise la théorie lacanienne du stade du miroir. Si on ne naît pas femme, dit-elle en substance, c’est que le moi n’acquiert son statut qu’en devenant un autre. Dans une phrase du manuscrit du Deuxième Sexe, elle note que « l’enfant ne prend conscience de son identité qu’à travers l’image achevée (?) que lui renvoie le miroir, il n’acquiert un moi qu’en se faisant autre. Cela explique que l’homme puisse déléguer (?) à des biens une importance aussi fondamentale qu’à sa vie même. C’est vraiment lui-même qu’il y trouve parce qu’il s’est perdu en eux (?)  ».

 

En 1931, Henri Wallon avait donné le nom d’épreuve du miroir à une expérience par laquelle un enfant, mis devant un miroir, parvient progressivement à distinguer son corps propre de l’image reflétée de celui-ci. Cette opération dialectique s’effectue selon Wallon grâce à une compréhension symbolique par le sujet de l’espace imaginaire dans lequel se forge son unité. Dans cette perspective, l’épreuve du miroir spécifie le passage du spéculaire à l’imaginaire, puis de l’imaginaire au symbolique.

 

Or, dès le 16 juin 1936, Lacan s’était appuyé sur la terminologie wallonienne pour transformer l’épreuve du miroir en un stade du miroir, c’est-à-dire en un mélange de position au sens kleinien et de stade au sens freudien. Ainsi avait-il fait disparaître toute référence à une dialectique naturelle. Dans l’optique lacanienne, la notion de stade du miroir n’avait donc plus rien à voir, ni avec un vrai stade, ni avec un vrai miroir. Le stade au sens lacanien devenait une opération psychique, voire ontologique, par laquelle l’être humain se constitue dans une identification à son semblable.

 

Selon Lacan, qui empruntait cette idée à l’embryologiste hollandais Louis Bolk, la portée du stade du miroir devait être rattachée à la prématuration de la naissance attestée objectivement par l’inachèvement anatomique du système pyramidal et à l’incoordination motrice des premiers mois de la vie.

 

Dès cette date, et encore plus au fil des années, Lacan continua de se séparer de la visée psychologique propre à Wallon en décrivant le processus sous l’angle de l’inconscient, et non plus de la conscience, et en affirmant que le monde spéculaire, où s’exprime l’identité primordiale du moi, ne contient aucune altérité . D’où cette définition canonique : le stade du miroir est une phase, c’est-à-dire un état, qui succède structurellement à un autre état, et non pas un stade au sens évolutionniste. La nuance n’était pas négligeable, même si Lacan maintenait la terminologie freudienne. Situé entre les six et les dix-huit premiers mois de la vie, le stade du miroir était ainsi pensé comme le moment ou l’état durant lequel l’enfant anticipe la maîtrise de son unité corporelle par une identification à l’image du semblable et par la perception de sa propre image dans un miroir.

 

On voit comment Lacan élabore, à travers la notion de stade du miroir, sa première conception de l’imaginaire et comment il construit un concept de sujet, distinct du moi, qui n’a rien à voir avec celui de Freud mais qui fait partie d’une théorie générale du psychisme.

 

Nourrie elle aussi d’hégélianisme, Simone de Beauvoir ne pouvait pas ne pas s’intéresser à la perspective lacanienne. Cependant, ses références ne sont pas les mêmes que celles de Lacan puisqu’elle lit La Phénoménologie de l’esprit en juillet 1940, et qu’elle n’a jamais été marquée par l’interprétation kojévienne.

 

En conséquence, ce qu’elle retient en 1949 de la notion de stade du miroir est plus proche de la conception wallonienne que de la conceptualité lacanienne. On comprend alors pourquoi, elle en fait le point fort de sa démonstration du devenir femme. La notion lui permet en effet de sortir, comme Lacan, mais par d’autres moyens, du biologisme freudien. Lacan passe par Hegel et Kojève pour accéder à Freud tandis que Beauvoir passe par Lacan pour substituer un existentialisme au biologisme freudien. Mais, du même coup, elle contourne également la notion de psychisme, c’est-à-dire celle de construction inconsciente de la subjectivité.

 

J’ai pu établir que Beauvoir chercha à rencontrer Lacan quand elle rédigeait Le Deuxième Sexe. Elle lui téléphona et lui demanda des conseils sur la manière de traiter le sujet. Flatté, celui-ci répondit qu’il faudrait cinq ou six mois d’entretiens pour débrouiller la chose. N’ayant guère envie de consacrer autant de temps pour un ouvrage déjà fortement documenté, Beauvoir lui proposa quatre entrevues. Il refusa .

 

Que Lacan n’ait pas jugé bon de s’entretenir avec Beauvoir n’empêcha pas celle-ci de se référer à lui, et surtout à son maître en psychiatrie — Gaétan Gatian de Clérambault —, pour fonder sa théorie du narcissisme féminin. S’éloignant de Freud, elle prit appui sur la clinique de l’érotomanie. Folie de l’amour fou, fort bien décrite par Clérambault, l’érotomanie consiste pour un sujet, féminin en général, à se croire aimé du monde entier.

 

C’est ce terme qui allait permettre à Beauvoir de distinguer les trois manières par lesquelles les femmes tentent de réaliser solitairement leur salut individuel :

 

« Elles essaient de justifier leur existence au sein de leur immanence, c’est-à-dire de réaliser la transcendance dans l’immanence. C’est cet ultime effort — parfois ridicule, souvent pathétique — de la femme emprisonnée pour convertir sa prison en un ciel de gloire, sa servitude en souveraine liberté que nous trouvons chez la narcissiste, chez l’amoureuse, chez la mystique . »

 

C’est donc une véritable psychologie de l’aliénation féminine que Beauvoir tente ici de construire : la femme narcissique s’aliène dans sa propre image au point de devenir délirante, la femme amoureuse s’aliène dans son partenaire au point de se soumettre à une servitude volontaire, et la femme mystique s’aliène en dieu au point de devenir folle. Dans les trois cas de figure, nul accès à l’indépendance n’est possible.

 

On sait qu’en 1914, Freud avait consacré un article à ce sujet . Renonçant à l’idée classique, admise en psychiatrie, selon laquelle le narcissisme serait un comportement pervers ou une forme de fétichisme consistant à prendre sa personne pour objet d’amour, il donna de la notion une définition nouvelle, considérant le narcissisme à la fois comme un phénomène libidinal et comme une étape essentielle au développement sexuel de l’être humain. Il décrivait toutes les situations possibles, de la plus normale à la plus pathologique, selon que la libido se replie sur le sujet ou qu’au contraire se déploie vers l’objet.

 

L’assimilation du narcissisme à l’érotomanie allait permettre à Beauvoir de ne pas prendre en compte l’idée que certaines formes de constructions universelles de l’identité oscilleraient pour chaque sujet entre une norme et une pathologie.

 

En fait, Beauvoir définit le narcissisme féminin comme une psychose dont la femme, pour devenir femme, doit se libérer : une psychose de la représentation du corps. Là aussi intervient une expérience vécue. On sait que Beauvoir fut poursuivie par l’amour d’une de ses anciennes élèves, Nathalie Sorokine, avec laquelle elle eut des relations sexuelles. Or, la description qu’elle en fait dans sa correspondance ressemble à celle que l’on trouve dans Le Deuxième Sexe.

 

Il n’est pas anodin de savoir que ce livre est aussi une autobiographie à demi masquée, ce qui lui donne une puissance supplémentaire. En effet, Beauvoir le rédigea au moment où elle accédait à une véritable vie sexuelle dans sa relation avec Nelson Algren. Et d’ailleurs, celui-ci joua un rôle déterminant dans l’élaboration de l’ouvrage, non seulement en initiant sa compagne à la littérature américaine — et à la vie des femmes noires notamment — mais en la plongeant dans une situation de déchirement passionnel.

 

Avant cette rencontre, Beauvoir avait entretenu des relations amoureuses avec les compagnons de Sartre et elle avait eu pour amies des femmes — anciennes élèves en général — qui étaient devenues les amantes du philosophe après avoir été les siennes . Mais, avec sa nouvelle vie, elle allait devoir concilier l’inconciliable : son amour idéal pour Sartre, qu’elle regardait comme son maître en philosophie mais dont elle se sentait la mère, la sœur et l’épouse, et son désir charnel pour un amant dont elle n’idéalisait guère les productions littéraires.

 

Au moment de la rédaction du Deuxième Sexe, elle tentait donc, dans sa vie amoureuse, de surmonter cette discontinuité dont avait parlé Freud en 1912 et dont elle donnera cette définition dans son livre : « Pour la femme (au contraire de l’homme) l’amour est une totale démission au profit d’un maître ». Aussi bien insistait-elle sur l’aliénation des femmes à l’ordre masculin alors même qu’elle s’était attribué la liberté de choisir son destin. Elle avait refusé d’être mère et épouse tout en préservant son amour pour Sartre — un maître auquel elle ne se soumettait pas — sans pour autant renoncer à sa liaison avec Algren, l’amant auquel elle se dérobait pour ne pas lui donner ce qu’il lui réclamait : être son épouse américaine.

 

Femme libre et indépendante, Beauvoir entrait donc dans la modernité en concevant un ouvrage sur l’aliénation féminine dans lequel elle décrivait des situations en apparence fort éloignées de la sienne mais dont elle ressentait, mieux que quiconque sans doute, la double puissance de destruction et d’émancipation.

 

Autobiographie, essai d’histoire de la sexualité, moment fondateur d’un nouveau féminisme, Le Deuxième Sexe réalisa pour la France, je l’ai dit, la première synthèse des doctrines psychanalytiques sur la féminité.

 

En 1958, Lacan s’en inspira sans le dire — et pour en contredire les termes — lors de sa magistrale révision des thèses de l’école viennoise et de l’école anglaise. Il conserva le monisme et la libido unique tout en introduisant à la place de l’Autre sexe (la différence) la notion de supplément qui fera fortune . Quinze ans plus tard, il annonça que « La Femme n’existe pas ». Entendue par les féministes anglaises — et notamment par Juliet Mitchell — comme un slogan qui prenait acte du scandale de l’inexistence historique des femmes, la formule signifiait aussi qu’aucune naturalisation d’une quelconque essence féminine n’était recevable. Dans tous les cas de figure, il s’agissait bien d’une réponse différée à Beauvoir .

 

Outre-Atlantique, Le Deuxième Sexe ouvrit la voie à tous les travaux littéraires, sociologiques et psychanalytiques des années 1970 qui visaient à distinguer radicalement le sexe, ou corps sexué, et le genre (gender) en tant que construction identitaire. De Robert Stoller  à Judith Butler en passant par Heinz Kohut, de l’étude du transsexualisme à celle du Self narcissique, puis du transgenre ou du queer, on retrouve partout présente, même si elle n’est pas toujours nommée, la grande interrogation beauvoirienne qui avait permis, pour la première fois, de porter un nouveau regard sur le statut de toutes les différences refoulées par l’histoire officielle, et parmi elles, la plus scandaleuse, celle du devenir femme.

 

Pour citer cet article

Roudinesco Élisabeth, « Le Deuxième Sexe à l'épreuve de la psychanalyse. », L'Homme et la société 1/2011 (n° 179-180) , p. 28-45 

URL : www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2011-1-page-28.htm

DOI : 10.3917/lhs.179.0028.

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