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Faut-il s’égarer pour se connaître ? Michel Foucault

Faut-il s’égarer pour se connaître?

Michel Foucault

 

  

À travers cette question, Michel Foucault a bien posé tout le paradoxe de la connaissance de soi. Dans son ouvrage, Les mots et les choses (1966) Foucault a montré tout ce que la connaissance de l’homme pouvait avoir de déshumanisant. Tout se passe comme si, en se posant lui-même comme objet de connaissance, l’homme s’aliénait de sa propre humanité en se chosifiant. Adaptée à la connaissance de soi, une telle aliénation se muerait en un égarement de soi. C’est en tout cas ainsi que je comprends la question pertinente posée par Foucault.  

 La question de Foucault semble présupposer qu’un accès direct à la connaissance de soi ne soit pas possible, d’où la nécessité du détour. Mais Foucault va encore plus loin en suggérant implicitement que ce détour soit un égarement. On notera au passage que la question de Foucault fait écho à la phrase célèbre de saint Augustin : « Je ne te chercherai pas si je ne t’avais pas déjà trouvé ». En effet, s’égarer pour se connaître c’est un peu comme se perdre pour se trouver. Or Augustin semble suggérer que le fait de se croire perdu serait déjà le signe qu’en réalité on a déjà trouvé...

L’intérêt de la question réside surtout dans la multiplicité de sens qu’on peut donner au verbe s’égarer. Au sens littéral du terme, s’égarer, c’est ne plus retrouver son chemin, mais au sens métaphorique s’égarer peut à la fois prendre un sens intellectuel, moral ou psychologique. Dans sa métaphore célèbre du cavalier masqué égaré dans une forêt, Descartes a privilégié le sens intellectuel avec l’idée que la connaissance doit passer par l’égarement du doute. Juste après lui, Pascal a repris à son compte le thème moraliste chrétien éculé de l’égarement de la chair. Et plus récemment avec l’avènement de la psychologie de nombreux psys ont comparé la folie à une sorte d’égarement psychique…

Or, à mon sens ce sont ces trois registres qui peuvent être retenus en même temps, la connaissance de soi étant à la fois une affaire intellectuelle, morale et psychologique. Or, qu’il soit intellectuel, moral ou psychologique, l’égarement constitue toujours paradoxalement un moyen privilégié pour apprendre à se connaître. Le fait de s’égarer crée une distanciation avec soi-même, or la connaissance de soi passe nécessairement par un tel décalage avec soi.   Comme l’a bien perçu Freud, de par son narcissisme fondamental, l’être humain a toujours tendance à se croire meilleur qu’il n’est, d’où la construction illusoire d’une image de soi flatteuse. Le fait de s’égarer serait ainsi de nature à nous révéler l’être réel que nous sommes par-delà nos illusions narcissiques. Ainsi, le fait de s’être égaré en adhérant à une idée fausse, en ayant commis une faute morale ou en ayant flirté avec la folie sont autant d’expériences douloureuses qui peuvent nous aider à mieux nous connaître en déchirant les voiles de l’illusion…  

Enfin, c’est certainement Hegel qui a le mieux évoqué cette nécessité de s’égarer pour se connaître à travers sa comparaison du mouvement dialectique de la conscience à l’Odyssée d’Ulysse. L’existence paisible d’Ulysse auprès de Pénélope à Itaques avant la guerre de Troie correspond au moment de la thèse. Son « égarement » de 21 ans dans la Méditerranée avec toutes ses aventures correspond au moment de l’antithèse. Enfin, son retour à Itaques auprès de Pénélope correspond au moment de la synthèse. Pour Hegel, comme Ulysse chacun doit traverser son Odyssée de la conscience afin de se connaître. Avec Hegel cependant, s’il faut s’égarer pour se connaître, il faut aussi prendre conscience de s’être égaré à l’image d’Ulysse. Si Ulysse n’avait pas eu mauvaise conscience pour les meurtres qu’il a permis, pour les mensonges qu’il a prononcés ou pour les adultères qu’il a commis, il ne serait pas un héros, mais juste un salaud… Or, au sens sartrien, le salaud, c’est précisément l’être de la mauvaise foi, celui qui refuse de se voir tel qu’il est !

 

 

Jean Luc berlet.

café-philo du 6 juin 2016.

                                 

    

 

 

   

 

    

                                          

 

          

     

Traité sur le précepte; connais toi toi-même, par Porphyre adressé à Jamblique 01.

1. [LIVRE I.] Quel est le sens, quel est l’auteur du précepte sacré qui est inscrit sur le temple d’Apollon, et qui dit à celui qui vient implorer le Dieu : Connais-toi toi-même ? Il signifie, ce semble, que l’homme qui s’ignore lui-même ne saurait rendre au Dieu des hommages convenables ni en obtenir ce qu’il implore. Soit que ce précepte, si utile pour l’homme dans toutes les circonstances de la vie, ait pour auteur Phémonoé 02, qui passe pour avoir transmis la première aux hommes les oracles d’Apollon, ou Phanothéa, fille de Delphus ; soit que Bias 03, ou Thalès, ou Chilon 04 l’ait Inscrit sur le temple, par suite d’une inspiration divine ; soit que Chilon, comme le prétend Cléarque 05, ayant demandé à Apollon ce qu’il était le plus utile aux hommes d’apprendre, en ait reçu pour réponse Connais — toi toi-même ; soit que ce précepte ait été inscrit sur le temple avant l’époque de Chilon, comme le dit Aristote dans ses livres sur la philosophie ; dans tous les cas, Jamblique 06, quelle que soit l’opinion qu’on ail sur l’origine de ce précepte, il faut admettre que, puisqu’il est inscrit sur le temple de Delphes, il a été ou dit ou inspiré par le Dieu. Il nous reste donc à examiner ce qu’il signifie, et ce qu’au nom d’Apollon il nous prescrit de faire avant de nous purifier par l’eau lustrale.

II. [LIVRE I.] Peut-être le précepte Connaît-toi toi-même équivaut-il à Sois tempérant σωφρόνει (sofrónei) 07, c’est-à-dire Conserve la sagesse σῶζε τὴν φρόνησιν (sóze tín frónisin) : car la tempérance est une espèce de conservation de la sagesse σαοφροσύνη (sofrosýné). En ce cas, Apollon parlerait de la sagesse τὸ φρ π νεῖν (tó frpneín) et de la cause de la sagesse en nous prescrivant de nous conserver nous-mêmes. Si telle est la pensée du Dieu, il nous faut connaître quelle est notre essence. — D’autres philosophes, qui admettent que l’homme est un petit monde, disent que le précepte d’Apollon commande sans doute de se connaître soi — même, mais que, l’homme étant un petit monde, la prescription de se connaître soi-même équivaut à celle de se livrer à l’étude de la philosophie. Si donc nous voulons nous livrer à l’étude de la philosophie sans nous égarer, appliquons-nous à nous connaître nous-mêmes, et nous arriverons à la droite philosophie en nous élevant de la conception de nous-mêmes à la contemplation de l’univers 08. — Sans doute, on a raison de dire que nous concluons de ce qui est en nous à tout ce qui est hors de nous, et qu’après nous être cherchés et nous être trouvés nous-mêmes, nous passons facilement à la contemplation de l’univers 09 ; peut-être cependant Apollon nous ordonne-t-il de nous étudier nous-mêmes moins pour arriver à posséder la philosophie que pour atteindre un but plus relevé, en vue duquel nous étudions la philosophie elle-même. En effet, si nous nous appliquons à la philosophie, c’est parce que nous avons de l’inclination pour la sagesse et que nous aimons la spéculation. Or, le zèle que nous mettons à accomplir le précepte Connaît-toi toi-même nous conduit au véritable bonheur, qui a pour conditions l’amour de la sagesse, la contemplation du Bien, laquelle est le fruit de la sagesse, et la connaissance des êtres véritables (10). Dans ce cas, le Dieu nous ordonne de nous connaître nous-mêmes, non pour nous livrer à l’étude de la philosophie, mais pour arriver au bonheur par l’acquisition de la sagesse. En effet, trouver notre essence réelle, la connaître véritablement, c’est acquérir la sagesse ; or, le propre de la sagesse est d’avoir la science véritable de l’essence réelle des choses, et la possession de la sagesse conduit au véritable bonheur 11.

III. [LIVRE IV.] Comme en descendant ici-bas nous revêtons l’homme extérieur, et que nous tombons dans l’erreur de croire que ce qu’on voit de nous est nous-mêmes, le précepte Connais-toi toi-même est fort propre à nous faire connaître quelles facultés constituent notre essence. Platon, en mentionnant dans le Philèbe le précepte Connais-toi toi-même, distingue trois espèces d’ignorance à cet égard 12. L’ignorance de soi-même est donc un mal sous tous les rapports, soit qu’ignorant la grandeur et la dignité de l’homme intérieur 13 on rabaisse ce divin principe, soit qu’ignorant la bassesse naturelle de l’homme extérieur, on ait le tort de s’en glorifier. C’est qu’alors on ne sait pas que la nature se joue de toute chose mortelle,

Comme, sur les bords de la mer, un enfant.

Qui a, de ses mains délicates, élevé des édifices de sable

Les pousse ensuite du pied et les confond en se jouant 14.

Ainsi, quiconque, par ignorance de soi-même, exalte son extérieur glorifie plus qu’elle ne le veut la nature qui l’a formé : car il admire comme des chefs-d’œuvre des choses que la nature fait en se jouant, tandis que celle-ci paraît estimer chacune de ces choses à sa véritable valeur et ne partage pas l’erreur de ceux qui exaltent ses dons outre mesure. Le précepte Connais-toi toi-même s’applique donc à l’appréciation de toutes nos facultés, puisqu’il nous commande de connaître la mesure de chaque chose. Ce précepte semble signifier qu’il faut connaître notre âme et notre intelligence, parce qu’elles constituent notre essence. Enfin, nous connaître parfaitement nous-mêmes, c’est tout à la fois nous connaître nous-mêmes [c’est-à-dire notre âme], connaître ce qui est nôtre [c’est-à-dire notre corps] et ce qui se rapporte à ce qui est nôtre.

Platon a raison de nous recommander dans le Philèbe de nous séparer de tout ce qui nous entoure et nous est étranger, afin de nous connaître nous-mêmes à fond, de savoir ce qu’est l’homme immortel et ce qu’est l’homme extérieur, image du premier, et ce qui appartient à chacun d’eux. À l’homme intérieur appartient l’intelligence parfaite ; elle constitue l’homme même, dont chacun de nous est l’innée. À l’homme extérieur appartient le corps avec les biens qui le concernent. Il faut savoir quelles sont les facultés propres à chacun de ces deux hommes et quels soins il convient d’accorder à chacun d’eux, pour ne pas préférer la partie mortelle et terrestre à la partie immortelle, et devenir ainsi un objet de pitié et de risée dans la tragédie et la comédie de cette vie insensée 15, enfin pour ne pas prêter à la partie immortelle la bassesse de la partie mortelle et devenir misérables et injustes par ignorance de ce que nous devons à chacune de ces deux parties 16.

(01) Ces trois fragments sont extraits du Florilegium de Stobée, tit. xxi, § 26, 27, 28, éd. Gaisford..

(02) Voy. Diogène Laërce, 1, § 40.

(03) Voy. Stobée, Florilegium, lit. xxi, § 11.

(04) Ibid., § 13.

(05) Ibid., § 12.

(06) Jamblique, à qui est adressé ce traité, avait composé un Commentaire sur l’Alcibiade de Platon, dans lequel il paraît avoir beaucoup emprunté à Porphyre, et, comme Proclus s’est lui-même, de son propre aveu, inspiré du travail de Jamblique, il en résulte qu’il a dû reproduire souvent les idées de Porphyre, quoiqu’il ne le nomme pas. Voy. l’analyse que Proclus a donnée du travail de Jamblique dans son Commentaire sur l’Alcibiade de Platon, t. Il, p. 34, éd. de M. Cousin.

(07) Voy. Platon, Charmide.

(08) Voy. Plotin, Enn. IV, liv. i, § 1.

(09) « L’âme est l’image de ce qui est au-dessus d’elle et le modèle de ce qui est au-dessous d’elle. Donc, en se connaissant elle-même et en s’analysant, elle connaît toutes choses sans sortir de sa nature propre. » Proclus , Comm. sur le Timée, p. 231. Bossuet dit aussi : « La sagesse consiste à connaître Dieu et à se connaître soi-même. La connaissance de nous-mêmes nous doit élever a la connaissance de Dieu. » (De la Connaissance de Dieu et de toi-même, préambule.)

(10) Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles. § i, t. I, p. LI ; et Plotin, Enn. 1, liv. iv, § 3.

(11) Proclus interprèle dans le même sens le précepte Connait-toi toi-même : « La doctrine exposée dans les dialogues de Platon et la philosophie en général nous paraissent avoir pour principe fondamental la connaissance de notre nature. En la prenant sagement pour base de nos spéculations, nous saurons avec exactitude quel est le bien qui nous convient et quel est son contraire : car la perfection des êtres diffère selon leur essence et leur rang... Le précepte Connais-toi toi-même inscrit sur le fronton du temple de Delphes indiquait, je crois, la manière de s’élever à Dieu et le moyen le plus sûr de se purilier. Il disait aux esprits capables de le comprendre que celui qui se connaît lui-même peut, en débutant ainsi par le vrai principe, s’unir au Dieu qui nous révèle toute vérité et nous guide dans la vie purificative ; tandis que celui qui s’ignore lui-même, élant un profane, un homme non initié aux mystères, ne saurait participer aux bienfaits d’ApolIon. La connaissance de soi-même est donc le principe de la philosophie et de la doctrine de Platon. (Comm. sur l’Alcib., l. Il, p. 2,13).

(12) Platon, Philèbe, I. Il, p. 410 de la trad. de M. Cousin. Porphyre avait composé sur ce dialogue un Commentaire qui est cité par (Olympiodore (Scholies sur le Philèbe, p. 239, 262, dans le Platonis Philebus de Stalbaum, Leipsick, 1821), et par Simplicius (Comm. sur la Physique d’Aristote, III, 104).

(13) Cette expression est empruntée au Philèbe de Platon, t. Il, p. 408 de la trad. de M. Cousin.

(14) Homère, Iliade, XV, vers 365-367.

(15) Expression de Platon, Philèbe, t. II, p. 408 de la trad. de M. Cousin. Olympiodore dit à ce sujet : « Bacchus préside à la génération, à la vie et à la mort, et de là à la tragédie et à la comédie, l’une qui représente la vie et le côté plaisant des choses, l’autre qui peint le malheur et la mort. » (Comm. sur le Phédon, dans Cousin, Fragments de Philosophie ancienne, p. 402.)

(16) Saint Augustin interprète dans le mime sens le précepte Connais-toi toi-même : « Utquid ergo ei [menti] proeceptum est ut se ipsam cognoscet ? » Credo, ut se ipsam cogitet et secundum naturam suam vivat, id est, ut secundum naturam suam ordinari appelat, sub eo scilicet cui subdenda est, supra ea quibus praeponenda est ; sub illo a quo regi debet, supra ea quoe regere debet, etc. » (De Trinitate, X, 5.) Voy. aussi Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même, IV, 11.égarer : De l’ancien français esgarer, de es —+ garer. Mettre hors du droit chemin.

garer : De l’occitan garar : mettre à l’abri , être sur ses gardes (voir page de discussion). anagramme rager.

Prendre soin de soi-même est une injonction qu’on retrouve dans de nombreuses doctrines philosophiques. Chez les philosophes grecs, et surtout chez Epictète, l’homme doit avant tout veiller à lui-même. Dans un long article intitulé «La culture de soi», Michel Foucault rappelle que le «souci de soi» est un «privilège-devoir, un don-obligation qui nous assure la liberté en nous astreignant à nous prendre nous-même comme objet de toute notre application.» 

 

Michel Foucault, «La culture de soi», in Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Gallimard, collection «Tel», 1984, pp. 67-70.

 

La notion de «souci de soi» développée notamment par la philosophie stoïcienne n’est pas un individualisme. Le soin de soi ne néglige jamais l’Autre. Il est au contraire une application sociale de que nous appelons aujourd’hui le care, stimulant jeu d’échanges et d’obligations réciproques. Michel Foucault montre ici comment le jeu entre le soin de soi et l’aide de l’autre apporte aux relations une coloration nouvelle.

 

Michel Foucault, «La culture de soi», in Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Gallimard, collection «Tel», 1984, pp. 70-75.

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