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Matilde Viscontini Dembowski

Matilde Viscontini Dembowski

De l’amour,

Chapitre XVII

La beauté détrônée par l’amour.

 

Albéric rencontre dans une loge une femme plus belle que sa maîtresse (je supplie qu’on me permette une évaluation mathématique), c’est-à-dire dont les traits promettent trois unités de bonheur, au lieu de deux (je suppose que la beauté parfaite donne une tranquillité de bonheur exprimée par le nombre quatre).

Est-il étonnant qu’il préfère les traits de sa maîtresse, qui lui promettent cent unités de bonheur? Même les petits défauts de sa figure, une marque de petite vérole, par exemple, donnent de l’attendrissement à l’homme qui aime et le jettent dans une rêverie profonde lorsqu’il les aperçoit chez une autre femme; que sera-ce chez sa maîtresse? C’est qu’il a éprouvé mille sentiments en présence de cette marque de petite vérole, que ces sentiments sont pour la plupart délicieux, sont tous du plus haut intérêt, et que, quels qu’ils soient, ils se renouvellent avec une incroyable vivacité à la vue de ce signe, même aperçu sur la figure d’une autre femme.

Si l’on parvient ainsi à préférer et à aimer la laideur; c’est que dans ce cas la laideur est beauté 1. Un homme aimait à la passion une femme très maigre et marquée de petite vérole : la mort lui l’a ravie. Trois ans après, à Rome, admis dans la familiarité de deux femmes, l’une plus belle que le jour, l’autre maigre, marquée de petite vérole, et par là, si vous voulez assez laide : je le vois aimer la laide au bout de huit jours qu’il emploie à effacer sa laideur par ses souvenirs; et, par une coquetterie bien pardonnable, la moins jolie ne manqua pas de l’aider en lui fouettant un peu de sang, chose utile à cette opération 2. Un homme rencontre une femme et est choqué de sa laideur; bientôt, si elle n’a pas de prétentions, sa physionomie lui fait oublier les défauts de ses traits : il la trouve aimable et conçoit qu’on puisse l’aimer; huit jours après, il a des espérances; huit jours après, on les lui retire, huit jours après, il est fou. 

 

1— La beauté n’est que la promesse du bonheur. Le bonheur d’un Grec était différent du bonheur d’un Français de 1822. Voyez les yeux de la Vénus de Médicis et comparez-le aux yeux de la Madeleine de Pordenomo (chez madame de Sommariva).

2— Si l’on est dur de l’amour d’une femme, on examine si elle est plus ou moins belle; si l’on doute de son cœur, on n’a pas le temps de songer à sa figure.

 

C’est dans son livre De l’Amour que Stendhal a lâché cette petite phrase lourde de conséquences. En bon romantique, Stendhal a voué un véritable culte à la beauté, et tout particulièrement à la beauté féminine. Mais fort de son expérience de séducteur éternellement insatisfait, Stendhal savait aussi que la promesse de bonheur offerte par la belle femme n’est que rarement tenue ! Dans la phrase de Stendhal c’est le « que » qui est décisif, car il induit l’idée que la beauté et le bonheur ne font pas bon ménage…

Selon la tradition romantique stendhalienne, la beauté humaine a un caractère éminemment illusoire en raison du phénomène de cristallisation amoureuse qui en est à l’origine. C’est avec génie que Stendhal a appliqué aux émotions humaines le processus chimique de la cristallisation qu’il a observé dans une mine de sel de Salzbourg. La brindille qu’on jette dans la cuve de sel se transforme en véritable œuvre d’art à travers sa cristallisation par le sel. Or, pour Stendhal, l’amour agit sur le corps humain comme le sel sur la brindille. C’est au début de son roman culte Le rouge et le noir, que Stendhal nous décrit une scène type de cristallisation amoureuse. Le jeune Julien Sorel arrive dans la propriété de la famille Reynal dans la ville de Verrière dans le Jura en sa qualité de précepteur pour les enfants. Madame Reynal, une femme de 34 ans, décrite comme assez banale, l’attend dans son beau jardin printanier. Julien, alors âgé de 20 ans et enquête d’aventures amoureuses, a le coup de foudre pour Madame de Reynal. Il la trouve bien plus belle qu’elle ne l’est en lui associant la beauté des fleurs qui l’entourent, ce qui est précisément un phénomène de cristallisation… Mais la décristallisation en tant que phénomène artificiel appelle tôt ou tard une décristallisation d’où l’infidélité de Julien Sorel qui quitte Madame de Reynal pour Mathilde de la Mole… Et la promesse de bonheur apportée par la beauté au héros du Rouge et du noir n’est pas tenue car Julien Sorel finit guillotiné en raison de ses convictions bonapartistes…

Le mot de Stendhal peut aussi prendre un sens différent si l’on met entre parenthèses l’identité de l’auteur qui l’a prononcé. Ainsi, dans la bouche d’un Schopenhauer, cette phrase prendrait un sens tout autre que dans celle de Stendhal. Pour le pessimiste invétéré qu’était Schopenhauer, le bonheur n’existe pas, car « la vie telle un pendule oscille toujours entre la douleur et l’ennui ». En revanche, le philosophe allemand croit dans une consolation de l’esthétique et de l’art, et tout particulièrement de la musique. La beauté musicale est une promesse de bonheur pour le mélomane Schopenhauer, car cette beauté le délivre pour un moment du cercle vicieux du vouloir-vivre, source de la souffrance. Il trouve précisément une consolation dans cette promesse du bonheur parce qu’il sait qu’elle ne sera jamais tenue. Du coup, la promesse devient en-soi cette douce consolation à la dureté de l’existence. Or, comme l’a remarquablement montré le psychiatre américain Irvin Yalom dans La méthode Schopenhauer, c’est précisément quand on n’espère plus rien de la vie que les meilleures surprises deviennent possibles. Ainsi, tout se passe comme si le sage était celui qui sait se contenter de la beauté de la vie comme promesse du bonheur en sachant bien que cette promesse ne peut être tenue…

 

Biblio : Stendhal, De l’Amour, Le Rouge et le Noir — Artur Schopenhauer, Esthétique et métaphysique — Irvin Yalom, La méthode Schopenhauer  

 

Jean-Luc Berlet

Café-philo d’Albert, le 17 octobre 2016  

 
Portrait de Marcel Proust 1892.Jacques-Emile Blanche. Huile sur toile. Paris, musée d'Orsay

Portrait de Marcel Proust 1892.Jacques-Emile Blanche. Huile sur toile. Paris, musée d'Orsay

« On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement, la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté. »

Proust, la prisonnière 

 

Le dictionnaire donne un sens littéraire du mot promesse, assurance ou espérance que semble donner une chose ou un événement dit le Robert, « et les fruits passeront la promesse des fleurs » écrit Malherbe, « Les jeunes gens ne sont pas tous disposés à se fier aux promesses d’un beau visage…? » Balzac, « un beau ciel pâle plein de promesses de chaleur et de lumière » Maupassant. Pourtant chose et événement ne parlent pas. La promesse est une parole.

On quitte donc la sphère du promis pour celle de ce qui est prometteur. Les fruits sont la promesse des fleurs, les révolutions promesse de lendemains qui chantent, la beauté promesse de bonheur. La chose, l’événement sont eux-mêmes des promesses ou du moins semblent l’être à celui qui projette sur eux une attente ou un espoir, c’est lui qui accroît la chose de sa propre fécondité lui aussi qui donne à la promesse un objet; des fruits, des lendemains qui chantent, du bonheur. Et c’est lui qui décide que cette promesse a été ou n’a pas été tenue, bien qu’il n’en soit pas le destinataire, car cette promesse en soi s’adresse à tous et à chacun. 

Dépourvue donc en elle-même de sujet et, ne s’adressant à personne en particulier, on aurait avec cette sorte de promesse qu’une figure de style métaphorique, issu du dessein de produire un effet sur l’imagination, donc à reléguer dans le domaine de la littérature ou de la rhétorique et de fait les philosophes qui ont traité de la promesse en ont traité comme une sorte de contrat, à la frontière du moral, du juridique et du politique. Comme une sorte d’action différée, transférée qui en sanctionnera la valeur. Or dès qu’on lui donne un objet, la promesse métaphorique la mine, s’inscrit-elle aussi dans ce temps ou l’avenir succède au présent, les fruits succèdent aux fleurs, le bonheur à la beauté. Que serait pourtant une promesse qui ne promet rien?

À moins que. Par-delà l’antinomie, la contradiction, l’alternative, promettre quelque chose ou ne rien promettre du tout, on entende dans la promesse un appel à accomplir.  Cela s’entend dans une phrase de Proust, dans le tome V de « À la recherche du temps perdu », un texte dont le titre est « la prisonnière ». Le narrateur qui avait été obsédé par la petite phrase de la sonate de Vinteuil écoute une œuvre posthume de ce compositeur, un septuor et il entend je cite:

« Et moi pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été aussi, elle venait d’être ce soir même encore, en réveillant à nouveau ma jalousie d’Albertine, elle devait, surtout dans l’avenir, être cause de tant de souffrances, c’était grâce à̀ elle, par compensation, qu’avait pu venir jusqu’à moi l’étrange appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre comme la promesse et la preuve qu’il existait autre chose, réalisable par l’art, sans doute, que le néant que j’avais trouvé́ dans tous les plaisirs et dans l’amour même, et que si ma vie me semblait si vaine, du moins n’avait-elle pas tout accompli. »

Dans cette phrase, le temps des verbes se mélange. On va d’un passé lointain (avait été) à un passé proche (avait cessé d’être), puis à l’avenir (devait à l’avenir être) (je ne serrais plus jamais) puis un présent, mais un présent mis à l’imparfait (qu’il existait autre chose) (ma vie me semblait si vaine), un imparfait parce que ces présents sont pour celui qui écrit des moments qu’il a dépassé. Dans l’expression finale (ma vie me semblait si vaine, du moins n’avait-elle pas tout accompli) les temps présent, passé et avenir se rabattent les uns sur les autres, que la vie du narrateur n’avait pas accompli, elle ne la toujours pas accompli, bien qu’elle soit en train de le faire, quelle ne cessera jamais de le faire, plus jamais tant qu’il vivra. Ces temps sont ramassés dans un présent conscient désormais du néant des plaisirs de la vie et questionné par la promesse qu’il existe autre chose. Promesse, qu’elle soit négative ou non, qui n’appelle rien d’autre qu’à prouver cette existence. Car répondre à cet appel ou accomplir la promesse ne consiste qu’à les faire entendre et transmettre à son tour. L’avenir en ce cas n’est plus une dimension temporelle, mais celle d’une existence, quittant l’existence d’autre chose, l’art pour Proust, pour Stendhal, est une autre manière d’exister. Elle est propre à la fois à la chose dont la fécondité est inépuisable, et a celui qui ne peut en prouver l’existence que grâce à l’écriture et une pensée qui court en avant et en arrière d’elle-même, en découvrant toujours plus qu’elle n’en savait et toujours moins qu’elle ne l’espérait. Car c’est une interrogation, c’est ce qui frappe dans cette phrase de Proust. Il introduit l’interrogation dans la promesse, à la différence quoique, de Stendhal, la négation interroge également. C’est une interrogation qu’elle doit faire entendre à travers des réponses qui ne cherchent pas à supprimer la question pour preuve ce soir il s’agit bien d’une question, mais au contraire à la faire toujours plus insistante. Pour le narrateur donc c’est l’art, leur avenir, qui ouvre un avenir en lequel il voit la seule valeur possible de sa vie, de la vie.

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