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Où est le Surhomme?

Le concept de surhomme traverse l’oeuvre de Nietzsche, mais apparaît de manière éclatante dans Ainsi Parlait Zarathoustra

Levons d’abord les malentendus en expliquant ce que n’est pas le Surhomme, une définition négative.

 

Tous les êtres jusqu’ici ont crée au-delà d’eux-mêmes quelque chose de supérieur à eux. Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? C’est justement cela que l’homme doit être pour le surhomme

 

Ce passage ne doit pas être compris au pied de la lettre. Nietzsche n’est nullement évolutionniste, il utilise cet argument à titre pédagogique, comme une image. Par conséquent, le surhomme n’est pas une nouvelle espèce créée à la suite d’une sélection génétique, voulue ou subie. Il est l’homme qui se surpasse. Une homme se transcendant, qui deviens ce qu’il est.

 

Ainsi on peut tenter de définir le surhomme comme:

 

– Zarathoustra est présenté comme l’annonciateur d’un retournement complet, comme prophète d’une nouvelle culture. Elle sera faite de création, de spontanéité, d’art, dont le jeu, l’activité enfantine ou la danse sont la meilleure image, dont Dionysos, le dieu de l’ivresse et de la danse, et non plus Socrate, serait le symbole.

 

– Zarathoustra est l’incarnation de la lucidité, laquelle lui fait comprendre un état de fait capital : la mort de Dieu. Cette mort a pour conséquence la fin de la transcendance. La terre appartient désormais aux hommes. Et “l’outrage à la terre est maintenant ce qu’il y a de plus redoutable”

 

Précisons au préalable que la traduction de l'allemand über-mensch par surhomme pose des difficultés en français. En effet, Mensch se traduit par humain et non pas par homme (Mann en allemand). Et puis, le préfixe über2 suggère autant d'aller au-delà, de dépasser, de traverser, de franchir que de surmonter… il serait plus juste de parler alors de surhumain plutôt que de surhomme selon Patrick Wotling. Les titres de ses ouvrages les plus célèbres le confirment sans difficulté (Humain, trop humain ; Par delà bien et mal ; Le Crépuscule des idoles, ou comment philosopher à coup de marteau…)

Attention à la traduction.

 

Précisons au préalable que la traduction de l'allemand über-mensch par surhomme pose des difficultés en français. En effet, Mensch se traduit par humain et non pas par homme (Mann en allemand). Et puis, le préfixe über suggère autant d'aller au-delà, de dépasser, de traverser, de franchir que de surmonter… il serait plus juste de parler alors de surhumain plutôt que de surhomme selon Patrick Wotling. Les titres de ses ouvrages les plus célèbres le confirment sans difficulté; Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister, Humain, trop humain ; Jenseits von Gut und Böse. Vorspiel einer Philosophie der Zukunft, Par delà bien et mal ; Götzen-Dämmerung oder wie man mit dem Hammer philosophiert, Le Crépuscule des idoles, ou comment philosopher à coup de marteau…

Friedrich Nietzsche

Die fröhliche Wissenschaft

« la gaya scienza »

 

Fünftes Buch. Wir Furchtlosen, - 381. Zur Frage der Verständlichkeit

 

Zur Frage der Verständlichkeit.

 

 – Man will nicht nur verstanden werden, wenn man schreibt, sondern ebenso gewiß auch nicht verstanden werden. Es ist noch ganz und gar kein Einwand gegen ein Buch, wenn irgend jemand es unverständlich findet: vielleicht gehörte eben dies zur Absicht seines Schreibers – er wollte nicht von »irgend jemand« verstanden werden. Jeder vornehmere Geist und Geschmack wählt sich, wenn er sich mitteilen will, auch seine Zuhörer; indem er sie wählt, zieht er zugleich gegen »die anderen« seine Schranken. Alle feineren Gesetze eines Stils haben da ihren Ursprung: sie halten zugleich ferne, sie schaffen Distanz, sie verbieten »den Eingang«, das Verständnis, wie gesagt – während sie denen die Ohren aufmachen, die uns mit den Ohren verwandt sind. Und daß ich es unter uns sage und in meinem Falle – ich will mich weder durch meine Unwissenheit, noch durch die Munterkeit meines Temperaments verhindern lassen, euch verständlich zu sein, meine Freunde: durch die Munterkeit nicht, wie sehr sie auch mich zwingt, einer Sache geschwind beizukommen, um ihr überhaupt beizukommen. Denn ich halte es mit tiefen Problemen wie mit einem kalten Bade – schnell hinein, schnell hinaus. Daß man damit nicht in die Tiefe, nicht tief genug hinunter komme, ist der Aberglaube der Wasserscheuen, der Feinde des kalten Wassers; sie reden ohne Erfahrung. Oh! Die große Kälte macht geschwind! – Und nebenbei gefragt: bleibt wirklich eine Sache dadurch allein schon unverstanden und unerkannt, daß sie nur im Fluge berührt, angeblickt, angeblitzt wird? Muß man durchaus erst auf ihr festsitzen? auf ihr wie auf einem Ei gebrütet haben? Diu noctuque incubando, wie Newton von sich selbst sagte? Zum mindesten gibt es Wahrheiten von einer besonderen Scheu und Kitzlichkeit, deren man nicht anders habhaft wird als plötzlich – die man überraschen oder lassen muß... Endlich hat meine Kürze noch einen andren Wert: innerhalb solcher Fragen, wie sie mich beschäftigen, muß ich vieles kurz sagen, damit es noch kürzer gehört wird. Man hat nämlich als Immoralist zu verhüten, daß man die Unschuld verdirbt, ich meine die Esel und die alten Jungfern beiderlei Geschlechts, die nichts vom Leben haben als ihre Unschuld; mehr noch, meine Schriften sollen sie begeistern, erheben, zur Tugend ermutigen. Ich wüßte nichts auf Erden, was lustiger wäre als begeisterte alte Esel zu sehn und Jungfern, welche durch die süßen Gefühle der Tugend erregt werden: und »das habe ich gesehn« – also sprach Zarathustra. So viel in Absicht der Kürze; schlimmer steht es mit meiner Unwissenheit, deren ich selbst vor mir selber kein Hehl habe. Es gibt Stunden, wo ich mich ihrer schäme; freilich ebenfalls Stunden, wo ich mich dieser Scham schäme. Vielleicht sind wir Philosophen allesamt heute zum Wissen schlimm gestellt: die Wissenschaft wächst, die Gelehrtesten von uns sind nahe daran zu entdecken, daß sie zu wenig wissen. Aber schlimmer wäre es immer noch, wenn es anders stünde – wenn wir zu viel wüßten; unsre Aufgabe ist und bleibt zuerst, uns nicht selber zu verwechseln. Wir sind etwas anderes als Gelehrte: obwohl es nicht zu umgehn ist, daß wir auch, unter anderem, gelehrt sind. Wir haben andre Bedürfnisse, ein anderes Wachstum, eine andre Verdauung: wir brauchen mehr, wir brauchen auch weniger. Wieviel ein Geist zu seiner Ernährung nötig hat, dafür gibt es keine Formel; ist aber sein Geschmack auf Unabhängigkeit gerichtet, auf schnelles Kommen und Gehn, auf Wanderung, auf Abenteuer vielleicht, denen nur die Geschwindesten gewachsen sind, so lebt er lieber frei mit schmaler Kost als unfrei und gestopft. Nicht Fett, sondern die größte Geschmeidigkeit und Kraft ist das, was ein guter Tänzer von seiner Nahrung will – und ich wüßte nicht, was der Geist eines Philosophen mehr zu sein wünschte, als ein guter Tänzer. Der Tanz nämlich ist sein Ideal, auch seine Kunst, zuletzt auch seine einzige Frömmigkeit, sein « Gottesdienst »..

 
 

Le gai savoir

Livre V chapitre 381.

 

La question de la compréhension.

On tient non seulement à être compris lorsque l'on écrit, mais certainement aussi à ne pas l'être. Ce n'est nullement encore une objection contre un livre que quelqu'un le trouve incompréhensible : peut-être cela faisait-il partie des

intentions de l'auteur de ne pas être compris par « n'importe qui ». Tout esprit distingué qui a un goût distingué choisit ainsi ses auditeurs lorsqu'il veut se communiquer; en les choisissant il se gare contre les « autres ». Toutes les règles subtiles d'un style ont là leur origine : elles éloignent en même temps, elles créent la distance, elles défendent « l'entrée », la compréhension, - tandis qu'elles ouvrent les oreilles de ceux qui nous sont parents par l'oreille. Et, pour le dire entre nous et dans mon cas particulier, - je ne veux me laisser empêcher ni par mon ignorance, ni par la vivacité de mon tempérament, de vous être compréhensible, mes amis : ni par la vivacité, ai-je dit, bien qu'elle me force, pour pouvoir m'approcher d'une chose, de m'en approcher rapidement. Car j’agis avec les problèmes profonds comme avec un bain froid - y entrer vite, en sortir vite. Croire que de cette façon on n'entre pas dans les profondeurs, on ne va pas assez au fond, c'est la superstition de ceux qui craignent l'eau, des ennemis de l'eau froide; ils parlent sans expérience. Ah! le grand froid rend prompt ! - Et, soit dit en passant, une chose demeure-t-elle vraiment incomprise et inconnue par le fait qu'elle n'est touchée qu'au vol, saisie d'un regard, en un éclair? Faut-il vraiment commencer par s'y asseoir solidement? l'avoir couvée comme un oeuf?

Diu noctuque incubando, comme disait Newton de lui-même? Il y a du moins des vérités d'une pudeur et d'une susceptibilité particulières dont on ne peut s'emparer que d'une façon imprévue, - qu'il faut surprendre ou laisser... Enfin, ma brièveté a une autre raison encore : parmi les questions qui me préoccupent, il y en a beaucoup qu'il faut que j'explique en peu de mots pour que l’on m'entende à mots couverts. Car il faut éviter, en tant qu'immoraliste, de pervertir l'innocence, je veux dire les ânes et les vieilles filles des deux sexes, qui n’ont d'autre profit de la vie que leur innocence; mieux encore, mes oeuvres doivent les enthousiasmer, les élever et les entraîner à la vertu. Je ne connais rien sur la terre de plus plaisant que le spectacle de vieux ânes et de vieilles filles qu’agite le doux sentiment de la vertu : et « j'ai vu cela » - ainsi parlait Zarathoustra.

Voilà pour ma brièveté; plus grave est mon ignorance, que je ne me dissimule pas à moi-même. Il y a des heures où j'en ai honte; il est vrai qu'il y a aussi des heures où j'ai honte de cette honte. Peut-être nous autres philosophes sommesnous tous aujourd'hui en fâcheuse posture vis-à-vis du savoir humain : la science grandit, et les plus savants d'entre nous sont prêts à s'apercevoir qu’ils connaissent trop peu de choses. Il est vrai que ce serait bien pis encore s'il en était autrement, - s'ils savaient trop de choses. Notre devoir est avant tout de ne pas faire de confusion avec nous-mêmes. Nous sommes autre chose que des savants : bien qu'il soit inévitable que, entre autres, nous fussions aussi savants.

Nous avons d'autres besoins, une autre croissance, une autre digestion : il nous faut davantage, il nous faut aussi moins. Il n'y a pas de formule pour définir la quantité de nourriture qu'il faut à un esprit; si pourtant son goût est prédisposé à l'indépendance, à une brusque venue, à un départ rapide, aux voyages, peut-être aux aventures qui seules sont de la force des plus rapides, il préférera vivre libre avec une nourriture frugale que gavé et dans la contrainte. Ce n'est pas la graisse, mais une plus grande souplesse et une plus grande vigueur que le bon danseur demande à sa nourriture, - et je ne saurais pas ce que l'esprit d’un philosophe pourrait désirer de meilleur que d'être un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art particulier, et finalement aussi sa seule piété, son « culte »...

Avant "Où Est le surhomme?"

 

Nietzsche est né à Röcken, en Saxe. Son père exerçait les fonctions de pasteur, il meurt cinq ans plus tard. Sa famille s’étant installée à Naumburg, près de Halle, c’est au collège de Pforta que Nietzsche fait ses études. En 1864, il s’inscrit à l’université de Bonn. Il s’y distingue à tel point en philologie classique qu’il est, dès 1869, sur la recommandation de F. W. Ritschl, nommé professeur à l’université de Bâle. Déjà, cependant, d’autres influences le détournent de la spécialisation philologique : celle de Schopenhauer, et celle de Richard Wagner, avec lequel il noue une amitié pleine de promesses. La publication de La Naissance de la tragédie, au début de 1872, suscite les réactions hostiles des milieux universitaires, mais lui valent les éloges enthousiastes de Wagner et de quelques amis. Les Considérations intempestives, qui paraissent de 1873 à 1876, soulignent l’intérêt que porte Nietzsche aux problèmes de la culture et de l’histoire, en même temps qu’elles resserrent les liens avec le musicien de Bayreuth. Mais Nietzsche a conscience d’avoir, avec Humain, trop humain, amorcé un changement décisif. À travers la critique de Schopenhauer, c’est toute la métaphysique qui est ébranlée. Une des conséquences est la rupture avec Wagner, en mai 1878. Nietzsche est si gravement malade qu’il doit quitter son poste de Bâle. Commence alors une existence errante, où le philosophe, traqué par la maladie et par son génie, l’un se nourrissant de l’autre, affronte, dans le labyrinthe abstrait des idées, les énigmes suprêmes. Aurore (1880-1881) prolonge les analyses d’Humain, trop humain; mais c’est avec Le Gai Savoir (1881-1882) que se précisent les intuitions qui constitueront les thèmes centraux de la philosophie nietzschéenne. Présenté à Lou Salomé par son ami Paul Rée, Nietzsche peut caresser un instant l’espoir d’adoucir la cruauté de son destin par la présence de cette jeune fille fascinante et magnifiquement douée. Mais ces relations s’achèvent sur une catastrophe. Humilié, Nietzsche s’enfonce dans une solitude toujours plus rigoureuse et des souffrances dont les lettres de l’époque retracent le martyre monotone. Même ses anciens amis ne soupçonnent pas le drame de l’esprit qui se joue dans ces lieux de l’Engadine, de l’Italie et de Nice que Nietzsche hante en prophète du nihilisme et de l’Éternel Retour. L’éclair d’Ainsi parlait Zarathoustra illumine tout l’horizon du prochain siècle, mais les contemporains ne lèvent pas les yeux, occupés qu’ils sont des vanités à la mode. Nietzsche n’en continu pas moins son labeur héroïque, puisant dans ses notes qui formeront l’énorme masse des Posthumes, la matière des livres qu’il lance comme des brûlots vers cette Europe cynique, frivole et décadente. En 1886, Par-delà le bien et le mal, en 1887, La Généalogie de la morale, puis, en 1888, alors que les rumeurs de la gloire montent autour du solitaire, Le Cas Wagner, Le Crépuscule des idoles, Nietzsche contre Wagner, L’Antéchrist. Ecce Homo est déjà rédigé quand se produit la crise de démence, à Turin, en janvier 1889. Nietzsche meurt onze ans et demi plus tard, à Weimar.

 

Toute grande œuvre, à quelque degré, est toujours incomprise. Mais celle de Nietzsche, plus encore que les autres, provoque les malentendus. Sans doute parce qu’il est difficile de résister, en face de Nietzsche, à la double tentation : soit de chercher des prétextes pour neutraliser les terribles questions qu’il soulève, soit de projeter sur ses écrits des préjugés de doctrinaires et des fantasmes personnels. On condamne Nietzsche ou on l’exploite; mais il est rare qu’on lui laisse la parole.

 

Dès Humain, trop humain, Nietzsche, de son propre aveu, possédait la conscience la plus nette de sa tâche originale : « surmonter la métaphysique » (Überwindung der Metaphysik, XIV, 389); ou, selon le commentaire qu’il donne dans un texte tardif : « surmonter les philosophes, par l’annihilation du monde de l’être » (XVI, 85). Ayant patiemment repéré toutes les déterminations de l’« être » dans l’ontologie classique, Nietzsche dresse, contre la théorie de l’Idéal, une double machine de guerre destinée à la détruire : la critique d’exégèse et la critique généalogique.

 

Nietzsche avance l’explication suivante : les catégories logiques sont les instruments à l’aide desquels la vie organise et domine le monde de l’expérience, ce sont des valeurs au service des intérêts humains; à ce titre, elles ne permettent d’acquérir aucune vérité absolue, leur signification est purement utilitaire. Mais c’est ce qu’a refusé de comprendre la métaphysique, scandalisée par l’obligation qui lui était faite, ainsi, de reconnaître un principe d’illusion à la racine de l’existence. Aussi la métaphysique s’est-elle empressée de transformer les catégories de la raison et les normes pratiques en prédicats transcendantaux de l’« être », de manière à construire un monde affranchi de ce détestable mensonge vital. Du même coup, la valeur, fiction utile à la vie, a été pervertie par l’introduction intempestive d’une revendication morale et s’est changée en chimère oiseuse, en valeur « imaginaire ». La logique est une bonne illusion esthétique, si on la subordonne à la vie. Elle devient un poison mortel dès qu’on en fait un absolu.

 

Le mot être semble solidaire d’une construction métaphysique dont la critique nietzschéenne, justement, a dévoilé la vulnérabilité. Pourquoi s’obstiner à maintenir ce terme suspect? Premier argument : Nietzsche recourt constamment à ce terme lorsqu’il énonce les propositions essentielles où il résume sa philosophie. Il écrit ainsi : « L’essence la plus intime de l’être (Sein) est la volonté de puissance ». Et, pensant l’Éternel Retour : « Tout passe et tout revient, éternellement tourne la roue de l’Être. Tout meurt, tout refleurit; éternellement se déroule l’Année de l’Être. Tout se brise, tout se rajuste; éternellement s’édifie la demeure de l’Être ». Deuxième argument : s’il est exact que d’autres notions figurent dans les analyses de Nietzsche, et spécialement les termes de Welt (monde), Natur (nature), Wirklichkeit (réalité), Dasein, (existence), on peut prouver que chacun de ces termes ou bien ne concerne qu’un aspect de l’être, ou bien, quand il est pris dans son acception la plus large, véhicule des préjugés métaphysiques si tenaces qu’ils brouillent l’originalité des intuitions nietzschéennes, c’est le cas au paragraphe 36 de Par-delà le bien et le mal. La référence à la problématique de l’être, telle qu’elle fut élaborée par les Grecs, protège ainsi la réflexion nietzschéenne des déviations vers le naturalisme, le positivisme, le subjectivisme et les autres impasses du dogmatisme moderne. Troisième argument : la présence insistante du mot « être », chez Nietzsche, réfute les allégations concernant une prétendue disparition de l’être dans cette philosophie. Qui niera l’accent présocratique des Dithyrambes à Dionysos où Nietzsche célèbre la gloire éternelle de la nécessité : « Pavois de la Nécessité! Suprême constellation de l’Être (höchstes Gestirn des Seins!) »?

 

L’inspection du corps révèle la nature propre de la vie : « ce qui est contraint de se surmonter soi-même à l’infini ». Mais l’essentiel n’est pas tant la vie, appréhendée au niveau des organismes biologiques, que le principe qu’elle illustre : en réalité, l’acte de se surmonter soi-même fixe non seulement l’essence de la vie, mais l’essence de tout ce qui est. Alors la vie ne représente plus qu’un cas particulier et elle guide l’attention vers une découverte plus radicale : c’est l’être qui est volonté de puissance, puisque tout travaille à se surmonter sans cesse! Comme l’être réel, chez Nietzsche, se manifeste dans un perpétuel devenir, le devenir est la volonté de puissance en tant que dépassement de soi : « Devenir en tant qu’invention, vouloir, négation de soi, acte de se surmonter soi-même ». Si bien qu’en dernière instance c’est le mot Wille zur Macht (volonté de puissance) qui énonce, sur le mode nécessairement « hypothétique » de la pensée Versuch (expérimentale), la vérité de l’être-interprété. « Tout sens est volonté de puissance », la volonté de puissance est « le dernier fait auquel nous pouvons descendre »; donc « un nom déterminé pour cette réalité serait “la volonté de puissance”, réalité désignée alors de l’intérieur, et non à partir de sa nature fluente, protéique et insaisissable ».

 

Si toute connaissance est interprétative et si toute interprétation procède de la volonté de puissance, l’activité de connaître doit nécessairement refléter le principe intime de la volonté de puissance qui est de se surmonter soi-même à l’infini. Quelles seront les modalités de cette interprétation?

 

L’imagination naïve se figure le surhomme sous les traits d’un homme dont les pouvoirs actuels, grâce à quelque mutation biologique, seraient considérablement augmentés, ce qui lui permettrait de réaliser les fantasmes qui hantent l’inconscient de l’humanité banale. La conception nietzschéenne du surhumain est, par anticipation, la dénonciation de cette idolâtrie, en laquelle Nietzsche ne manquerait pas de reconnaître la mentalité du « dernier homme », abêti par sa conception dérisoire du bonheur.

La réflexion qui a mené Nietzsche jusqu’à l’idée du surhomme a pu, sans doute, être éveillée par le contact avec les thèses évolutionnistes, mais cette idée, dans sa formulation nietzschéenne, est toute autre chose qu’une spéculation biologique, à la remorque du darwinisme ou du lamarckisme. Il ne s’agit pas, en effet, de fabriquer une nouvelle espèce destinée à supplanter l’homme, mais d’éduquer le type d’homme le plus réussi afin de le hausser jusqu’à l’affirmation dionysiaque de l’amor fati et de le rendre maître de la Terre. Zarathoustra enseigne aux hommes « le sens de leur être » : créer, à partir de leur volonté de puissance, un être qui, simultanément, dépasse l’homme et accomplit la vérité de son destin. La tâche assignée à la Culture (et dont notre Culture s’acquitte si piètrement, notait déjà Nietzsche dans ses Considérations intempestives) consiste à exploiter les coups de chance qui, ici et là dans l’histoire, ont produit des types humains supérieurs et à les sélectionner avec méthode.

Une semblable tâche requiert le bouleversement de notre idéal de culture, celui-ci n’ayant été, jusqu’à présent, qu’un idéal de domestication qui provoquait l’hypertrophie de la conscience morale au détriment de la sexualité, du goût de la compétition et de l’égoïsme constructif. Seule une culture noble, axée sur le respect de la hiérarchie, prépare l’avènement du surhomme, parce qu’elle réhabilite le mal, c’est-à-dire les passions dangereuses que l’on a cherché à tuer au lieu de comprendre qu’elles sont l’aiguillon de la volonté de puissance. « L’homme a besoin de ce qu’il a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur », déclare Zarathoustra, qui plaide fougueusement en faveur de la volupté, de l’instinct de domination et de l’amour de soi. Ne nous méprenons pas, néanmoins, sur le sens de cette exhortation : la puissance authentique, selon Nietzsche, ne réside pas dans le dévergondage des instincts, mais dans leur spiritualisation, par quoi la nature devient une œuvre d’art : « L’homme supérieur, explique-t-il en songeant aux modèles de la Grèce, de Rome et de la Renaissance italienne, serait celui qui aurait la plus grande multiplicité d’instinct, aussi intenses qu’on les peut tolérer. En effet, où la plante humaine se montre vigoureuse, on trouve les instincts puissamment en lutte les uns contre les autres... mais dominés ».

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