« Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l’excuse de l’amour. Ils sont adultes, au contraire, et leur alibi est irréfutable : c’est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges. »
Albert Camus
Comme le dit si bien Albert Camus dans les premières lignes de son essai L’homme révolté, nous vivons le temps du crime logique où les meurtriers se changent en juge grâce à la philosophie. Pare qu’il n’avait que la haine sans la philosophie, Mac Beth a été rattrapé par le remord, mais Pol Pot n’a pas hésité à zigouiller trois millions de personnes en toute bonne conscience car il avait une philosophie. Cette philosophie qui règne en maîtresse l’année où Camus écrit ces mots, en 1951, c’est le marxisme. Certes, avec Staline au pouvoir en Union Soviétique, c’est une version tronquée de Marx qui règne, mais pour Camus la dérive totalitaire est une conséquence fatale des erreurs du marxisme. Cet essai entrainera la brouille de Camus avec Sartre l’accusant de trahison et c’est en 1956 lors de l’invasion soviétique de la Hongrie que la rupture sera consommée…
Le Marquis de Sade est certainement le premier penseur à avoir justifié philosophiquement le crime. A partir de son matérialisme athée radical, Sade justifie le crime par l’innocence de la nature conjugué au droit au plaisir. Prétendant que le tigre éprouve du plaisir à jouer avec sa proie avant de la tuer, Sade en conclut que l’homme au naturel cruel est en droit de torturer sa victime s’il en a la force. On sait aujourd’hui avec certitude que cet argument est fallacieux car l’éthologie a prouvé que la cruauté apparente du tigre n’avait rien à voir avec le plaisir, mais qu’elle était de l’ordre du simple instinct de survie. De plus, il est tout à fait arbitraire de donner à l’humanité la nature comme modèle à suivre. Sade savait tout ça, mais il fallait qu’il justifie son fantasme érotico-criminel ! Enfin, Freud a montré que l’association du plaisir à la souffrance était une perversion sexuelle grave qu’il a appelé le sadomasochisme en référence à Sade et Sacher-Masoch.
Cette nature intrinsèquement criminelle de la philosophie avait aussi été pointée par Nietzsche, voyant en Socrate l’incarnation du crime philosophique. Féru de morpho-généalogie, l’esthète allemand voyait dans la laideur du moraliste grec la preuve irréfutable de sa criminalité. Pour Nietzsche, la condamnation à mort de Socrate n’a rien de scandaleux, étant donné qu’il était réellement coupable de blasphème et de pédophilie ! Pire, pour le philosophe moustachu, Socrate aurait poussé le vice jusqu’à rechercher sa condamnation afin de devenir le martyr de la philosophie pour lui assurer son succès posthume. D’une manière plus générale, Nietzsche accuse la philosophie rationaliste occidentale du crime de viol à l’encontre de la nature, renouant ainsi avec l’idée de Platon selon qui « faire un trou dans la terre c’est la violer ».
Dans son essai Deux siècles chez Lucifer, le philosophe Maurice Clavel a fait une sorte d’inventaire intellectuel de la criminalité de la philosophie occidentale. Pour lui comme pour Albert Camus et Karl Popper, c’est la philosophie spéculative de Hegel et sa filiation marxiste qui serait responsable de tout l’édifice totalitaire qui a ensanglanté le 20e siècle. Mais à mon sens, le crime logique a commencé bien plus tôt avec le subjectum et le cogito cartésien qui ont réduit la nature à n’être que le réceptacle de la domination technique de l’homme. Descartes a d’ailleurs commis un crime contre l’animalité en pratiquant lui-même la vivisection, le cri atroce des bêtes torturées étant comparé par lui au bruit d’une scie, histoire d’être conforme à sa théorie de l’animal-machine…
Biblio : Sade, La philosophie dans le boudoir – Camus, L’homme révolté, Maurice Clavel, Deux siècles chez Lucifer.
Jean-Luc Berlet (café-philo du 6 novembre 2017)
La liberté du penseur, la liberté du philosophe n’est qu’un leurre, la pensée du moins la pensée occidentale codée, codifiée, verrouillée, quadrillée, est bien trop policée. Académie, salon, presse, rencontre dite philosophique, la philosophie ainsi pratiquée a formaté les corps et les esprits, bridé la création en imposant ses règles morales éthiques et esthétiques. La philosophie est un crime contre l’imaginaire. L’imaginaire de l’esprit ouvert.
La philosophie est un crime contre le corps parce qu’elle est une manière de dissimuler, de le dissimuler, de le rendre acceptable, voir beau alors qu’il est le lieu du désordre et de la déraison. Un crime contre le corps parce qu’elle lui impose le silence, en lui imposant une forme, l’esthétique, une logique , la représentation, une morale, la transparence. A ce crime pas de jugement mais une conduite. Pratiquer la philosophie avec la volonté du criminel qui se soustrait aux règles, créer, penser l’impensable, faire sortir l’inacceptable, resurgir le désordre, la déraison, la violence, refoulés par l’ordre des conventions polies.
Penser le noir, le sombre, le tragique à l’encontre des doxa, des idéologies et des dogmes. les lumières nous ont éblouis. Non elles nous ont aveuglé.
εἰδέναι δὲ χρὴ τὸν πόλεμον ἐόντα ξυνόν, καὶ δίκην ἔριν, καὶ γινόμενα πάντα κατ' ἔριν καὶ χρεών
Il faut savoir que la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par discorde.
Crime, méfions du sens des mots. Si un crime est une infraction très grave qui porte atteinte à autrui, à la morale ou à la loi, alors horsmis la loi, la philosophie se doit d’être crime. En latin le crime crimen (cerno*avec le suffixe men) c’est un reproche, une accusation, une plainte portée contre quelqu’un, ainsi portée sur une idéologie, une opinion la philosophie non seulement se doit toujours d’être criminelle, mais elle l’est.
la philosophie est grecque, elle se dit φιλοσοφία. κρίνω en grec dit le latin crimen et le français crime, son sens grec est trancher. C’est l’objet d’une contestation, d’une querelle par suite un jugement κρίνω est devenu action de juger.
φιλοσοφία n’est -elle pas dès son origine κρίνω?
* cerno verbe dont l’infinitif est cernere; séparer, trier, passer au crible, tamiser, puis dans un deuxième temps; distinguer, voir nettement, discerner, ensuit cerner par la pensée, comprendre, ou encore trancher une question, pour finir décider par le sort des armes. Ainsi peuvent-être convoqués πόλεμος et ἀγών.
Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι, πάντων δὲ βασιλεύς, καὶ τοὺς μὲν θεοὺς ἔδειξε τοὺς δὲ ἀνθρώπους, τοὺς μὲν δούλους ἐποίησε τοὺς δὲ ἐλευθέρους.
Guerre (Πόλεμος) est (ἐστι) le père (πατήρ) de toutes (πάντων) choses, roi (βασιλεύς) de toutes (πάντων) choses : de quelques-uns (καὶ μὲν) il a fait (ἐποίησε) des dieux (θεοὺς), de quelques-uns des hommes (ἀνθρώπους) ; de quelques-uns (δὲ) des esclaves (δούλους), de quelques-uns des libres (ἐλευθέρους).
A suivre...