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mots volants, la mémoire devenant oubli.

mots volants, la mémoire devenant oubli.

La vitesse, avec les applications informatiques, la mise en réseaux des relations et de l’information est installée. Cela ouvre la perspective d’une communauté unie, mais réduite à l’uniformité. « Le meilleur des cybermondes » voilà ce qui nous attend prédît Paul Virilio, le progrès informatique est porteur de graves menaces. La logique de l’information tend de plus en plus à se substituer à l’événement factuel. On s’habitue à prendre l’information pour la réalité.
« La téléprésence délocalise la position, la situation du corps. Tout le problème  de la réalité virtuelle, est essentiellement de nier le hic et nunc, de nier le ici au profit du maintenant. Ici n’est plus et tout est maintenant! »
Alors que l’écrit suscite le rêve formé d’images mentales, l’écran impose des images fabriquées par un ordinateur. Nous entrons sans nous en apercevoir dans une société orwellienne, les activités de réflexion sont remplacées par des activités réflexes, l’écrit ne pourra que décliner et avec lui la réflexion, la profondeur de l’analyse, la mémoire.
Influencé par l’informatique et l’audiovisuel, les systèmes satellitaires , notre génération est la première à vivre sous la tyrannie de la vitesse absolue:
« La vitesse est le pouvoir même ». Car le propre de la vitesse c’est aussi d’être le contrôle absolu, instantané, c’est-à-dire un pouvoir quasi divin. Aujourd’hui, nous avons mis en œuvre les trois attributs du divin, l’ubiquité, l’instantanéité, l’immédiateté, bref l’omnipotence, l’omnivoyance et l’omnipuissance. Auquel s’ajoute la connaissance absolue.
Avec les outils techniques, ce qui se perd est le corps propre au profit du corps spectral, le monde propre au profit du monde virtuel.
Dans Cybermonde la politique du pire (page 13, 16, 17 42, 44, 48-49); Virilio nous dit « l’informatique est une bombe.
« Si demain nous aimions uniquement le lointain sans être conscient que l’on hait son prochain parce qu’il est présent, pare qu’il fait du bruit, parce qu’il me dérange et parce qu’il me convoque, à la différence du lointain que je peux zapper, nous détruirons la cité, c’est-à-dire le droit de cité ».

Finalement, devant la course imposée par le progrès technique, nous ne sommes pas loin de partager ces interrogations de Milan Kundera qui écrit en 1993 et publié en 1995 Lenteur.
« Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu? Ah, où sont les flâneurs d’antan? » 
Car aujourd’hui, l’oisiveté s’est transformée en désœuvrement, « ce qui est tout autre chose: le désœuvré est frustré, s’ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque »:
Pourtant, « imprimer la forme à une durée, c’est l’exigence de la beauté, mais aussi celle de la mémoire. Il y a un lien secret entre la lenteur et la même, entre la vitesse et l’oubli. Un homme marche dans la rue. Soudain il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. À ce moment, machinalement il ralentit son pas. Dans la mathématique existentielle, cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires: le degré de lenteur est indirectement proportionnel à l’intensité de la mémoire; le degré de la vitesse est indirectement proportionnel à l’intensité de l’oubli ». Milan Kundera la Lenteur Gallimard 1994 Pages 11 et 44-45.

Une équation liant 4 entités, en fait «trois seulement » la mémoire, l’oubli, la vitesse et la lenteur. Les deux premières sont souvent prises pour des antonymes, et les deux secondes doivent se confondre uniquement sous la forme d’une grandeur qui mesure le rapport d'une évolution au temps. La vitesse est une grandeur, en cinématique qui mesure pour un mouvement, le rapport de distance parcoure au temps écoulé, la vitesse est le rapport mathématique de la distance parcourue, par le temps de parcours. Ainsi la la lenteur est un rapport dont le résultat est faible et la rapidité une valeur élever. La valeur 1 de cette fraction est l’immobilité, plus ce rapport est «élevé plus la vitesse est grande.
La mémoire est la faculté de l'esprit d'enregistrer, conserver et rappeler les expériences passées.
Du latin memoria (« mémoire »), de mĕmŏr, -ŏris (adjectif « qui se souvient » ).  Selon Alain Rey le mot apparait en français en 1050.
Memor ,non pas apparenté  à memini (« se souvenir »), mais au sanscrit smarti (« mémoire »), smara (« amour ») ; au grec ancien μάρτυς, mártys (« témoin »), μέριμνα, mérimna (« soin »).
Perdre le souvenir de quelque chose u de quelqu’un se dit oublier du latin populaire *oblītāre (Gaule et Ibérie), formé d’après oblitus, participe passé de oblīvisci. Oblivistor vient de Liveo au sens de devenir noir.
Dans la théologie grecque, Mnémosyne aurait inventé les mots et le langage de la Terre entière. Elle a donné un nom à chaque chose, ce qui rendit possible le fait de s’exprimer.
Dans la mythologie grecque, Léthé (en grec ancien Λήθη / Lếthê, « oubli »), fille d’Éris (la Discorde), est la personnification de l'Oubli. Elle est souvent confondue avec le fleuve Léthé, un des cinq fleuves des Enfers, parfois nommé « fleuve de l'Oubli ». Contrairement à ce qu’écrit Kundera, le Léthé coulait avec lenteur et silence : c'était, disent les poètes, le fleuve d'huile dont le cours paisible ne faisait entendre aucun murmure.
En grec ancien, le mot pour vérité est alètheia (ἀλήθεια), qui est apparenté au mot Léthé. Le a privatif qui y est ainsi associé semble indiquer que la vérité est un dés-oubli, un dévoilement hors de l'oubli, une réminiscence. Cette idée a été utilisée en philosophie par Martin Heidegger pour interpréter le poème de Parménide.

Allons plus loin que les étymologies et les définitions.

« Lorsqu’il n’est pas pressé par ses besoins, il l’est du moins par ses désirs ; car parmi tous les biens qui l’environnent, il n’en voit aucun qui soit entièrement hors de sa portée. Il fait donc toutes choses à la hâte, se contente d’à peu près et ne s’arrête jamais qu’un moment pour considérer chacun de ses actes. Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais ; car il tient à savoir vite, beaucoup, plutôt qu’à bien savoir. Il n’a guère le temps et il perd bientôt le goût d’approfondir. »

C’est Alexis de Tocqueville qui est l’auteur de ce texte à la suite de son voyage en Amérique au XIXe siècle. Il faut dire que nous n’avons jamais tenu compte des mises en garde des nombreux penseurs visionnaires qui tentaient de nous alerter sur les conséquences de cette « extase de la vitesse » (Kundera, 1995). Johann W. von Goethe, dès 1825, « critique de manière prophétique l’emprise moderne de la science et cet âge démoniaque de la vitesse » qu’il qualifie de « vélociférique », tandis qu’en 1880 Friedrich Nietzsche observe l’émergence d’une culture « de la précipitation, de l’empressement indécent et transpirant, exigeant que tout soit fait tout de suite » (cité dans Honoré, 2005 : 36).
Pour Jean Baudrillard, la vitesse nous amène au vide : La vitesse est le triomphe de l’effet sur la cause, le triomphe de l’instantané sur le temps comme profondeur,. […] Triomphe de l’oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique.

Il est primordial de ne jamais rester sans rien faire ! Tel Pierre, l’homme pressé de Paul Morand (1941), qui « gâche tout, l’amitié, l’amour, la paternité, par sa hâte fébrile à précipiter le temps », ou le lapin d’Alice au pays des merveilles, nous sommes tous et toujours en retard, à courir, sans savoir où nous allons.

Comment en sommes nous arrivés à cette situation absurde? Dans leur sagesse proverbiale, « vous avez l’heure nous avons le temps » les Africains ont parfaitement établi le diagnostic des maux de notre temps. Il existe bien une relation de causalité entre la mesure du temps et l’assujettissement de l’homme à son dictat. Nous avons perdu le temps à partir du moment où nous avons décidé de le mesurer précisément. Avec l’invention de l’horloge mécanique en Europe au XIIIe siècle, le temps mécanique de l’horloge a remplacé le temps naturel qui rythmait les activités humaines en cohérence avec la nature, les besoins physiologiques et psychologiques. Au XIVe siècle, les villes les plus industrieuses équipent les beffrois d’horloge et « le temps des marchands » remplace « le temps de l’église » rythmé par les offices religieux.. Ce phénomène s’accentue encore avec la vulgarisation de la montre individuelle, l’apparition du premier réveille-matin en 1876, l’harmonisation mondiale des heures en 1884 et l’institution de l’heure universelle en 1911.

En définitive, cette agitation perpétuelle n’est sans doute pas sans relation avec la peur du vide. N’est-ce pas pour éviter de rencontrer le vertige de nous retrouver face à nous-même que nous bougeons sans cesse ? N’est ce pas pour oublier l’angoisse de notre propre vide, l’angoisse de notre propre mort ? Blaise Pascal l’avait prévu : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ».

Pour Paul Virilio, la vitesse « atteint aujourd’hui une limite qui met en jeu le devenir même de l’être humain et du monde ». Face à cette limite, ne serons-nous  pas ramenés un jour à la nécessité d’accorder à la chronobiologie l’importance vitale qu’elle revêt pour l’homme et de retrouver « cette vérité que les Anciens désignaient sous le vocable grec de kairos, le moment opportun ou l’instant propice, qui dit l’inhomogénéité du temps »

La lenteur ne signifie pas l’incapacité d’adopter une cadence plus rapide. Elle se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et de ne pas nous oublier en chemin.

La vitesse empêche l’attention aux autres et aux lieux, empêche la perception et les sensations, empêche de penser. « Elle est occupée, autoritaire, agressive, agitée, analytique, stressée, superficielle, impatiente, active et privilégie la quantité sur la qualité. La lenteur est son opposé : calme, attentive, réceptive, immobile, intuitive, tranquille, patiente, réflexive, et préfère la qualité à la quantité. Avec elle, il est question de contacts vrais et profonds – avec les gens, avec une culture, avec le travail, avec la nourriture, avec tout. Honoré.

Selon le journaliste Carl Honoré, auteur d’ Éloge de la lenteur, tout un courant d’opinion résisterait au dictat de la vitesse

Baudrillard, Jean (2001), « L’oeil du cyclone », Nouvel Observateur, hors série, p. 90.
Honoré, Carl (2005), Éloge de la lenteur, et si vous ralentissiez, Paris, Marabout.
Klein, Étienne (1995), Le temps, Paris, Flammarion.
Kundera, Milan (1995), La lenteur, Paris, Folio.
Morand, Paul (1941), L’homme pressé, Paris, Gallimard.
Tocqueville, Alexis de (1986), De la démocratie en Amérique, tome II, Paris, Folio.
Virilio, Paul (1995), La vitesse de libération, Paris, Galilée.
 

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