« Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses
Et revis mon passé blotti dans tes genoux ».
Baudelaire
La question qui nous est posée assume l’à-priori négatif sur le passé comparé à un enfer à perpétuité. Pourquoi le passé ne serait-il pas un paradis à perpétuité ? Ou alors, « l’infernalité » du passé ne résiderait-elle pas dans son caractère irréversible, qu’il soit heureux ou malheureux ? Cette question aurait très bien pu être posée par Schopenhauer, le grand maître ès pessimisme. En tout cas pour Schopenhauer il ne fait aucun doute que le passé est un enfer à perpétuité. Si, comme c’est en général le cas selon lui, notre passé est malheureux, il nous conditionne fatalement à être incapable de trouver le bonheur en raison du traumatisme qu’il a créé en nous. Et si par chance, notre passé est heureux, il assure inéluctablement notre malheur actuel à cause des regrets éternels qu’il nous donne. Bref, pour Schopenhauer avec le passé on est sûr d’être toujours perdant. En lecteur avisé de son « maître » allemand, Freud a vu dans le passé la figure d’un démon impitoyable qui semble prendre un malin plaisir à nous tourmenter. Le diable infernal du passé vient nous torturer à travers l’inconscient où nos souvenirs les plus inavouables ont été refoulés. Mais nous nous infligeons tous à des degrés divers une autopunition pour ces crimes impunis, d’où l’apparitions des nevroses…
Pourtant, l’Histoire est là pour nous montrer que êtres humains ont trouvé leur paradis dans le ressassement permanent de leur passé, un passé transfiguré par la magie du souvenir. Marcel Proust est l’incarnation la plus parfaite d’un tel homme qui a su magnifier son passé à travers la magie d’une écriture magnifique. A la recherche du temps perdu est une sorte d’hymne littéraire à la puissance de sublimation du passé par l’enchantement du souvenir. Proust a parfaitement compris que le seul vrai bonheur possible dans l’existence ne pouvait passer que par la révélation du souvenir. La célèbre expérience de la madeleine trempée dans le thé et qui fait resurgir des pans entiers d’un passé qu’on croyait avoir oublié est la source d’un bonheur ontologique aussi puissant que fugace.
Dans la tradition religieuse c’est le miracle du voile de Véronique qui illustre le mieux cette magie transfiguratrice du souvenir. L’image du visage rayonnant de Jésus imprimé sur le voile de Véronique a dû être pour elle une douce consolation après la mort terrible du Christ et peut-être déjà la promesse de la résurrection. Cependant, le souvenir n’est jamais qu’une consolation au malheur de la perte des êtres chers et en ce sens il ne suffit pas à gommer entièrement le caractère infernal du passé.
Jean -Luc Berlet
(café philo du 4 juin 2018 à Paris)