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Dans la tradition occidentale, on comprend le temps comme une série d'instants (de maintenants), c'est-à-dire de points sur une ligne. Mais en alignant une succession d'arrêts, cette conception efface la dynamique même de ce qui fait le temps. On tourne en rond, sans quitter une métaphysique qui repose sur le privilège absolu du présent. Il n'y a pas d'autre concept de temps que celui-là et notamment pas de conception vulgaire du temps, car le temps en général nomme la domination de la présence.

Ni Hegel, ni Bergson, ni Heidegger, ne semblent réussir à sortir de ce cercle. Et pourtant on trouve dans le texte d'Aristote - que les philosophes qui lui ont succédé ont largement paraphrasé, la description d'une aporie qui peut permettre non pas de penser autrement le temps, mais de déplacer cette pensée, de changer d’horizon. Quand Aristote explique que deux instants successifs ne peuvent pas coexister, et pourtant, existent en même temps, il utilise une locution en même temps, ἅμα. Cette locution énigmatique et impensable est le lieu du gramme. Il s'agit non pas de viser un temps plus originaire, plus authentique ou plus proche de soi, mais de changer d’horizon.

C'est toute la différence entre le présent immédiat, quotidien, et celui que nous font ressentir certains peintres. La religion appelle cela la présence divine.

Untitled (Black, Red over Black, on Red), 1964, h/t, 205 x 193 cm, Centre Georges Pompidou. 

Untitled (Black, Red over Black, on Red), 1964, h/t, 205 x 193 cm, Centre Georges Pompidou. 

Que faut-il entendre par la notion fondamentale de présence (parousia, Gegenwärtigkeit) ?

Cette notion est destinée à fournir une interprétation possible du concept de l’intentionnalité, non sur la base de la subjectivité de la pensée moderne, mais à partir de la conception originairement grecque, dont le principe n’est rien d’autre que le primat de l’être par rapport au connaître.

 

Pour Platon et Aristote, sous l’influence de Parménide, c’est l’être en tant que tel qui se trouve investi d’un primat à la fois ontologique et gnoséologique par rapport à la Pensée qui est connaissance. L’acte de penser n’est pas l’activité d’un sujet préconstitué qui agirait sur quelque chose d’informe, mais c’est la manifestation de l’être même à travers la forme qui lui est propre et qui le constitue ontologiquement.

 

Où est-ce qu’on trouve les manifestations les plus riches de ce qui est ?

Dans le domaine du rapport quotidien, qui relie l’homme avec le monde dans lequel il vit qu’on trouve les plus grandes richesses de la manifestation de l’être, à condition que la réflexion soit capable de les déceler. Le rapport que l’homme entretient avec le monde a un double caractère : c’est un rapport physico-matériel, mais c’est aussi et surtout un rapport de connaissance. L’être humain est en relation cognitive avec le monde qui est là pour lui : à chaque instant de son existence réveillée, il a connaissance de ce monde d’une manière ou d’une autre et je peux en prendre conscience.

 

Du point de vue de la phénoménologie, il est important de pouvoir saisir ce rapport entre l’homme et le monde dans son unité intégrale. Le mot désignant cette unité intégrale, originaire et englobante, est celui de présence. Il indique la structure du phénomène que quelque chose ayant tel et tel caractère est là pour quelqu’un : qu’il y a donc là un monde pour quelqu’un qui en fait lui-même partie et qui le sait.

La présence est à la fois présence du monde pour l’homme et présence de l’homme dans le monde dont il fait partie, rapport donc réciproque et unitaire qui ne saurait être disjoint. La présence est l’essence même du rapport entre l’homme et le monde constituant cette totalité relationnelle et relative dont la détermination reste toujours provisoire.

 

La « présence » a un caractère éminemment temporel qui cependant ne se limite pas au présent. Le monde n’est présent à chaque instant de l’existence, à travers les situations dans lesquelles elle se trouve, dont chacune constitue un moment présent de sa vie qui renouvelle le hic et nunc de l’existence « mondaine ». Chacun de ces points temporels ne se réduit pas à un point sans extension, il s’agit plutôt d’une petite durée qui a une extension temporelle dans laquelle peuvent entrer le souvenir du passé et l’anticipation de ce qui va venir, qui, tous deux, sont des éléments du moment présent. Comme dans l’extension de l’espace vécu, l’arrière-fond du monde est coprésent comme la toile sur laquelle se profilent les choses qui attirent notre attention. Le monde comme tel est donc l’ensemble articulé de cette présence à travers le temps et l’espace.

 

Du point de vue psychologique, il s’agit de la fonction de la mémoire qui entre en jeu ici. Il y va de la continuation de ce qui s’est déjà passé dans la présence même de ce qui est présent, donc d’une représentation du passé dans le présent. Dans le souvenir, le passé est partiellement représenté par la mémoire qui amène et constitue l’ouverture temporelle du présent vers le passé – la présence du passé. Il s’agit d’une coprésence du passé dans la présence même de ce qui est présent, mais qui est constitutive de celle-ci. Pas de présent sans présence du passé.

 

Apparaît le phénomène de l’horizon en tant que limite qui caractérise aussi bien l’espace que le temps quant à leur présence. L’horizon est la limite qui ferme un domaine visualisé par mon regard, mais c’est une fermeture qui est sue comme provisoire, puisqu’elle peut être dépassée par un déplacement quelconque du point de vue, qui déplace aussi la position de l’horizon et tout l’ensemble des perspectives et qui aboutit à une nouvelle délimitation du champ visuel. L’horizon est donc une limite qui, par essence, possède un au-delà dont on connaît au moins l’existence et que l’on peut éventuellement atteindre par un déplacement du point de vue. La limite entre le présent et le passé pur et simple a le caractère d’un tel horizon dans la mesure où la mémoire est capable de représentifier le passé dans le présent.

 

On peut donc dire que la mémoire exerce une fonction ontologique, elle consiste dans le fait que tout le présent est partiellement déterminé par le passé et est vécu à la lumière de celui-ci. Le présent fait suite à un passé, son contenu est essentiellement coloré par lui. Le présent se constitue à chaque moment à partir de son passé vers lequel il se transcende.

 

Ce contenu est le monde lui-même comme il se présente à chaque instant de notre existence à travers la situation concrète dans laquelle nous vivons. Ce qui s’exprime chez Aristote dans le terme qu’il a forgé artificiellement pour cette forme : τὸ τί ἦν εἶναι, jouant avec l’imparfait du verbe être : « Ce qui était être. »

Aristote, Métaphysique, Z, 4, 1029 b 1 sq.

 

Nous sommes tous plus ou moins habitués à la manière de penser dite « moderne », la prédominance de la subjectivité cartésio-kantienne. Ce qui nous éloigne de la position très différente de la pensée de Platon et d’Aristote centrée autour de la forme eidétique. Avant toute constitution à partir d’une subjectivité préconstituée, l’être est tel que son contenu essentiel ne peut pas ne pas apparaître, et la connaissance que nous pouvons en avoir éventuellement n’est rien d’autre que la participation toujours relative à cette manifestation « préalable » de l’a priori eidétique.

C’est de là que résulte, la signification non temporelle de l’Idée – l’éternité de son être, qui n’est pas seulement une excroissance mythologique ou poétique, mais plutôt l’expression d’une vérité philosophiquement saisissable. L’éternité caractérise très exactement la présence atemporelle (parousia) de la forme eidétique dans le monde concret accessible à travers les sens.

 

L’être est en devenir continuel. Ce qui se produit se forme et se transforme, et finit, à plus ou moins longue échéance, par sa propre dissolution.

Avec la réalité de l’action humaine est posé le problème incontournable et éminemment métaphysique du sens de l’être comme tel. Leibniz a osé formuler la question : « Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? »

 

En ce qui concerne la quiddité (c’est-à-dire l’eidos), il n’y a pas lieu de poser la question du pourquoi de son être, puisque cet être, étant nécessairement et d’une manière atemporelle ce qu’il est, se suffit lui-même pour être ce qu’il est. En revanche, l’existence en tant qu’élément contingent du hic et nunc de l’être de la chose provoque toujours la question du pourquoi de son être-là : « Pourquoi y a-t-il, ici et maintenant, cette chose-ci, c’est-à-dire cette apparition qualifiée telle et telle dans le monde pour moi ? » La contingence qui se manifeste ici concerne à la fois et inséparablement la chose et moi-même comme corps humain dans le monde, parce qu’elle n’est rien d’autre que la contingence du rapport individuel qui relie l’homme au monde.

 

Recourons à l’expérience de ce que nous appelons l’existence humaine. Il y a des moments de la vie qui se manifestent et s’imposent à nous comme doués d’une signification toute particulière. Ce sont là des expériences chargées d’une signification exceptionnelle quoiqu’elles ne puissent être que momentanées. De telles expériences arrivent ; elles sont, fragmentaires et fortuites, manifestant un sens partiel, et si elles sont retenues et gardées par notre mémoire, elles peuvent revenir lors de nouvelles expériences analogues et former non pas un filet ininterrompu de significations, mais plutôt une séquence entrecoupée d’éléments isolés qui cependant peuvent servir de base pour le questionnement sur des relations de signifiance éventuelle.

 

Dans la présence il y a toujours un élément d’absence, c’est là que le dynamisme de la réalité s’enracine. Absence, présence, disent que la manifestation de l’être dans la connaissance que nous pouvons en avoir n’est toujours que partielle. Et c’est ainsi que le champ de la présence peut éventuellement s’élargir et s’enrichir – sans que jamais l’élément d’absence dans la présence ne disparaisse complètement. Absence, transcendance et dépassement sont les moteurs qui garantissent le mouvement toujours renouvelé de la réalité au-delà de tout horizon qui voudrait l’enfermer à jamais dans sa présence actuelle. Il y a toujours une absence de signification ultérieure qu’il serait éventuellement possible de dégager pour enrichir celle qui s’est déjà manifestée. Et de là vient le dynamisme de la présence qui est à la fois et inséparablement celui de l’être et de la connaissance.

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