lundi 4 novembre à 19h30.
L'intelligence artificielle. Un mythe?
Cet automate soulevait des questions sur l’intelligence artificielle dès le XVIIIe siècle
Cette machine qui jouait (très bien et avec subtilité) aux échecs contre des humains a soulevé des questions sur la nature de l’automatisation.
Si les mises en garde contre les dangers de la course aux armes à intelligence artificielle font les gros titres ces derniers temps, les débats autour des possibilités offertes par l’IA font rage depuis les années soixante-dix. Les années 1770.
À l’aube de cette décennie, un inventeur du nom de Wolfgang von Kempelen présenta à Vienne sa dernière création: un automate qui jouait aux échecs, fabriqué pour l’archiduchesse Marie-Thérèse de Habsbourg. D’abord appelée l’automate joueur d’échecs puis le Turc mécanique –ou simplement le Turc–, cette machine était constituée d’un homme mécanique vêtu d’un peignoir et d’un turban, assis devant un petit meuble en bois surmonté d’un échiquier. Le Turc était supposé être capable de jouer aux échecs avec n’importe quel adversaire assez audacieux pour s’y risquer.
À la cour de Vienne en 1770, von Kempelen commença sa démonstration des merveilles du Turc en ouvrant les portes et les tiroirs du placard et en promenant une bougie à l’intérieur pour l’éclairer. Apparaissaient alors des rouages, des engrenages et autres mécanismes d’horlogerie. Après avoir refermé le meuble, von Kempelen invitait un volontaire à affronter le Turc.
Au début de la partie, le Turc commençait par tourner la tête à droite et à gauche pour regarder l’échiquier, avant de prendre une décision pour son premier mouvement. Son bras gauche se projetait en avant, les doigts s’ouvraient, il saisissait une pièce et la déplaçait jusqu’à une autre case, où il la lâchait.
Jusque-là, rien de bien impressionnant –à l’époque, les automates sous forme d’animaux mécaniques et d’humanoïdes expressifs faisaient le bonheur des têtes couronnées comme de la plèbe. Jacques de Vaucanson, l’un des plus éminents fabricants d’automates, avait non seulement créé le Canard digérateur –qui tortillait du bec, cancanait et excrétait les boulettes qu’on lui faisait avaler– mais également le Joueur de flûte, un automate capable, comme le raconte Tom Standage dans The Turk, «d’imiter presque toutes les subtilités de la respiration et de l’expression musicale d’un joueur de flûte humain».
Comparé à ces simulacres magistraux, le Turc, avec son visage inexpressif en bois sculpté et ses mouvements de bras saccadés, semblait à première vue un objet bien inférieur. Mais alors venait le reste de la partie d’échecs. Le Turc était bon. Vraiment bon. Et il n’était pas juste doué pour réaliser un mouvement répétitif. L’automate réagissait avec subtilité aux comportements imprévisibles des humains. Cette machine semblait opérer de façon autonome, guidée par sa propre rationalité et sa raison. Si l’adversaire humain essayait de tricher, comme le fit Napoléon lorsqu’il affronta la machine en 1809, le Turc remettait le pion à sa place et, après plusieurs tentatives de triche, balayait l’échiquier du bras et envoyait valser toutes les pièces.
Bien sûr, il fallait bien qu’il y ait un truc... Mais la nature de l’illusion resta insaisissable pendant plusieurs décennies. Après la démonstration de 1770, qui fascina Marie-Thérèse et sa suite, von Kempelen, plus ingénieur qu’artiste, mit tranquillement le Turc au placard. Plus personne ne s’en occupa jusqu’à la mort de Marie-Thérèse, lorsque son fils et royal successeur, Joseph II, se rappela son existence et demanda à von Kempelen de le ressusciter. En 1783, von Kempelen emmena le Turc en tournée à Paris où il stupéfia une nouvelle fois le public –notamment un certain Américain amateur d’échecs du nom de Benjamin Franklin.
Des tournées en Angleterre et en Allemagne eurent lieu l’année suivante. On se mit alors à voir publier des spéculations sur le mode de fonctionnement du Turc. Certains, tel l’auteur britannique Philip Thicknesse, s’indignaient que l’on puisse croire que le Turc était une création purement mécanique au jeu libre de toute influence humaine. «Qu’un AUTOMATE puisse être amené à déplacer correctement les pièces d’échec, tel un joueur pugnace, en réaction au jeu précédent d’un inconnu qui s’attache à jouer contre lui est PARFAITEMENT IMPOSSIBLE», écrivit Thicknesse dans un pamphlet outré et passionné publié en 1784 (les majuscules débordantes sont de lui.)
Contrairement à certains, Thicknesse ne croyait pas que von Kempelen dirigeait le jeu du Turc à quelques mètres de là en utilisant des aimants puissants, des fils cachés ou une commande à distance. Il adoptait l’approche du rasoir d’Ockham, mâtinée d’une nuance d’exploitation enfantine: il écrivit dans son pamphlet que le placard devait dissimuler «un enfant de 10, 12 ou 14 ans» –doté sans aucun doute de prodigieux talents aux échecs.
L’idée que quelqu’un se cachait dans le meuble fut fréquemment soutenue pendant des dizaines d’années, avec des variations sur la taille de cette hypothétique personne et sur sa position. Le placard mesurait 1,20 mètre de long, 75 centimètres de profondeur et 90 centimètres de haut –des dimensions incitant le public à spéculer que de petites personnes ou des enfants étaient les candidats les plus probables au rôle d’opérateur secret du Turc. Certains pensaient qu’une personne restait dissimulée en permanence dans le placard, d’où elle utilisait des ficelles, des poulies et des aimants pour faire bouger les pièces, tandis que d’autres étaient convaincus que l’opérateur se glissait dans le corps du Turc pour le contrôler.
Mais il y avait un hic: le petit numéro avant chaque démonstration, au cours duquel von Kempelen ouvrait les portes du placard et passait une bougie à l’intérieur, excluant apparemment toute présence humaine. Cette manœuvre fut elle aussi dénoncée comme étant une simple ruse –en 1789, Freiherr zu Racknitz suggéra que l’opérateur secret se cachait derrière le tiroir du bas du meuble pendant la démonstration introductive, avant de se déplacer dans le compartiment principal.
Le récit le plus excentrique sur un opérateur secret nous vient de Jean Eugène Robert-Houdin, magicien français qui fit la rencontre du Turc en 1844 –longtemps après ses jours de gloire. Dans ses mémoires parues en 1859, Robert-Houdin raconte l’histoire de l’origine du Turc –un récit clairement apocryphe qu’il ne conte pas moins avec moult détails. Selon Robert-Houdin, von Kempelen se trouvait en Russie dans les années 1790 lorsqu’il rencontra un médecin appelé Osloff. Ce dernier avait donné l’asile à un certain Worouski, soldat polonais en fuite dont les jambes avaient été arrachées par un boulet de canon. Ce soldat se trouvait être un joueur d’échecs de grand talent. Von Kempelen fit donc ce que n’importe qui aurait fait à sa place: il passa trois mois à construire un frauduleux automate joueur d’échecs équipé d’un placard assez grand pour recevoir Worouski, et grâce auquel il put faire sortir ce dernier de Russie sans encombre en faisant faire la tournée des grandes villes à sa machine. Plan infaillible s’il en est.
Les histoires compliquées de ce genre étaient certes divertissantes mais elles suscitaient des complications bien superflues. La vérité était plus simple: le Turc bougeait en effet grâce à un opérateur caché, qui contrôlait tous ses mouvements depuis l’intérieur du meuble à la lumière d’une bougie, en actionnant des leviers pour faire bouger le bras du Turc et en suivant la partie sur son propre échiquier. Von Kempelen et Johann Maelzel, son successeur montreur de Turc, repéraient de nouveaux joueurs d’échecs pendant leurs voyages, leur fournissaient une petite formation rapide et les fourraient dans le placard.
Si au final la machine dépendait du comportement humain et d’un petit peu de magie à l’ancienne, sa nature qui semblait authentiquement mécanique provoqua à la fois émerveillement et inquiétude. En arrivant au beau milieu de la Révolution industrielle, le Turc souleva des questions dérangeantes sur la nature de l’automatisation et sur la possibilité de créer des machines capables de penser. Le fait que le Turc semblât fonctionner grâce à des mécanismes d’horlogerie, vrombissements à l’appui, contredisait l’idée que les échecs étaient, selon les termes de Robert Willis en 1821, «la province de l’intellect seul». Si une machine était capable de jouer à un jeu totalement soumis aux caprices humains de ses opposants, de quoi d’autres serait-elle capable?
Ce fut l’une des grandes questions qui secoua l’esprit du jeune Charles Babbage lorsqu’il vit jouer le Turc pour la première fois lors de sa tournée en Angleterre sous Maelzel en 1819. Trois ans plus tard, Babbage se mit à travailler sur sa machine différentielle, conçue pour calculer et classifier automatiquement des fonctions mathématiques. Un des premiers pas vers l’intelligence artificielle.
«Contrairement aux nouvelles machines de la Révolution industrielle, qui remplaçaient l’activité humaine physique, à l’image du Turc, ce fragment de la Machine différentielle soulevait la possibilité que les machines finissent par être capable de remplacer également l’activité mentale», écrit Tom Standage dans The Turk.
Dans les années 1820 et 1830, Maelzel emmena la machine pour une dernière tournée triomphale dans le nord-est des États-Unis, au cours de laquelle Edgar Allan Poe se prit de tendresse pour l’automate et écrivit son propre traité sur les opérations assistées par un humain qu’il supposait avoir lieu pendant les parties. Mais l’excitation suscitée par le Turc pâlissait. Dans les années 1850, Maelzel ayant péri lors d’une tournée du Turc à Cuba, la machine fut oubliée au Musée chinois de Philadelphie. C’est là qu’en 1854 elle fut détruite dans un incendie.
Si le Turc était en effet une imposture, considérer cette machine comme une simple illusion ou un canular reviendrait à ignorer les questions profondes et dérangeantes qu’elle avait fait naître. Le Turc n’était peut-être pas doué d’intelligence mais il proposait une vision d’un avenir trop facilement imaginable où les machines seraient capables de penser par elles-mêmes –un casse-tête éthique avec lequel même les experts mondiaux de l’intelligence artificielle sont encore aux prises aujourd’hui.
Charles Babbage, né le 26 décembre 1791 et mort le 18 octobre 1871 à Londres, est un polymathe, mathématicien et inventeur visionnaire britannique du XIXe siècle qui fut l'un des précurseurs de l’informatique.
Il énonça le premier le principe d'un ordinateur. C'est en 1834, pendant le développement d'une machine à calculer destinée au calcul et à l'impression de tables mathématiques, la machine à différences qu'il eut l'idée d'y incorporer des cartes du métier Jacquard, dont la lecture séquentielle donnerait des instructions et des données à sa machine, et donc imagina l'ancêtre mécanique des ordinateurs d'aujourd'hui. Il n'acheva jamais sa machine analytique, mais il passa le reste de sa vie à la concevoir dans les moindres détails et à en construire un prototype. Un de ses fils en construisit l'unité centrale (le moulin) et l'imprimante en 1888 et fit une démonstration réussie de calcul de table à l'académie royale d'astronomie en 1908.
C'est entre 1847 et 1849 que Charles Babbage entreprit d'utiliser les avancées technologiques de sa machine analytique pour concevoir les plans d'une deuxième machine à différences no 2 qui, à spécifications égales, demandait trois fois moins de pièces que la précédente. En 1991, à partir de ces plans, on a pu reconstruire une partie de cette machine qui fonctionne parfaitement en utilisant les techniques qui étaient disponibles au XIXe siècle ce qui montre qu'elle aurait pu être construite du vivant de Charles Babbage.