Une première approche possible.
Mon nom est Corto, Corto Maltese.
Je suis né à Malte, le 10 juillet 1887, c’est du moins ce que l’on me dit.
De ma première enfance, je me rappelle un drapeau couvert de croix et une barbe rousse, celle de mon père. Ma mère? Une gitane de Séville. Elle était si belle que le peintre Ingres s’en est épris follement, je ne sais pas si c’est vrai, elle ne me parlait jamais de ces choses-là.
Je me rappelle une maison très belle, avec un patio rempli de fleurs près de la mosquée de Cordoue, et je me rappelle bien le jour où une amie de ma mère m’a pris la main gauche et l’a regardée avec horreur, je n’avais pas de ligne de chance. Sans y penser à deux fois, j’ai pris un rasoir de mon père et je m’en suis tracé une moi-même, longue et profonde. Je ne crois pas avoir augmenté ma dose de chance, mais j’ai toujours été libre et c’est ce qui compte.
Changer mon histoire, change-t-il le cours de l’Histoire?
Changer mon histoire? est une première interrogation. Qu’infère-t-elle?
L’histoire, la capacité de la dire et de l’écrire est le propre de l’homme. Quelle histoire disons-nous, écrivons-nous?
L’histoire, ἱστορία si nous parlons grec, est une enquête, un compte-rendu, une examination, une observation, une étude. Ce mot dérivé de Dérivé de οἶδα, oída veut dire: savoir que, bien savoir, s'assurer que. ἴστωρ, ístôr; celui qui sait. L’histoire est un récit d’action, d’événement, de choses dignes de mémoire. L’histoire est la trace du passé, les marques de ce qui a été vécu. « Mon histoire » est ce qui relate ce que j’ai vécu.
Mon histoire c’est βιογραφία ma biographie, le récit de ma personne, littéralement le récit de ma vie.
L’histoire de la langue française nous apprend que ce mot est un emprunt adapté d’abord, début XIIe siècle, sous la forme istorie; récit, événements historiques, mais aussi de récit fabuleux, sornette, sornette étant au départ une devinette.
Parallèlement à partir du XVIIe siècle histoire se dit d’une aventure arrivée à une ou plusieurs personnes, puis une succession d’aventures, la réalité des faits n’est plus importante. Ces emplois extensifs donnent lieu à une série de locutions comme: des histoires, le mot peut avoir un pluriel, des histoires entendues comme des manières affectées, c’est une autre histoire, la vérité des faits n’est plus nécessaire; histoire devient: c’est une chose différente.
L’histoire s’écrit, elle use d’une langue, de son vocabulaire, de sa grammaire. Les temps composés sont le génie de la conjugaison française, l'un d'eux, le futur antérieur.
Le futur antérieur nous indique que si nous avions agi autrement, les événements auraient pu se produire autrement. Le futur antérieur indique notre pouvoir de raconter une histoire et d’en changer le cours.
Mais nous savons que ce qui a eu lieu est irréversible contrairement à nos récits de fiction, seuls les événements en cours sont accessibles à nos interventions. Le futur antérieur est donc un rien illusoire, excepté dans le sens où il traduit notre impression présente qu’il y a une contingence de l’histoire, de ses événements et qu’il nous est possible d’intervenir de fait sur ces événements.
Cependant qu’en est-il de cette contingence des événements et de notre liberté d’action ?
Que peut nous apporter la philosophie, non sur nos rapports à l’histoire, mais sur les rapports que nous entretenons avec notre histoire, notre biographie?
Mon père partait sans cesse et revenait de moins en moins. Il était originaire de Tintagel, en Cornouailles, un endroit plein de fées et de magiciens. Il affirmait être le neveu d’une sorcière de Man qui avait un chat roux, mais il disait un tas de choses quand il se perdait dans ses bouteilles.
J’ai étudié à l’école hébraïque de La Valette et puis à Cordoue avec le rabbin Ezra Toledano, c’est lui qui m’a initié à la Torah et qui m’a raconté d’autres histoires secrètes.
Quoi qu’il en soit, ce que je me rappelle le mieux c’est le jour où je suis parti de Malte en m’embarquant sur le Golden Vanity, un magnifique trois mâts ; depuis lors, j’ai toujours navigué de par le monde.
J’ai connu Raspoutine, Jack London et bien d’autres, j’ai appris à danser le tango à Buenos Aires, aux Antilles et au Brésil j’ai connu Esmeralda et les rites vaudou. Et puis il y a eu les Indes, la Chine, les îles des Caraïbes entre moments de paresse dans les vérandas et fusillades, et les îles du Pacifique avec Escondida, la plus étrange de toutes, parmi moines et corsaires. J’ai vu un train chargé d’or s’engloutir dans un lac glacé de Mongolie, j’ai partagé les silences du désert avec un guerrier, le vert paysage et les larmes avec une très belle fée irlandaise, j’ai cherché des joyaux et des rêves impossibles au long des canaux et sur les toits de Venise.
Je ne suis pas un héros, j’aime voyager et je n’aime pas les règles, pourtant il en est une que je respecte, celle de ne jamais trahir mes amis.
Je suis parti à la recherche de bien des trésors sans jamais en trouver un seul, mais je continuerai sans relâche, vous pouvez y compter, toujours de l’avant…
lim N→∞ f(x)+f(T(x))+f(T2(x))+f(T3(x))+⋯+f (T N−1 (x)) =∫ f(y)dy pour presque tout x
N
L'hypothèse ergodique est une hypothèse de physique statistique, venue de la théorie cinétique des gaz de Boltzmann et formalisée dans les années 10 par les époux Ehrenfest. L’hypothèse ergodique stipule, pour paraphraser Wikipedia, que « la valeur moyenne d’une grandeur calculée de manière statistique est égale à la moyenne d’un très grand nombre de mesures prises dans le temps ». Les épistémologues y voient à juste titre la clé de voûte de la science expérimentale : calculer la vitesse moyenne des particules qui composent un gaz donnera, si l’hypothèse ergodique est valide, le même résultat qu’un ensemble de mesures successives. Honnêtement, je n’y comprends pas grand-chose — sinon que comme l’esclave du Ménon j’ai l’impression passagère de me souvenir là d’une intuition ancienne, comme si par métempsychose j’avais moi-même été, parmi tous les humains possibles, l’un de ceux qui auraient été capables de soutenir intellectuellement une telle hypothèse.
Il doit d’ailleurs exister une vision ergodique de la transmigration des âmes : pouvoir être n’importe qui, est-ce la même chose que de pouvoir penser à n’importe quoi ? Les hypothèses qu’on combine par jeu sont-elles des vérités existentielles cruciales pour des cerveaux décomposés ou bien encore en formation ?
L’hypothèse ergodique a je ne sais quoi, ainsi, de subtilement viennois — de plus profond et de plus joueur que la psychanalyse.
On sait qu’Ulrich, dans « L’homme sans qualité », s’adonne à des travaux scientifiques dont Musil ne dit rien. Je ne peux m’empêcher de penser que ses travaux concernaient l’hypothèse ergodique, cette théorie statistique vertigineuse capable de déceler dans l’âme d’un seul individu tous les tourments du temps — cette pièce d’argent avec laquelle Ulrich joue distraitement pourrait soudain fondre entre ses doigts et prendre la forme de la balle qui tuera l’archiduc et qui transformera à jamais Vienne en ville provinciale.
Je crois aux opinions cachées, des opinions si subtiles qu’il faudrait bouleverser le monde entier pour les rendre visibles — comme il fallut soulever l’Amérique pour débusquer Luther. L’histoire serait ainsi, c’est une autre conséquence de l’hypothèse ergodique, une manière de déplier les âmes.
Qui, mais qui donc va lire « L’envers du vent » de Milorad Pavić ?
Il faut, tout d’abord, aimer jouer. Car ce livre, tout comme les autres ouvrages de Pavić, fait partie de la famille mutante et fascinante de la littérature ergodique. On reconnaît ses membres de la manière suivante : faut-il, ou le lecteur peut-il, faire mieux que juste tourner la page, lire la ligne pour s’approprier le texte ? Si la réponse est oui : littérature ergodique.
De plus, il faut aimer l’exercice physique, car la nature en tête-bêche du roman implique qu’à un moment ou un autre il va vous falloir le retourner pour en lire l’intégralité.
Pourquoi ? Pavić veut aussi vous faire faire un petit effort mental. Un exercice sournois, profond, qui va faire suer votre cerveau sans même que vous vous en aperceviez…
Car en s’appuyant sur le mythe de Héro et Léandre, l’auteur s’évertue à faire vivre ce titre en poussant le lecteur à essayer de voir ce qui est éternellement caché, l’envers du vent étant sa face qui reste sèche lorsque tombe la pluie. Les Hero et Léandre de Pavić sont, comme dans le mythe, séparés par un gouffre a priori infranchissable, voire même plusieurs gouffres : le premier étant la manière dont le livre est relié. Les autres seront plus difficiles à cerner, car dans ces deux histoires partageant la même couverture, a priori peu de points communs si ce n’est les noms de nos deux héros, et c’est là qu’intervient l’ergodisme, car le lecteur va se trouver en position de devoir faire des choix et des interprétations. Le premier choix étant : par quel côté commencer ?
Ainsi c’est seulement dans l’imagination du lecteur que nos deux héros séparés se retrouvent…
Pour lire « L’envers du vent », il faut aimer le surréalisme, du moins le supporter. Il faut être ouvert aux descriptions un peu non sensuelles, aux impossibilités physiques et la poésie factuelle.
En enfin, il faut être prêt à ne pouvoir parler de cet ouvrage qu’avec d’autres lecteurs. Pour preuve, nous sommes à la 28e ligne, et je n’ai toujours pas parlé de l’histoire. Alors c’est parti : côté Héro, c’est l’histoire d’une fille, chimiste, qui commence par donner des leçons de français à des enfants, dont un est absent, puis elle va avoir quelques histoires avec son frère, qui finira par la trahir pour un militaire.
Côté Léandre, c’est l’histoire d’un type qui n’aime pas assez son instrument de musique, et finit par devenir moine puis architecte de l’extrême.
Clair, non ?