C’est la faute à Diderot. Son ambition : rompre avec « l’affectation des grands maîtres », en finir avec les obscurités inutiles. En Allemagne comme en France, le siècle des Lumières invente cette exigence d’une pensée accessible au plus grand nombre. Cette tendance est déjà présente, malgré ce qu’on croit, dans l’Antiquité grecque et romaine. Lucien de Samosate, avec sa façon de brocarder les jargonneurs, en est un bon exemple. Ce n’est pas le seul. Peut-être chaque époque réinvente-t-elle à sa mesure le projet d’ouvrir grand les portes de la réflexion, d’en finir avec l’élitisme hautain et les contorsions affectées. Voyez Bergson : « Il n’y a pas d’idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse et ne doive s’exprimer dans la langue de tout le monde.
Au début, on pouvait croire à une mode passagère. Et puis la vogue est devenue lame de fond : aujourd’hui, l’amour de la philosophie constitue une passion partagée. Depuis le foisonnement des cafés philo jusqu’à la multiplication des rencontres publiques, l’enthousiasme est manifeste. Comme si notre société renouait avec une promesse des lumières, “hâtons-nous de rendre la philosophie populaire”, mais n’oublions pas la suite du texte ; “Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes.”
Précurseurs contemporains de la philosophie populaire, "le forum Philo Le Monde" a joué un rôle essentiel dans sa vulgarisation . Créé en 1989, il s’est imposé comme un lieu d’échange. Pour sa 30e édition, le forum posa à nouveau la question qui l’a fait naître ; “Tous philosophes ?” Si philosopher c’est penser par soi-même, ce geste autonome peut-il s’en remettre à une parole enseignante ?
On attribue à Pythagore, l’invention du terme “philosophe”, qui peut se lire comme une nostalgie de la (sagesse) perdue, des gens qui sont des amis de la connaissance et qui la traquent faute de la posséder.
Pour vous, ça devrait être quoi la "philo" au café?
Le 24 mai 2007, Georges Nonnenmacher m'envoyait cette réflexion à propos de l'utilité des cafés philo. Puis il n'est plus revenu.
A quoi servent les cafés philo ?
Il y a quelques jours au centre de Paris se déroulait en fin de matinée un café philo. L’assistance décida de converser sur le thème de ; « Pourquoi des cafés philo? » Il y a plusieurs années cette question fut déjà posée dans les cadres d’AccordPhilo.
À quoi servent les cafés philo ? Mon expérience des cafés philo est récente. Les remarques qui suivent sont celles d’un novice, notes en marge de l’expérience : naïveté, enthousiasme. Elles évoquent une réalité, peut-être également des possibles.
Le café philo est cet espace où se superposent trois strates : celle d’un Jeu de société, celle d’un Exercice de la réflexion et celle d’une propédeutique à une Éthique. Le café philo comme Jeu de société ma fréquentation récente des cafés philo m’a permis de m’apercevoir que ce lieu est d’abord un lieu convivial et ouvert à tout le monde. Tout est fait pour mettre les gens à l’aise : comme tout café, c’est d’abord un lieu de détente, de rupture par rapport au monde du travail. C’est aussi un lieu de rencontre où les gens finissent par se connaître et se reconnaître. L’usage du seul prénom met entre parenthèses origines et professions. Chacun va donc se prêter à ce jeu de la conversation, de la participation au débat, ne se définissant que comme porteur de paroles. Les règles sont simples : unité de lieu, une salle de café ; unité de temps, deux heures de discussion ; unité d’action, un débat autour d’un sujet choisi par les participants. La parole est donnée à tour de rôle à celui ou celle qui en a manifesté le désir. Cette parole, susceptible d’être comprise de tous, évitera un vocabulaire trop spécialisé, se démarquant en cela de lieux de débats plus institutionnels où métalangage et codification peuvent être obscurs pour certains.
Quelles sont les figures de ce jeu ? Il n’y a ni gagnant ni perdant : seule essaie d’émerger une vision mieux informée et plus claire, plus approfondie et plus complexe du sujet choisi. Par l’effort que demande cette recherche, le jeu ressemble à un jeu de piste, avec ses indices, sa direction, ses énigmes à résoudre. Mais ce parcours discontinu ressemble aussi à un jeu d’énigme, à condition que la séance ne se borne pas à juxtaposer des interventions hétérogènes, mais travaille à une synthèse possible de la diversité des points de vue. C’est en particulier la tâche de l’animateur dont le rôle oscille entre celui d’entraîneur et celui d’arbitre. Rôle difficile, que celui qui doit trouver l’équilibre instable entre laxisme — se borner à donner la parole aux intervenants qui la demandent — et dirigisme — traiter seul le sujet, faire d’abord valoir ses idées. Une séance réussie est celle qui aura montré que l’écoute de la parole des autres peut approfondir et clarifier la vision que chacun avait, au départ, du sujet choisi. Ce jeu de société est aussi, à sa manière, un jeu de socialisation.
Paul Valéry préférait, de loin, au poème achevé le long et tortueux exercice créateur qui y avait conduit. Le poème n’est d’ailleurs souvent qu’un moment, une étape d’un exercice, d’un travail continu. L’exercice est une activité ouverte qui se donne comme inachevée. La rédaction d’une « conclusion » a toujours quelque chose de traumatisant : comment peut-on clore un débat ? C’est donc la chasse qui compte, plus que la proie. Le café philo peut être considéré comme un lieu où les participants s’exercent à réfléchir sur un thème donné, et cet exercice se justifie en tant que tel. Il y aurait beaucoup à dire sur l’exercice de la pensée et de grands penseurs se sont attaqués à cette question. Je ne m’attacherai qu’à trois couples de gestes ou d’actes : l’écoute et l’intervention — la question et la réponse — la critique et la construction, sachant que ces actes interfèrent souvent.
1— Le couple écoute-intervention.
En économie, on parle du couple production-consommation, en communication du couple émission-réception de messages, en littérature du couple écriture-lecture. Dans le cadre du café philo j’évoquerais plutôt le couple Intervention-Ecoute. Le jeu de la réflexion veut que l’on construise collectivement une réflexion tissée par les interventions des membres : une intervention est censée se nourrir des interventions des autres, soit pour les confirmer soit pour les infirmer en bloc ou en partie. L’intervention — le préfixe a son importance — prend la forme d’une expression que nous donnons au débat. Il existe certainement une pulsion d’expression, un besoin — peut-être vaniteux — d’affirmation de soi. Un mauvais plaisant a stigmatisé un jour ce besoin d’expression : « Aujourd’hui, tout le monde veut écrire, plus personne ne veut lire. » L’intervention se nourrit de notre culture, des données de la mémoire, mais aussi de notre expérience vécue : celle-ci joue certainement un rôle plus important dans les cafés philo que dans les enceintes universitaires, vouées avant tout à l’analyse des textes. Le rôle de l’expression c’est de donner forme aux idées plus ou moins floues qu’éveille le sujet en nous. Il est bon que les premières interventions partent du savoir le plus stéréotypique sur le sujet choisi, pour pouvoir travailler ensuite sur les nuances et la complexité de la question. L’expression surgit en quelque sorte de notre expérience singulière et espère toucher d’autres singularités. Ce qui fait la valeur d’une intervention, c’est la richesse et la complexité de l’écoute intériorisée auxquelles elle répond. Après tout, nous commençons notre vie par écouter et recevoir les paroles et les gestes d’autrui. Quelles écoutes ? D’abord l’écoute de la parole de l’autre. Mais, plus profondément, l’écoute, avant d’intervenir, du murmure de notre mémoire, de cette « textualité » bruissante faite de paroles retenues, de souvenirs de situations vécues, de souvenirs de lectures, d’échanges. Je dirais que toute écoute est un cas particulier de ce qu’on pourrait appeler notre écoute du monde, de nos profondeurs, une tension d’appréhension de la part la plus secrète du réel. Dans un café philo, on ne peut oublier les signes ou clins d’yeux narquois que semblent nous faire les milliers de livres rangés sur les rayons de bibliothèques : « Que peux-tu trouver encore d’original, semblent nous souffler les volumes alignés, après toutes ces pensées et traces sublimes ? ». Mais la terre tourne et le devenir à chaque instant change les configurations du réel. Le débat tient à la fois de la chimie et de la fécondation biologique : les idées, remarques, réflexions réagissent les uns sur les autres, se croisent pour, parfois, produire de nouvelles idées inattendues. Un bon débat ne peut ignorer l’écoute des autres et aspire à une synthèse provisoire, certes — mais ouverte.
2— Le couple question-réponse.
Pour les premiers philosophes, la pensée était d’abord interrogation du monde, étonnement devant les phénomènes : au commencement est l’ouverture interrogative. Dans certains cafés philo, une fois le sujet choisi, on demande aux participants de poser des questions à celui qui a proposé le sujet : c’est la phase « apéritive » (qui ouvre l’appétit...) du débat. Très souvent ce commencement questionnant s’interroge sur le sens, la polysémie voire l’étymologie des mots thèmes. Il y a là comme un souci d’assurer au débat de bonnes fondations. La question ressemble à une béance réceptrice, une matrice de réponses à venir. La réponse est semblable à un « plein » tentant de satisfaire la béance, le « vide » ouvrant de la question. Mais ce plein est limité, c’est l’affirmation d’un possible parmi d’autres. L’histoire de la philosophie a pu opposer à la « réponse » la plus close, celle du dogmatisme imposant sa vérité prétendue définitive, le questionnement pur du scepticisme décrétant l’impossibilité de la connaissance humaine. C’est entre ces deux pôles extrêmes que la pensée navigue, avide de trouver des réponses satisfaisantes, mais, en même temps, doutant de toute réponse, se maintenant en « suspens » : peut-être l’espace de la pensée est-il cet entre-deux entre question et réponse. L’ouverture des hypothèses, du virtuel, du potentiel répond à l’ouverture du questionnement. En somme, une « bonne » réponse est celle qui reconnaît ses limites, qui évite l’arbitraire par une argumentation solide. La bonne réponse est celle qui fait naître de nouvelles questions. Le Jeu de la réflexion est un Jeu interactif et générateur de nouveaux possibles.
3— Le couple critique-construction.
Avant toute décision, l’un des sens étymologiques du mot « critique » — il y a examen précis, pesé, trié. Avant la décision, la pesée des différents possibles. La scène du café philo n’est pas celle d’une secte, d’un parti, c’est un espace critique : critique face aux idées reçues, aux courants de la mode, critique aussi par rapport à soi, à ses propres convictions. Pas de critique valable sans autocritique... Toutes nos pensées sont conditionnées par l’esprit du temps : l’acte critique le plus difficile, c’est d’opérer un déconditionnement, au moins partiel, par rapport au monde ambiant. La critique est du côté de l’analyse rationnelle, de la réflexivité, non de la croyance, d’un certain détachement. Toute pensée devrait se doubler d’une « pensée de la pensée », d’un examen lucide de nos hypothèses, de nos propositions. L’examen critique refuse la simplification voire la réduction : il est du côté de la complexité du réel et du vécu. En réalité, nous sommes toujours « débordés » par le réel. Mais toute pensée, la plus fine surtout, a besoin de s’actualiser, de prendre corps. Pour que la critique ne se contente pas d’une mise en pièce rageuse de toute proposition, elle doit tendre vers une construction, même provisoire. N’oublions pas l’un des sens du mot critique est décision. Car un débat n’est pas une juxtaposition d’opinions individuelles, c’est, qu’on le veuille ou non, une construction collective. Le débat est critique, exploratoire, creusant, mais aussi interactif, intertextuel comme disent les spécialistes de la littérature. L’animateur a en vue la « construction » du débat : choix et pesée des interventions ; ouverture de débats secondaires, méfiance à l’égard de la tendance « naturelle » à la digression ou à l’extrapolation. Le modèle ici est la polyphonie, les règles du contrepoint enseignent comment superposer plusieurs mélodies particulières ayant chacune sa beauté, en un ensemble harmonieux ou consonant. Évidemment cette polyphonie..., ne peut être qu’une synthèse aléatoire, provisoire, propre au groupe, à son inventivité, sa forme intellectuelle, son inspiration du jour... Malheureusement, beaucoup de séances sacrifient cette construction synthétique au profit de la juxtaposition des interventions particulières, peu soucieuses d’inscrire leur réflexion dans un ensemble.
Georges Nonnenmacher. Le 24 mai 2007.
professeur de littérature à Faculté des lettres de la Manouba, Tunis.
A suivre la démarche en philosophie selon les philosophes.