Il y eut durant cette période de confinement des cafés philo se déroulant sur des plateformes internet, le dimanche matin et le mercredi en fin d’après-midi.
Voici quelques réflexions à partir des questions posées.
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La question dominicale fut ; « Qu’est-ce que l’essentiel ? »
Les premières tentatives de réponses à cette question, influencée par le contexte dans lequel elle apparaît, « retourner à l’essentiel », fut de déterminer si telles ou telles « choses » réelles ou abstraites sont ou non essentielles ; la liberté, le bonheur, etc. ainsi ces exemples devaient cerner, délimiter, ce que l’on entend par essentiel, définir par l’exemple. Mais c’est là répondre à une autre question, très proche, mais différente, « qu’est qui est essentiel ? »
La réflexion peut et doit commencer par cerner, délimiter donc définir, circonscrire dans un ensemble. Quels sens donnons-nous au vocable, essentiel ? Ces sens peuvent émerger d’exemples, ce n’est pas suffisant, qu’est-ce qui unit ces exemples. Nous pouvons nous appuyer sur l’étymologie, toujours intéressante. Essentiel vient du latin essentialis, la partie la plus importante d’une chose. Composé d’essentia et du suffixe adjectival marquant la relation, l’appartenance, la dépendance, alis. Les mots latins en entia dérivent le plus souvent d’un participe présent ; mais ici il s’agit du composé de esse et ens « l’étant de l’être », traduction possible du grec οὐσία, (ousía).
Nous voyons que l’étymologie nous ramène au Ve siècle grec d’avant l’ère courante, mais ne permet pas de saisir le sens, la définition du mot. De répondre à la question ; qu’est-ce que l’essentiel ?
L’essentiel recouvre une pluralité de sens, qui se sont modifiés dans les cultures, les langues et les époques, sans oublier le domaine de réflexion dans lequel nous le plaçons, philosophie, psychanalyse, psychologique.
Prenons le point de vue de la psychologie. Nous pouvons dire que notre époque hypermédiatique aime tant les mots, les images et la pensée dans ce qu’elle peut avoir de plus bavard, qu’elle nous étourdit. Elle nous embarque dans l’abstraction, hors du réel, et enchaîne, à toute vitesse, les nouvelles, qui finissent par toutes se valoir ou par se contredire. Comment s’y retrouver, « se » retrouver ? Ce malaise est symptomatique d’une époque où, l’expérience majeure est celle de l’accélération. Mais il vient également en réaction à une sensation d’étouffement, de trop, d’éparpillement, de superflu dans une société de consommation qui fait surgir un paradoxe : plus on consomme, plus on pourrait s’attendre à rencontrer la satisfaction, mais ce n’est pas ce qui se passe. Alors, retournons à l’essentiel. Consommer davantage répond uniquement à notre « manque d’avoir ». Le problème de l’humain est de répondre à son « manque d’être » ou son « mieux-être ».
C’est cela qui pousse à la recherche de cet « essentiel », insaisissable, invisible. Ma vie n’a plus de sens à mes yeux.
Qu’est qui est essentiel ? N’est pas la question. La question est plus courte, plus incisive, le verbe être disparaît, « qui » se transforme en « que ». Qu’est-ce que l’essentiel ? Un domaine de réflexion peut tenter de répondre, mais est-il toujours suffisant ? La ψυχή (psukhē) : le souffle, l’esprit, l’âme, λογία, la psychologie, apparue à la fin du XVe 1 pour commenter la philosophie d’Aristote, est un outil intéressant pour approcher ou tenter de définir un vocable afin d’en élaborer un concept.
Le vocable utilisé au XXIe siècle n’est plus identique à celui utilisé en d’autres lieux, d’autres époques, essentiel, essentia, οὐσία, (ousía) recouvrent-ils le même champ de sens, dirait Markus Gabriel.
Comment faire ? Nous pouvons définir, dire qu’est-ce que, en nommant ce qui n’est justement pas, en nommant ce qui est hors du limes, au-delà de la frontière, hors du champ de sens. Non seulement l’antonyme, mais d’autres mots encore. Un exemple issu de l’histoire de la philosophie, celle du XXe en France. « L’existence précède l’essence ». L’existence n’est pas l’antonyme d’essence, il est ce qui la précède. Tentative de définition non par le contraire, mais par l’origine, l’antérieure. Jean Sol Partre l’affirme, dans l’Existentialisme est un Humanisme. L’homme existe avant d’être défini, et ce sont ses actions qui définiront son essence, donc ce qu’il est. Ceci va à rebours de la métaphysique classique qui à la suite de Platon pense que l’existence est une réalisation d’une essence prédéfinie. Mais aussi, pour ce qui est de la méthode. On peut sortir de l’être, exister, sans être strictement défini.
Alors qu’en est-il de l’essence ? Se définit-elle hors de tout ? Sommes-nous obligés d’être pour nous définir, l’essence est-elle extrinsèque à ce que je suis ?
La définition, l’étymologie, les variations sémantiques, les traductions, les origines donnent des pistes, mais ne sont toujours pas suffisantes pour répondre à la question « qu’est-ce que l’essentiel ? »
Nous pouvons trouver une autre solution, lire ce qu’on dit les philosophes au sujet de l’essence. Spinoza dans l’Ethique chapitre II définition 2, traduction B Paudrat :
Ad essentiam alicujus rei id pertinere dico, quo dato res necessariò ponitur, et quo sublato res necessariò tollitur ; vel id, sine quo res, et vice versa quod sine re nec esse, nec concipi potest.
« Je dis appartenir à l’essence d’une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ; ou encore, ce sans quoi la chose, et inversement ce qui sans la chose, ne peut être ni se concevoir. »
Dans les Pensées de Pascal, on peut lire :
« Les pères craignent que l’amour naturel des enfants pour eux ne s’efface. Quelle est cette nature sujette à s’effacer ? Qu’est-ce que nature ? Je crains que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
L’essence d’un être, c’est ce qu’il est vraiment, ce qui fait qu’il est ce qu’il est.
« L’essence coïncide avec ce qu’il y a de plus intime et de presque secret dans la nature de la chose, bref ce qu’il y a en elle d’essentiel » écrit Etienne Gilson dans L’Être et l’essence.
C’est aussi ce qui d’un être est pensé comme immuable et éternel par opposition à son existence transitoire et périssable :
« J’ai gardé la forme et l’essence divines de mes amours décomposées », dit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.
Le problème de l’essence se divise en plusieurs interrogations selon les étapes de la réflexion philosophique.
L’essence est-elle douée, en tant qu’universel, d’une réalité spécifique et supérieure ? C’est le problème médiéval des universaux.
Pour Locke dans Essais sur l’entendement humain, l’essence réelle d’une chose particulière est ce dont dépendent ses propriétés et qualités.
Le rapport entre l’essence et l’existence se pose différemment, selon toute une tradition, pour dieu et pour l’être créé.
« Dieu seul est existant par essence », dit Descartes dans la cinquième Méditation.
À partir de Kierkegaard, la prise en considération de la singularité individuelle ; liberté, solitude, angoisse, l’appel à l’authenticité de la subjectivité donnent naissance au courant existentialiste.
Pour la philosophie contemporaine, l’interdit kantien de la chose en soi exclut que l’on veuille atteindre les véritables essences des choses. Ce que la science vise, c’est l’objectivité. Nous allons au réel armé de nos concepts, nous n’approchons pas les essences ni dans un cheminement ascensionnel et ascétique ni dans un dévoilement, aussi originaire soit-il.
Ou s’arrêter dans les définitions possibles données par les philosophes ?
Il faut revenir à la philosophie antique pour tenter de comprendre ce qu’est l’essentiel. Quittons largement le champ de sens de ce mot, qu’il soit exprimé en grec, en latin ou français. Allons ailleurs, là où rien ne semble aller de soi, provoquons l’accident.
Laissons survenir, accidere l’événement inattendu.
En quoi l’accident peut nous aider à saisir le sens de l’essentiel ?
L’accident comme catégorie. Ne quittons pas le domaine de la philosophie. Pour Aristote l’accident désigne ;
« ce qui appartient à une chose et qu’on peut dire vrai d’elle, mais non de façon nécessaire ni de façon générale. »
συμβεβηκός, symbebèkos ; accidens en latin est un concept défini dans la Métaphysique livre Δ, ch. 30. Aristote désigne ce qui appartient à une substance de façon non nécessaire. Contrairement à la substance, l’accident n’existe pas par soi, mais dans un autre. Il est variable et peut cesser de se trouver dans une substance.
« Accident. § 1. Accident s’entend d’une chose qui est attribuée à une autre, dont elle est dite avec vérité, sans que ce soit cependant, ni une nécessité, ni même le cas le plus ordinaire. Par exemple, si quelqu’un vient à trouver un trésor en creusant un trou pour y planter un arbre, c’est un pur accident de rencontrer un trésor en creusant une fosse ; car il n’y a pas la moindre nécessité que cette découverte soit produite par cet acte ni qu’elle en soit la conséquence ; et ce n’est pas davantage un fait ordinaire que de trouver un trésor en faisant un trou pour planter un arbre. »
L’Accident se dit de ce qui appartient à un être et peut en être affirmé avec vérité, mais n’est pourtant ni nécessaire ni constant. L’accident est ce qui, dans un être, peut être modifié ou supprimé sans changer la nature de la chose elle-même, c’est-à-dire sans que cette chose cesse d’être ce qu’elle est. Ce qui est accidentel est contingent.
Aristote fait la différence entre propriétés accidentelles, occasionnelles et propriétés essentielles, persistantes ou éternelles d’un être : l’accident est ce qui appartient à chaque chose pour soi, mais qui n’entre pas dans son essence.
Nous voyons là un nouvel outil de la philosophie, après la définition, la catégorisation.
Demandons à un glaçon quelle est son essence une fois qu’il a fondu. Nouvelle version de la cire cartésienne, il y a eu un accident un changement d’état, passage du solide au liquide, d’une dénomination à une autre. Glaçon ne définit plus le nouvel état. L’eau reste l’eau, qu’elle soit solide ou liquide. L’essence est ce qui répond à la question du « qu’est-ce que » pour un être, tandis que la substance permet d’en dégager la nature « essentielle » et invariante.
Bien sûr les lecteurs de Nietzsche ne peuvent être d’accord. Un argument contre le concept d’essence est que le devenir n’admet aucune réalité stable, car l’idée d’un être immuable est contradictoire, et que ce que l’on nomme essence n’est qu’un agrégat éphémère de forces. La conséquence de la négation de l’essence est l’affirmation de la seule existence. René Descartes s’est dit être une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser.
Il n’est pas facile de dire ; ce qu’est l’essentiel ? Peut-être même impossible.
1 Le mot psychologie est né sous la plume de l’humaniste croate Marko Marulić (1450-1524) dans le titre de Psichiologia de ratione animae humanae. Toutefois, le mot est véritablement popularisé par Philippe Melanchthon qui reprend le terme dans ses études bibliques et ses commentaires de la philosophie aristotélicienne.