- «Je réussirai ! Le mot du joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve.» Honoré de Balzac
Cette citation remarquable de Balzac nous situe d’emblée dans tout ce que la notion de réussite peut avoir de paradoxal. On pourrait répondre en écho à Balzac en citant la célèbre phrase du Christ : « Celui qui veut garder la vie la perdra et celui qui est prêt à la perdre la gagnera ». La sagesse orientale nous met aussi en garde contre le danger d’une volonté de réussite trop marquée en enseignant le lâcher prise bouddhique et le non agir taoïste. La volonté de réussir à tout prix sa vie est certainement le plus sûr moyen de la rater. C’est pourquoi, il est bien plus intéressant d’avoir proposé la question de savoir qu’est-ce qu’une vie réussie plutôt que qu’est-ce que réussir sa vie. Car le verdict d’une vie réussie-si tant est que la chose soit possible- ne peut survenir qu’au moment de la mort à travers la reconnaissance d’autrui. Le psychologue américain Scott Peck a fait la distinction subtile entre le fait de réussir dans la vie et celui de réussir sa vie. Il va de soi que dans cette réflexion philosophique, la réussite économique, sociale et politique est d’emblée mise hors jeu. En se référant au texte célèbre de Sénèque sur la vie heureuse, Luc Ferry était au moins sûr de ne pas faire fausse route en rédigeant son livre Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Par une ironie du sort, c’est après son échec douloureux à l’éducation nationale que Ferry a écrit son ouvrage. S’il a raté sa vie politique, Ferry n’a pas raté sa carrière d’écrivain-philosophe ! A-t-il pour autant réussi sa vie ?
Pour illustrer la difficulté extrême d’évaluer la réussite d’une vie, on peut évoquer les deux plus grands penseurs du 19ème siècle : Nietzsche et Kierkegaard. D’un point de vue conventionnel, l’un comme l’autre ont complètement raté leur vie et pourtant sur le plan de l’histoire de la pensée humaine ils sont admis aujourd’hui dans le Gotha des plus grands. Malgré son incontestable génie intellectuel, Nietzsche est passé à côté d’une grande carrière universitaire et malgré son exaltation du Surhomme, il a du se contenter de quelques liaison avec des prostitués dans sa vie sentimentale, sa syphilis lui ayant valu une lamentable agonie abandonné de tous dans son mutisme. Et Kierkegaard, promis à la carrière brillante de pasteur secondé par une charmante épouse du nom de Régine s’est cru obligé de sacrifier sa profession et son mariage pour plaire à Dieu en devenant un « auteur chrétien » obligé de publier ses ouvrages à compte d’auteur…Mais il faut croire que le sacrifice d’une existence heureuse aura été pour ses deux penseurs le prix à payer pour une gloire posthume. Car Nietzsche comme Kierkegaard sont des penseurs « prophétiques dont ont commence à peine à mesurer toute l’ampleur du génie. Le nietzschéen Georges Palante avait bien compris cette logique paradoxale de la réussite en écrivant son pamphlet provocateur : « Comment rater sa vie ? ». A la fois cohérent et contradictoire avec lui-même, Palante a achevé sa vie en réussissant son suicide…
Sommes-nous alors condamnés à la redondance « ferrienne » qui consiste à dire que la vie réussie est la vie heureuse avec les ingrédients traditionnels que la conscience commune met dans le plat du bonheur ? Et qu’est-ce alors une vie heureuse, sachant que chacun trouve son bonheur dans des choses qui lui sont entièrement singulières ? Le porc semble heureux de se prélasser dans la boue, mais qu’en serait-il s’il avait conscience de devoir terminer sa brève carrière à l’abattoir ?
Bibliographie : F. Nietzsche, Ecce homo – S. Kierkegaard, Coupable, non coupable ?-
Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?
(café-philo du 28 janvier 2009 au St René)
Jean-Luc Berlet
Jean-Luc Berlet