Enivrez vous!
Cérès, Bacchus, Vénus et l'Amour Van Haarlem Cornelis (1562-1638)
1624
Hauteur :0.241 m. Longueur :0.215 m.
Localisation :
Lille, musée des Beaux-Arts
Tout d’abord, il me semble devoir différencier deux façons d’arriver à l’ivresse, quelle qu’en soit la forme : l’une occasionnelle, accidentelle, qui vient de surcroît ou en conséquence, de manière imprévisible et donc non préméditée ; quoi qu’il soit toujours possible de s’en prémunir et qu’en ce sens il ne soit pas d’ivresse réellement accidentelle. Néanmoins, il n’est pas pareil de se laisser aller à quelques débordements de circonstances, de se soumettre au vertige en cette forme de fusion d’avec un environnement par lequel on se laisse happer plus ou moins volontairement et, à l’opposé, de rechercher ce qu’à certains endroits l’on peut considérer comme un abandon de soi. Afin d’illustrer ceci, voici deux exemples illustrant ces deux modes opératoires : le premier se situe dans les gorges du Verdon, au lieu dit l’Escalès. A cet endroit les gorges plongent à la verticale sur 350mètres puis en pente raide jusqu’à la rivière. 700 m de vide ! Un paysage grandiose s’étendant par temps clair jusqu’aux Alpes à plusieurs dizaines de km de là. Des strates parfois apparentes, allant jusqu’à la verticale, gravées dans les reliefs du paysage font éprouver physiquement l’inimaginable puissance du chaos à l’origine du site. Or, recevoir un tel lieu suppose de s’y abandonner, jusqu’à l’ivresse, sous l’orage on décolle carrément. Dans le 1er cas, on peut passer en voiture, on regarde, éventuellement on s’arrête, c’est beau, voilà, pas d’abandon, pas d’ivresse. 2ème possibilité, on peut s’asseoir au bord du vide. Une barrière protège de la chute. 700m de gaz sous les pieds, ivresse garantie, fusion progressive d’avec l’environnement. C’est l’abandon de circonstances, simplement se laisse t-on aller. Enfin, s’agissant d’un site d’escalade, on peut descendre en rappel. On est venu pour çà, il y a recherche d’une ivresse maximum.
Mon 2ème exemple est celui de la rencontre amoureuse, jamais fortuite. A ce propos, Cyrulnik dit ceci : « on se déroute quand on se rencontre, sinon on ne fait que se croiser ou s’éviter ». En fait il se passe la même chose que dans les gorges du Verdon. D’ailleurs, s’agissant d’amour, souvent est il question d’un vertige proportionnel à la profondeur de gorge s’imposant à nous dans un paysage dont les reliefs réveillent soudainement dans nos tristes âmes citadines quelque émotion oubliée concernant les magnificences de la nature. Donc, pareillement, peut-on passer et regarder. Manque de disponibilité, peu du vide, etc. Nul abandon, la raison reste aux commandes. Sinon, peut-on s’asseoir au bord du vide. C’est à dire se laisser aller à une conduite de circonstances pour tenter d’embrasser de manière un peu plus sensitive, nous pourrions dire sensuelle, un milieu et son entour que l’on souhaite pénétrer dans sa globale beauté. Nulle préméditation, juste s’agit-il d’affirmer l’harmonie d’avec un environnement que l’on pourrait qualifier d’agréablement pathogène. Enfin peut-on descendre en rappel. On n’est pas là par hasard, le matériel est prêt, cordes, mousquetons, chaussons d’escalade, le piton en alerte, tenue adaptée ne gênant pas l’aisance du mouvement, tout est prêt pour vivre l’ivresse recherchée ; en l’occurrence celle de l’amour. Peu importe les raisons de ce choix, qu’il soit le fait d’un besoin de séduire ou que l’on ne puisse vivre sans être parcouru du frisson de l’amour. Les vertiges de la passion s’imposent à nous comme une nécessité. La recherche de l’ivresse devient notre moteur, nous finissons par perdre la liberté de nous en abstenir. C’est ainsi que le psychanalyste Fouquet, en 1955, donne cette définition de l’alcoolisme qui, malgré de nombreuses autres tentatives, soit la seule qui tienne la route, et que l’on peut, me semble t-il, élargir à toutes les formes d’ivresse en tant qu’elles participent d’une farouche recherche : « Est alcoolique tout homme (ou femme) qui a, de fait, perdu la liberté de s’abstenir de consommer de l’alcool ». Or en abordant un sujet tel que l’ivresse, ce qui m’intéresse n’est pas le fait d’un laisser aller accidentel, mais celui d’en aimer le goût au point d’y risquer sa vie, et accessoirement celle de l’autre.
Il n’est donc pas une seule forme d’ivresse, avec des conséquences fort différentes, bien que le résultat d’abus d’alcool en soit la référence. Cependant, l’amour, le pouvoir, le danger, etc, et naturellement toutes les formes de « défonce », car c’est bien de cela qu’il s’agit, lorsque l’on s’y adonne par nécessité, même occasionnellement, suppose de prendre le risque de copieusement s’y abîmer.
Certains prétendent que de vivre ce qu’ils considèrent comme ces instants d’éternité, ne l’oublions pas artificiellement créés, vaille d’y sacrifier les « langueurs monotones » de l’existence. Pourquoi pas, à chacun d’en faire le compte. Cependant, à ceci j’opposerai deux arguments. Tout d’abord, me semble t-il, est-il question de la valeur que l’on accorde à l’instant présent, même d’éternité. Est-il si nécessaire de le vivre intensément, au prix de l’artifice, de l’illusion, que l’on soit prêt à y sacrifier le suivant, sachant que tout effort a sa contrepartie et qu’il est des lendemains de cuite parfois bien difficiles. Ainsi, et de paraphraser un personnage de Chabrol, je crois que « le temps n’existe pas, que nous vivons dans un perpétuel présent ». Néanmoins, ce présent n’a de sens qu’en regard du précédent. Sans mémoire l’instant est vide, et animer le présent n’est possible que parce qu’il se perpétue. Sans espoir, sans but, l’instant a en effet ce parfum d’éternité qui ressemble à la mort. D’ailleurs ce que désigne en psychanalyse la pulsion de mort c’est cela, le Nirvana, la recherche d’un bien-être perpétuel d’où le seul désir soit l’absence de désir. Encore une forme d’ivresse que connaissent bien les toxicomanes de tous poils, et qu’en ce sens les moines bouddhistes en soient de furieux. L’ivresse, donc, en tant que nécessaire quête de l’illusion, consiste donc, je pense, à sacrifier le présent au présent et qu’il m’est difficile de donner sens à cela, sinon dans la morbide négation dudit présent.
Ensuite, si l’on considère la santé comme un préalable au bon déroulement d’une existence qui ne saurait toutefois nier les bienfaits de quelques ivresses de circonstance venant ajouter d’inattendues saveurs à celles déjà riches de la vie, voilà donc la définition de la santé psychique de Winnicott : « ce qui caractérise la maturité, comme la santé, c’est le fait que la réalité psychique interne de l’individu s’enrichit continuellement d’expériences et qu’elle donne richesse et réalité aux expériences concrètes de l’individu ». Sans détailler sa définition, ce que veut dire Winnicott, c’est qu’une santé mentale correcte se caractérise par la capitalisation, consciente ou non, de l’expérience, mais, surtout, que cette dernière permette d’enrichir la personne dans son authenticité, et non de lui permettre la consolidation d’un « faux moi » symptomatique chez qui recherche l’ivresse. On pourrait aussi dire que toute expérience doit participer de l’instauration d’une intuition de plus en plus juste. Or, si l’ivresse, de quelque nature qu’elle fût, dans la mesure où il s’agit d’éprouver un vertige permettant d’appréhender les confins d’une situation nécessitant pour se faire de s’y abandonner, que l’ivresse, en tant qu’expérience, vient dans ce cas enrichir la réalité interne de la personne. En ce sens, il m’est possible d’affirmer, par exemple, que qui n’a pas éprouvé l’ivresse d’une authentique passion amoureuse est incomplet, que son intuition relationnelle et affective demeurera pauvre. Par contre, la recherche de l’ivresse pour elle même, généralement obsessionnelle et mobilisant la plus grande partie de l’énergie de qui s’y emploie, suppose de tels compromis d’avec la réalité, interne et externe, que celle ci ne soit plus perçue que comme une contrainte ennuyeuse à laquelle il devient indispensable d’échapper.
Ainsi présentée, j’espère de manière assez juste, la chose semble relativement simple : refuser systématiquement l’ivresse serait dénier au monde toute sensualité et, au fond, se fermer à la beauté puisque ne sachant la sonder dans son aspect ultime, celui du vertige, quelle que soit la nature des gorges au bord desquelles l’on s’assoit. Ensuite, accepter l’ivresse de circonstance, de manière non systématique, genre une petite biture de temps à autre, histoire de participer à la liesse générale ; quelques amourettes et leurs décharges de dopamine, voilà quelques uns des salutaires abandons qui pimentent l’existence et enrichissent l’expérience de tout un chacun … paraît-il. Et enfin, celui qui a basculé, qui a déchu, qui d’une quelconque défonce a fait sa compagne, renonçant ainsi en sa qualité d’être humain sensible et clairvoyant. C’est lui qui m’intéresse. Partant, si tout cela semble indéniable, ne s’agit-il que de conséquences et non de causes.
Pourquoi un tel ou une telle sont-ils prêts à sacrifier leur existence, éventuellement celle de l’autre, pour n’en vivre que quelques artifices médiocres qu’ils pourront ainsi pauvrement sublimer jusqu’à l’épuisement toujours proche ? De poser cette question j’entends déjà les noms de quelques contre exemples, à commencer par Baudelaire dont Jean-Luc va, je crois, parler. Mais, tout d’abord, qui ici serait prêt à échanger sa vie d’avec la sienne afin d’en posséder le génie ? Qui, avant l’âge requis serait prêt à devenir cette charogne « Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements» et ceci afin d’avoir pu le ressentir et l’écrire ? Déjà que d’aborder l’ivresse sous l’angle de la pathologie soit quasiment de faire injure au romantisme, je ne me permettrais pas de juger pareil choix, même si j’en pense pas moins, et si tant est que s’en fût un, ce qui dans le cas de Baudelaire ne me semble pas d’évidence. Ceci dit, dans le genre poète maudit, ivre de surcroît, quoique le poète soit toujours un peu ivre, il est plus facile de se persuader d’en être, auquel cas en est-on … effectivement, que de créer l’œuvre venant confirmer cela ; quant au génie …. J’irais même jusqu’à rappeler cette évidence que l’ivresse soit une entrave à la création, et que son besoin soit le fait même d’une absence de créativité dûe à ce que Ballint nomme le « défaut fondamental » conduisant selon un concept de Winnicott à l’instauration d’un « faux moi » dont la conséquence selon Michel de M’Uzan soit l’entretien d’une « pensée opératoire », c’est à dire selon le mot de Joyce Mac Dougall « désaffectée », ou encore alexithymique, c’est à dire entretenant la confusion des sentiments. Baudelaire ! me direz vous encore. Ce à quoi je répondrais que les Baudelaire ne sont pas nombreux en comparaison de tous les défoncés ayant eu quelque ambition et devenus charognes anonymes avant l’heure, et heureusement, parce que dans un monde de poètes maudits on doit pas rigoler tous les jours, déjà qu’on rigole pas forcément souvent …
De proposer un sujet semblable à l’ivresse, devant une noble assemblée telle qu’ici ce soir, suppose en effet de lui associer une bonne dose de romantisme. Si en plus on parle de l’ivresse de l’amour, nous trouvons là un nouveau thème de débat . Mais de l’aborder dans son aspect folklorique, la fièvre de Bercy, le palu breton, déjà serait-on moins sûr de recueillir autant d’enthousiasme. Quant à son aspect carrément vulgaire, l’ivresse en tant que conduite antisociale, seul un gendarme aurait pu adhérer thèse et antithèse à l’appui, car en connaissant les méfaits, sur la route, les limites, en tant que l’uniforme n’est plus ce qu’il était pour s’adonner à l’ivresse du pouvoir ou de la séduction, et ses bienfaits, en tant qu’état permettant la consolidation du lien entre collègues. Donc, mis à part pour le gendarme, qui est un homme pragmatique, ou pour sa femme, qui le voit rentrer après le service, l’ivresse a souvent une connotation romantique. Sacré Baudelaire ! Un coup de génie et la pathologie s’estompe, ou s’excuse ou disparaît carrément derrière ce que l’on considère comme étant le choix d’un homme libre de vivre intensément dans l’illusion et dans la perpétuelle réparation de son narcissisme endommagé. Bonjour le paradoxe ! Encore une fois, je ne parle là que de celui pour qui l’ivresse est une nécessité. D’ailleurs, il me semble que l’ivresse de circonstance soit fondamentalement différente de l’ivresse recherchée, pathologique, que dans le premier cas, celui de l’occasionnel, l’on puisse parler d’abandon de soi, alors que dans le deuxième il s’agisse plutôt d’un repli. La liberté et le romantisme n’ayant rien à voir avec çà.
Pour finir, voilà brièvement ce qu’il faut savoir pour comprendre la nécessité de l’ivresse, quelle qu’elle soit, et le défaut de construction qu’une telle nécessité suppose. Ce qui suit, bien qu’entièrement issu de la psychanalyse, est unanimement reconnu, sous quelque forme que ce soit, par les différentes communautés s’occupant des problèmes d’addiction, car qui dit nécessité, dit contrainte, dit addiction, même si ce terme est assez loin du vertige romantique. Pour ce faire, je m’appuierait sur le concept de Winnicott d’espace transitionnel qui, dans ses grandes lignes, permet de décrire assez bien le genre de principes économiques psychiques mis en œuvre pour être à l’origine de cette nécessité de l’ivresse et à laquelle même Baudelaire n’échappe pas. Comme le signalait Lacan « la dépendance est le fait premier dont le petit homme aura à se dégager ». Or, pour ce faire et accéder à l’autonomie, il devra se construire une sécurité intérieure, Winnicott parle d’une mère intérieure qui lui permettra peu à peu de se détacher de la présence physique de cette dernière tout en ayant introjecté sa présence rassurante de par l’affirmation de la permanence de son amour et de sa confiance en les capacités de son enfant. Ce processus se situe dans un espace que Winnicott a qualifié de transitionnel, c’est à dire entre dépendance et autonomie. Or, c’est dans cet espace transitionnel qu’en conséquence de relations mère/enfant acceptables seront posées les base de l’estime de soi, sans quoi l’enfant, puis l’adulte devra s ‘appuyer sur ce que Jean-Paul Descombey a qualifié de « prothèse narcissique » c’est à dire des personnes réelles ou symboliques qui inlassablement devront lui confirmer sa valeur. Le sujet se retrouve alors dans un conflit psychique quasi permanent et l’on comprend la nécessité d’en décharger la tension. L’ivresse en est alors un excellent moyen. Quant à Ballint qui situe l’origine de tout çà dans une zone où le jeune enfant ne peut encore élaborer de conflit psychique, quoi que ceci soit toujours en rapport avec les soins maternels, il ne parle donc pas de conflit interne mais de « quelque chose qui est déformé ou qui manque dans le psychisme et engendre une défectuosité qui doit être réparée ». C’est, je pense, de cela que dans les années 80, Joyce Mac Dougall mit en évidence que la propension immodérée à l’ivresse soit d’origine psychosomatique et que selon son affirmation, à l’identique de tout symptôme psychologique, il s’agisse d’une tentative d’auto guérison. Quant à ceux qui seraient gênés d’impliquer Maman, dans la nécessité de leurs éventuels débordements, qu’ils sachent que le « nom du Père » cher à Lacan n’en est pas absent. Néanmoins, il nous aura fallu attendre 2005 pour voir se profiler sous la plume de Michel de M’Uzan une théorie, dite du jumeau paraphrénique, qui me semble tenir la route et qui situe l’origine de tout çà aux tous premiers mois de la vie, et sans qu’il y ait forcément de rapport avec les soins plus ou moins adéquats de Maman ou de Papa. J’attends impatiemment la théorie suivante que l’on pourra faire remonter à la vie intra utérine. Les neurosciences peut-être …
Quoi qu’il en soit donc, et jusqu’à plus ample informé, les origines du goût de l’ivresse en ses qualités d’absolu et de transcendance, qu’il s’agisse de pouvoir, d’amour, d’alcool, etc, sont soit à dater d’un défaut de construction remontant à la petite enfance, soit d’un traumatisme violent ou diffus, peu importe, qui abîmera lesdites constructions et plus elles seront fragiles, plus il sera facile d’en venir à bout.
En conclusion, je pense que si la recherche de l’ivresse procède d’une démarche fondamentalement romantique, en ce sens, qu’il s’agit de transcender le manque, la carence, en les comblant d’illusion, elle n’est en fait que le résultat de la maladie et je ne vois pas de quelle manière on puisse dire que de telles ivresses, les plus absolues, soient le fait d’un libre choix, mais plutôt celui d’une aliénation dûe à un narcissisme endommagé au départ.
Et pour finir, cette phrase de Winnicott : « l’amour de la liberté n’enfante pas de lui même la liberté ». Et au passage, cette autre ci, qui concernera particulièrement le philosophe : « la pensée n’est que piège et illusion si l’inconscient n’est pas pris en compte ».
Gilles