Peut-on désirer l'impossible?
«Le désir est l'épreuve présente du besoin comme manque et élan,
prolongé par la représentation de la chose absente et l'anticipation du plaisir ».
Paul Ricœur.
Cette définition du désir proposée par Ricœur constitue un excellent point de départ pour notre réflexion sur la possibilité
de désirer l'impossible. En effet, tout en intégrant la définition platonicienne du désir comme manque, Ricœur y ajoute une dimension dynamique. au désir. En parlant d'élan prolongé par la
représentation de la chose absente, Ricœur met le doigt sur la nature indéfiniment extensible du désir. De plus, comme le désir est aussi selon lui capable d'anticiper le plaisir, il n'a pas
besoin de la satisfaction réelle pour exister. En fait, on peut résumer cette phénoménologie du désir à l'idée que le désir est essentiellement d'ordre fantasmatique, ce en quoi il se distingue
fondamentalement du besoin.Dans la mesure où le désir est par nature démesuré et infini, il n'y a aucune raison de lui dénier la possibilité de se porter sur l'impossible. Nier une telle possibilité de désirer l'impossible me semble même relever d'une incompréhension totale de ce qu'est le désir. De par sa nature même, le désir ne peut se donner de limite et par conséquent l'impossible est son domaine de prédilection. Dès lors qu'un désir se porte sur un objet accessible il commence déjà à mourir pour se transformer en volonté, car le désir a fondamentalement besoin de la mise à distance de son objet pour se survivre ! Le désir amoureux nous fournit d'ailleurs la preuve éclatante de la compatibilité entre le désir et l'impossible. Le mythe romantique repose sur cette idée que le désir amoureux a besoin d'être impossible pour être entretenu. Le héros romantique tombe précisément amoureux de la femme inaccessible dont l'amour lui est interdit. Et bien souvent l'amour meurt au moment où l'être aimé devient accessible, c'est-à-dire au moment où il rejoint à nouveau la terrible banalité du réel. C'est pourquoi, dans les œuvres romantiques, Eros est souvent associé à Thanatos. La mort représente au plus haut point l'impossibilité au moins terrestre de la réalisation du désir amoureux. La logique du désir apparaît de manière encore plus radicale dans l'amour courtois dont l'amour romantique est déjà une forme moins pure. Comme nous le montre Gilles Deleuze, dans l'amour courtois, la logique du désir s'oppose à la logique du plaisir au même titre que l'ascétisme s'oppose à l'hédonisme. Alors que le romantisme tolère pour ainsi dire l'intrusion du plaisir au sein du désir, l'amour courtois du Moyen Age exalte un désir qui ne se consomme jamais. L'amour courtois nous montre que non seulement on peut désirer l'impossible, mais qu'en plus, le désir de l'impossible est la forme la plus accomplie du désir ! Dans la logique religieuse de l'amour courtois, le désir non consumé de la femme est comme la transposition symbolique de l'amour pour Dieu. La preuve érotique que le désir se porte essentiellement vers l'impossible réside dans le fait que c'est très souvent l'être qui nous est «interdit» que nous désirons le plus ardemment. De façon plus radicale encore, la morale ascétique dans sa globalité constitue une exaltation du désir de l'impossible. Le vrai ascète n'est pas le sage oriental qui ne désire plus, mais Saint Antoine qui s'enivre littéralement de désirs inassouvis. Comme le montre implicitement Flaubert dans Les tentations de Saint Antoine, le désir de l'impossible s'appelle la tentation... Et lorsqu'un tel désir de l'impossible devient pathologique, nous avons ce que j'appelle métaphoriquement un «complexe de Dieu». Sartre n'a pas dit autre chose lorsqu'il a affirmé que la conscience humaine ne pouvait pas ne pas désirer devenir Dieu. Or, pour Sartre la chose est d'autant plus impossible que Dieu n'est pas...
Bibliographie : Paul Ricœur, Philosophie de la volonté - Gilles Deleuze, Dialogues avec Claire Parnet - Jean Lacroix, Le désir.
Jean-Luc Berlet.(café-philo
du Saint René le 24 /01/ 07)
Illustration :Entreprise impossible, Huile sur toile
« C’est le désir qui crée le désirable, et le projet
qui pose la fin. »
Le Banquet de Platon nous apprend, par la bouche de Socrate, que l’amour (Eros) est fils de Poros (« plénitude ») et de Pénia (« carence »). Ainsi le désir naît-il de l’union du manque et de l’excès. Comment une telle union, contradictoire, est-elle possible ? Le désir, demi-dieu triste et joyeux à la fois, viendrait d’un manque à combler, mais aussi d’un trop-plein qui désirerait déjà autre chose, ailleurs. Ne désire-t-on donc pas toujours, par définition, l’impossible dans ce cas-là ? Sans l’objet aimé, nous ressentons un manque, et une fois en notre présence, soit le désir meurt, soit il renaît vis-à-vis d’un objet nouveau… Quant à l’impossible, est-ce une catégorie objective, indépendante de nous ? Ou un ressenti subjectif, intérieur donc ?
Parle-t-on de ce qui ne peut pas être, se faire, ou bien de ce qui est très difficile à faire, à concevoir ou à endurer ? En d’autres termes, désirer l’impossible nous renvoie-t-il à une impossibilité matérielle, ou mentale ? Car les préjugés nous font bien souvent dire d’une personne qu’elle est « impossible » (inacceptable), ou qu’un tiers se couche à des heures « impossibles » (pas concevables). D’où une certaine réserve ou prudence face à l’idée – toute faite – d’un désir de l’impossible… Une solution de facilité nous pousserait à opter pour une question réglée d’avance, qui devrait faire cesser aussitôt un tel désir. Mais aura-t-on raison ? Sera-t-on plus raisonnable pour autant ? L’homme n’a-t-il pas démontré par les miracles de la technologie, qu’il est capable de réaliser ce que l’on croyait impossible ? La notion d’impossible semble plutôt s’accomplir dans la logique mathématique. Seulement le désir obéit-il à la logique mathématique ?... Est-il cohérent, raisonné, forcément raisonnable ?
En fondant le désir sur le manque, l’absence, on risque de lui refuser, du même coup, la possibilité du contentement. C’est nous qui créerions cette impossibilité, et non une fatalité extérieure… Identifier le désir au manque, selon une tradition classique, n’est-ce pas se méfier du plaisir (qui ne dure pas), relayer la plénitude au rang des objets introuvables ? Un désir à jamais privé de quiétude. Déclarer désirer l’impossible, c’est imiter le vieux prêtre de Maupassant (dans Après), qui choisit l’abstinence parce qu’il veut « sacrifier les joies possibles, pour éviter les douleurs certaines ». L’impossible naît dans notre esprit, pour, inévitablement, se confirmer dans nos actes jugés vains, ou dans notre passivité (justifiée à nos yeux). Tant que l’on considère que le désir naît du manque, quand on donne une raison d’être à ce manque, le désir écarte le provisoire, de peur d’y perdre la tête, pour se protéger de la désillusion : il écarte la possibilité de désirer, il se prive du réel, de peur qu’il ne passe. Quand le désir répudie l’éphémère, quand il veut décrocher la lune, la prétendue sagesse que l’on en tire a le goût du supplice de Tentale et la vie devient une école de frustration. Comme le dit Karl Jaspers, alors « les questions sont plus essentielles que les réponses ». Le désir se déteste lui-même ici ; en réalité, la question posée révèle que le désir vu ainsi désire ne plus désirer. Ce n’est pas une sagesse, mais un amour fou, déraisonnable, ou trop raisonnable. L’étymologie latine du désir (« sidus »), absence de l’étoile, désigne autant la « nostalgie de l’étoile », qu’on sait irrémédiablement perdue, que l’indifférence à l’étoile (qui ne nous concerne pas). L’inanité de la question posée a au moins le mérite de préciser les contours du véritable dilemme : désirer sans fin ? Ou désirer sans faim ?... Ce n’est pas au résultat, ou à l’anticipation de celui-ci, qu’on juge désirer l’impossible ou non ; c’est dans son for intérieur que le champ des possibles est infini, donc susceptible d’être investi, essayé.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté
Le Banquet de Platon nous apprend, par la bouche de Socrate, que l’amour (Eros) est fils de Poros (« plénitude ») et de Pénia (« carence »). Ainsi le désir naît-il de l’union du manque et de l’excès. Comment une telle union, contradictoire, est-elle possible ? Le désir, demi-dieu triste et joyeux à la fois, viendrait d’un manque à combler, mais aussi d’un trop-plein qui désirerait déjà autre chose, ailleurs. Ne désire-t-on donc pas toujours, par définition, l’impossible dans ce cas-là ? Sans l’objet aimé, nous ressentons un manque, et une fois en notre présence, soit le désir meurt, soit il renaît vis-à-vis d’un objet nouveau… Quant à l’impossible, est-ce une catégorie objective, indépendante de nous ? Ou un ressenti subjectif, intérieur donc ?
Parle-t-on de ce qui ne peut pas être, se faire, ou bien de ce qui est très difficile à faire, à concevoir ou à endurer ? En d’autres termes, désirer l’impossible nous renvoie-t-il à une impossibilité matérielle, ou mentale ? Car les préjugés nous font bien souvent dire d’une personne qu’elle est « impossible » (inacceptable), ou qu’un tiers se couche à des heures « impossibles » (pas concevables). D’où une certaine réserve ou prudence face à l’idée – toute faite – d’un désir de l’impossible… Une solution de facilité nous pousserait à opter pour une question réglée d’avance, qui devrait faire cesser aussitôt un tel désir. Mais aura-t-on raison ? Sera-t-on plus raisonnable pour autant ? L’homme n’a-t-il pas démontré par les miracles de la technologie, qu’il est capable de réaliser ce que l’on croyait impossible ? La notion d’impossible semble plutôt s’accomplir dans la logique mathématique. Seulement le désir obéit-il à la logique mathématique ?... Est-il cohérent, raisonné, forcément raisonnable ?
En fondant le désir sur le manque, l’absence, on risque de lui refuser, du même coup, la possibilité du contentement. C’est nous qui créerions cette impossibilité, et non une fatalité extérieure… Identifier le désir au manque, selon une tradition classique, n’est-ce pas se méfier du plaisir (qui ne dure pas), relayer la plénitude au rang des objets introuvables ? Un désir à jamais privé de quiétude. Déclarer désirer l’impossible, c’est imiter le vieux prêtre de Maupassant (dans Après), qui choisit l’abstinence parce qu’il veut « sacrifier les joies possibles, pour éviter les douleurs certaines ». L’impossible naît dans notre esprit, pour, inévitablement, se confirmer dans nos actes jugés vains, ou dans notre passivité (justifiée à nos yeux). Tant que l’on considère que le désir naît du manque, quand on donne une raison d’être à ce manque, le désir écarte le provisoire, de peur d’y perdre la tête, pour se protéger de la désillusion : il écarte la possibilité de désirer, il se prive du réel, de peur qu’il ne passe. Quand le désir répudie l’éphémère, quand il veut décrocher la lune, la prétendue sagesse que l’on en tire a le goût du supplice de Tentale et la vie devient une école de frustration. Comme le dit Karl Jaspers, alors « les questions sont plus essentielles que les réponses ». Le désir se déteste lui-même ici ; en réalité, la question posée révèle que le désir vu ainsi désire ne plus désirer. Ce n’est pas une sagesse, mais un amour fou, déraisonnable, ou trop raisonnable. L’étymologie latine du désir (« sidus »), absence de l’étoile, désigne autant la « nostalgie de l’étoile », qu’on sait irrémédiablement perdue, que l’indifférence à l’étoile (qui ne nous concerne pas). L’inanité de la question posée a au moins le mérite de préciser les contours du véritable dilemme : désirer sans fin ? Ou désirer sans faim ?... Ce n’est pas au résultat, ou à l’anticipation de celui-ci, qu’on juge désirer l’impossible ou non ; c’est dans son for intérieur que le champ des possibles est infini, donc susceptible d’être investi, essayé.
Sabine Le Blanc
Auteur : Vieira da Silva Maria-Elena (1908-1992)