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L’omnivoyant : Le statut de l’image par rapport à l’idée, du sensible par rapport à l’intelligible.

« Quelle vanité de la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux »

Pascal 

« L’éloquence est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui … font un tableau, au lieu d’un portrait ». 

Ce sont deux propos qui nous provoquent, puisqu’il semble que ce soit une remise en cause de la peinture elle-même, comme si Pascal sonnait le glas de l’ekphrasis qui avait été mise en honneur un siècle plus tôt.

Pour un homme en représentation, comme l’est l’homme du XVIIème siècle, l’art du portrait ne s’inscrit-il pas dans une logique de la dissimulation ? Mais la critique de Pascal indique ce que le portrait ajoute au motif, et le tableau au portrait. Quand on regarde les tableaux de Philippe de Champaigne, on voit qu’il y a d’abord un motif silhouetté, auquel on ajoute pour donner un portrait, auquel on ajoute pour donner un tableau. Il y a là de la rhétorique. Mais si peindre consiste à surajouter un supplément à un motif caché derrière ce supplément, quel crédit accorder à cet art ?

L’audace n’est pas sacrilège : si l’homme a été créé à l’image de Dieu, la vérité de l’homme doit être cherchée dans ce modèle divin. Or, celui-ci ne peut être saisit « absolument », mais que « restrictivement », comme dira Nicolas de Cues. Lorsque le peintre se figure en Christ, c'est une manière de tenter de remonter de la copie au modèle, puisque je suis à l’image du Christ ; c'est tenter de rapprocher une expression réduite, mais vraie, telle que la contingence des choses a fini par les modeler, et l’expression pleine et entière de ce que pourrait être la réalité humaine absolument parlant. Pour un chrétien, le Christ est la vérité de l’homme. L’archétype ne peut être que le Christ.

Il faut présentifier Dieu pour se mettre en sa présence. Il est irreprésentable, mais on peut tenter de le voir à travers le Christ. On se demande alors quel visage avait le Christ. On n’a pas de portrait du Christ, mais si l’homme a été créé à l’image de Dieu, n’a-t-on pas une possibilité de représenter le Christ ? Origène commente la façon dont il faut traduire « à l’image de » : c'est « l’image de l’image » (kath eikôna tou eikônos). « De l’image », parce que l’image de Dieu, c'est le Verbe divin, le Fils, Jésus-Christ. C'est donc à l’image de l’image qu’on a été créés. Le Fils est une image vivante du Père, et c'est à l’image de cette image vivante qu’on a été créés. Le modèle que le peintre tente de retrouver dans sa représentation du visage humain est le Christ lui-même.

Pascal disait que dans la perspective, il faut toujours chercher la distance juste. Ici l’omnivoyant découvre qu’en quelque lieu qu’on soit, on est à là bonne place, car le regard du Christ toujours nous suit. Le point de vue est passé au point de fuite. Voir, c'est alors être vu, car ce que voient nos yeux de chair quand on regarde le portrait, c'est qu’on est sous le regard de celui qui nous suit dans tous nos mouvements.

 

Dans une lettre de 1453, Nicolas de Cues écrit :

« J’ai inséré en cette ouvrage un chapitre où je montre, en partant de l’image sainte que je possède et qui représente […] de quelle façon, par quelle expérience sensible, nous pouvons être conduits à la théologie mystique ».

Il fait référence à un tableau qu’il possède, et dans le De Icona, il parle de l’image d’un omnivoyant dont le visage est peint avec un visage si subtile qu’il semble tout regarder à l’entour. Il dit tabula dei. Est-ce que le génitif est objectif ou subjectif ?

« Fixez le tableau où vous voulez […] chacun fera l’expérience d’être le seul […] ».

L’auteur considère que celui qui nous regarde à tout instant, qui nous suit de ce regard, n’est-ce pas Dieu ? L’omnivoyant est naturellement une sorte d’image de Dieu, d’expression de Dieu, quelque qu’il soit. Qu’il soit tel peintre qui aurait voulu se réaliser en autoportrait, ou […], peu importe le support : ce qui importe est l’ubiquité du regard. Comment admettre l’idée d’un regard qui ne cesse de nous accompagner ? Comment cette confidentialité du regard peut-elle affecter un regard universel ?

Le thème du regard a un précédent, auquel fait allusion Nicolas de Cues : l’admirable texte qui est le final de l’Alcibiade, où il y a une croisée des regards de Socrate et d’Alcibiade. Quand deux miroirs sont placés face à face, il y a expression de l’infini dans le fini, et c'est ce qu’Alcibiade et Socrate éprouvent. C'est une épreuve de ce que disaient déjà les présocratiques. Empédocle : « combien le logos de l’âme est profond ! ».

L’œil est le miroir vivant, actif, émetteur autant que récepteur. Mais il y a une asymétrie, que souligne Nicolas de Cues : le regard humain est assigné à un point de vue, qualifié de « restreint », « contracté », et il n’est voyant qu’en ce qu’il intériorise un regard absolu, celui que Dieu, à travers l’omnivoyant, porte sur lui.

« La vue restreinte ne peut exister sans cette vue absolue qui embrasse en elle tous les modes du voir. La vision absolue féconde tout regard, puisque c'est par elle qu’est toutes visions restreintes et que celles-ci ne peuvent exister sans elle ».

« Toute face qui peut regarder dans le Tienne ne voit donc aucune altérité, aucune différence, par rapport à elle-même, parce qu’elle est sa propre vérité ».

Le tableau dont parle Cues a été perdu. Cues, le peintre, et le Pape ont discuté ensemble, sans doute de la légitimité du portrait et de la signification de cet art. Le visage de chaque être humain est l’expression restreinte de c'est qu’Il est – « restreinte » parce qu’elle est l’expression d’un absolu, Dieu en l’homme, l’Incarnation. Il y a là un rapport direct avec une théologie chrétienne qui explique pour Cues la prolifération des portraits. Cues salue Dieu comme l’homme en soi, l’homme absolu : c'est une théologie humaniste, puisque Dieu est considéré comme l’homo trinitus. Le restreint, ce qui est soumis à la détermination spatio-temporelle, ne doit-il pas toujours être transfiguré dans l’absolu en géométral ?

Il faut introduire la notion de singularité : c’est l’apanage de ce que prétend représenter le portrait ; dans la première moitié du 1500, on n’a plus affaire qu’à des singularités. Avant Masaccio, les figures ne sont pas singulières, mais répondent à une idéalité, et il y a à l’époque des canons ou des types idéaux du Christ, des saints, de Jean, de la Vierge, etc. Le singulier, c'est un absolu dans la détermination, un nouage de l’unique, de l’irremplaçable – un universel concret.

« L’Un est la cause de tous les singuliers, car Il est celui qui est singulier et non pluralisé par essence […] il est en effet tout c'est qu’Il peut être et […] la singularité maximale ».

La singularité absolue, c'est Dieu. Donc on ne peut le représenter selon l’idéal type de l’homme présumé le plus beau, mais qu’à travers une singularité. C'est Van Eyck qui est le premier à vouloir singulariser. Regardez les tableaux d’Holmessine, L’homme de douleur ; Anonciata. La singularité n’a plus à faire au type idéal ; et si chacun n’accède à sa singularité que devant Dieu, c'est parce qu’il revient au regard de l’omnivoyant de nous discerner dans notre singularité et de nous en faire prendre conscience.

La singularité est plus essentielle à l’homme que le genre ou l’espèce, car il n’y a plus de genre ni d’espèce. La critique des universaux n’y est pas pour grand-chose. C'est la peinture qui est responsable de cetteémancipation du sensible par rapport à l’universel, et qui nous à permis de nous distancier de la conformité à l’archétype, et de comprendre que la singularité vaut par elle-même. Il faut chercher l’universalité dans le sensible : chaque homme est le singulier universel. Mais celui-ci pose problème.

Peut-on voir l’invisible ? L’invisible donne-t-il encore à voir ? Il en est de la face de toutes les faces comme du Soleil : c'est le principe de toute visibilité, mais dont la vision est insoutenable.

« Ce n’est pas avec les yeux de chair que je regarde ce tableau, c'est avec les yeux de la pensée et de l’intelligence que je vois […] la face qui se signifie dans une ombre réduite ». La docte ignorance

Après avoir ainsi fermé ses yeux de chair […] il va se libérer à une étrange et très caractéristique rétractation, car il ne s’agit pas de substituer l’intelligible au sensible, l’universel au particulier, l’idée à l’image, mais de comprendre qu’il y a précisément un moment où si les yeux se ferment, c'est pour mieux soutenir l’éclat de la lumière. L’intelligible n’est pas le terme d’une visée, mais simplement ce qui est promis à une visée charnelle quand elle a la force d’aller jusqu’à sa propre limite. D’où l’épreuve des ténèbres, à laquelle on ajoute la docte d’ignorance. Où qu’on aille, l’icône semble nous regarder : quiconque regarde l’omnivoyant à l’impression d’être le seul à être vu. Il y trouve sa justification d’exister : il n’est d’autre connaissance de soi que celle qui figure dans l’Alcibiade.

Il y a une valorisation du sensible, lequel n’est pas le parent pauvre de la connaissance, puisqu’il assume ce qu’elle a de plus haut.

Tag(s) : #Philosophie

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