Cette belle citation d’Augustin d’Hippone (354-430) a été pleinement vécue par son auteur. Né à Thagaste en Algérie
(Souk-Ahras) d’une mère berbère et d’un père romain, Augustin va connaître la passion sous tous ses aspects : celle des corps féminins, celle des idées philosophique et celle de la foi
chrétienne…Après sa conversion tardive au christianisme, Augustin a pris conscience que ces passions humaines, qu’elles soient charnelles ou intellectuelles ont pour ainsi dire constitué le
chemin tortueux qui l’a finalement mené à Dieu. « Heureuse chute qui nous a valu un tel rédempteur » fut chez Augustin le cri pour exprimer ce paradoxe sublime d’une vie pécheresse
récompensée par la grâce divine. Ce Père de l’Eglise a longtemps brûlé de désir pour les beautés ardentes du désert avant de reconnaître en Dieu cette Beauté si ancienne et si nouvelle à la fois,
surclassant toutes les autres. Augustin qui disait aimer l’amour a compris qu’à chaque fois qu’il aimait une femme, c’est Dieu qu’il aimait à travers elle. Il est même possible que le futur
évêque d’Hippone ait eu vent de certaines doctrines ésotériques unissant la sexualité à la spiritualité. On peut regretter cependant qu’après sa conversion au christianisme, Augustin ait rejeté
la sexualité du côté du fameux péché de concupiscence ! En tout cas Augustin s’est souvenu certainement de cette phrase célèbre du Christ affirmant qu’il vomissait les tièdes. Pour un
homme du désert comme Jésus ou Augustin, habitué aux journées torrides et aux nuits froides, il n’y a pas de place pour la tiédeur…
Cette pensée augustinienne profonde à propos de la passion a été en grande partie refoulée par l’Eglise tout au long de
son Histoire. L’Eglise Catholique a choisi la philosophie de la juste mesure et de la modération d’Aristote bien incarnée par Thomas d’Aquin contre la philosophie bien plus audacieuse de Platon
qui avait les faveurs d’Augustin. Ce sont les femmes qui en ont été les principales victimes à l’image de toutes celles qui ont été brûlées par l’Inquisition. De nombreuses femmes à l’image de
Jeanne d’Arc ont été perdues par leur passion de justice un peu comme si le fait de se perdre dans sa passion était davantage une caractéristique féminine. Mais Augustin allait prendre sa
revanche à travers son moine augustinien de Wittemberg, Martin Luther. Sans sa passion charnelle pour une nonne qu’il a « engrossé » avant de l’épouser, Luther n’aurait
certainement jamais eu le courage de défier l’Eglise de Rome ! La notion luthérienne de pecca fortiter, c’est-à-dire de
péché qui renforce paradoxalement la foi va tout à fait dans le sens de la citation augustinienne. C’est en effet sa passion érotique pour la femme qui a fait commettre à Luther son
« péché providentiel » sans lequel il n’aurait pas eu la force de défier le pape. Au 19 ème siècle les plus grands auteurs chrétiens, qu’il s’agisse du luthérien Kierkegaard, de
l’orthodoxe Dostoïevski ou du catholique Léon Bloy feront tous l’éloge de la femme pécheresse qui se repent. Bloy ira même jusqu’à expérimenter dans sa chair la déchéance sexuelle la plus extrême
comme moyen d’accès à une grâce paradoxale. Si la raison est la putain du diable, comment mieux l’exorciser qu’en se faisant la putain de Dieu en humiliant son orgueil angélique par le sexe
animal ?
«Rien de grand ne s’est accompli dans l’Histoire sans passion» Hegel
JL B. (café-philo du 09 mars 2010 )
Passion :
Passio, patior, « souffrir, supporter, se résigner à, permettre » est l’une des traductions possibles du grec Pathos, sur paskhein « recevoir une impression ou une sensation, subir, un traitement, être châtié ». Elle insiste sur la passivité de l’âme ou du sujet, qui subit ce qui vient du dehors, à la différence d’autres traductions comme le latin perturbatio ou le français émotion, qui mettent l’accent sur la mobilité et l’agitation.
On a coutume d’opposer les catégories logiques, grammaticales, ontologiques, du pâtir et de l’agir, de l’actif et du passif, du sujet et de l’objet, mais le vocabulaire philosophique ne cesse, d’une langue et d’une époque à l’autre de remettre en cause ces coupures qu’il instaure.
Passion désigne d’une manière privilégiée les passions de l’âme, les perturbations, voire les maladies qui affectent comme le dit Descartes « l’union de l’âme et du corps » et constitue comme la substance irrationnelle de la vie humaine. Passion renvoie à l’amour d’une part à la souffrance de l’autre.
La vie psychique est mouvement. L’âme bouge. La vie psychique est passion. L’âme est en fait mue, émue. Le vocabulaire du sentir s’organise entre ces deux pôles ; d’une part l’idée d’une turbulence, d’un devenir d’une instabilité, d’autre part, une telle activité est l’effet d’une cause extérieure, à laquelle l’âme se trouve exposée, qu’elle subit passivement. L’agitation est la forme que prend la passivité. Ainsi en grec on a Thumos, epithumia, orexis, mais aussi pathos, pathé (tous les mouvements de l’âme y compris les plus agréable) pathema. En latin emotio, perturbatio, d’une part morbus (maladie), passio, affectus, d’autre part, en français sentiment et passion ou émotion.
L’enjeu théorique, le choix entre une conception cinétique ou passionnelle du sentir, se laisse comprendre dans une histoire des décisions sur la manière de traduire les mots anciens dans les langues modernes. Les discussions sur les concepts sont souvent des commentaires linguistiques par exemple chez Cicéron lorsqu’il choisit de traduire le grec pathos par le latin perturbatio au lieu de morbus, ou chez Augustin quand il critique une telle traduction. Cette tension détermine encore nos problématiques contemporaines.
Cicéron qui traduira pathos par perturbatio non par morbus qui serait plus proche. (Les Tusculanes). Cicéron organise le vocabulaire des passions autour de leur motricité et de leur tumulte en contraste avec l’immobilité de la raison. Or cette traduction fait l’objet d’une discussion dans la Cité de Dieu D’Augustin.
Celles que les Grecs appelaient pathé, Cicéron les traduit perturbationnes, mais la plupart des nomments passsiones (la Cité de Dieu XIV 8, 1). Mieux vaut s‘en tenir à l’usage général de passio, ou encore mieux le terme affectus, parce que ce dernier permet de parler des émotions sans leur appliquer une connotation systématiquement négative. Augustin refuse l’idéal stoïcien du sage imperturbable que rien ne devrait décontenancer. Pour lui quelqu’un qui ne se réjouirait jamais, n’aurait aucun souhait, n’aurait peur de rien ne souffrirait pas serait au fond insensible au bien et au mal. Car la morale chrétienne requiert que nous aimions Dieu, que nous désirions le bien et que nous haïssions le mal.
En associant activité et passion, passion et volonté, Hegel s'écarte du sens moral et philosophique qui associe passion et passivité, voire servitude. Il traite de la passion, non des passions. Comme souvent, il se rapproche du sens populaire qui fait du passionné un homme qui s'identifie tout entier à une seule cause jusqu'à se sacrifier pour elle, un homme mu par un élan qui écarte tous les obstacles, par une force créative.
La passion se borne à une particularité du vouloir dans laquelle s'immerge la subjectivité tout entière de l'individu, quel que puisse être le contenu de cette détermination. Ramenée à sa forme, la passion n'est ni bonne ni mauvaise. Cette forme consiste en ceci, qu'un sujet a mis tout l'intérêt vivant de son esprit, de son talent, de son caractère, de sa jouissance, dans un contenu, un but. Rien de grand n'a été accompli sans passion ni ne peut être accompli sans elle. C'est seulement une morale morte, voire trop souvent hypocrite, qui se déchaîne contre la forme en tant que telle de la passion.
Encyclopédie des sciences philosophiques. § 474.
Hegel distingue la forme et le contenu, le but qui peut aller de l'égoïsme borné, des buts les plus barbares ou criminels jusqu'à l'amour sublime, de l'Antigone de Sophocle pour son frère ou jusqu'à la passion des trois héros de l'Histoire que cite Hegel : Alexandre, César et Napoléon. La grandeur réside dans le but et dans l'œuvre accomplie, la condition nécessaire de sa réalisation est dans la forme même de la passion.
L'existant, l'être singulier est d'abord un être naturel, un vivant. « La passion est la vitalité du sujet. » Encyclopédie des sciences philosophiques, § 475. « C'est un penchant presque animal qui pousse l'homme à concentrer son énergie sur une seule chose. » La Raison dans l'histoire.
« La force des grands caractères consiste en ce qu'ils ne choisissent pas, mais sont d'emblée et depuis toujours, ce qu'ils veulent et accomplissent. Ils sont ce qu'ils sont et ils le sont éternellement, et c'est en cela que réside leur grandeur. »
L'Esthétique. III, 2.
Le caractère d'un homme, disait Héraclite, est son daïmon, son destin ou son génie. Hegel y voit un don inné.
« Quelque chose de grand ne peut être accompli que par de grands caractères. » Encyclopédie des sciences philosophiques., § 377.
Hegel a commenté plusieurs fois l'Antigone de Sophocle. Elle est la mise en scène de « l'opposition éthique suprême ». Dans la Cité, l'Éthique répartit fonctions et devoirs selon les deux sexes. À l'homme libre, au citoyen, incombent les devoirs fixés par la loi de la Cité et les ordres de son chef. À la femme, mère, fille ou sœur, les devoirs fixés par la coutume, la loi non écrite, éternelle et imprescriptible des dieux, qui en font la gardienne du culte et de la solidarité de la famille. Cette distribution est en principe harmonieuse, mais il peut exister des situations où naît un conflit. Les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice ont péri dans un combat fratricide. Étéocle défendait la Cité contre son frère qui l'attaquait avec l'appui des étrangers. Le roi Créon est dans son droit en interdisant qu'on donne une sépulture à Polynice. Antigone fait son devoir de sœur en passant outre à l'interdiction.
Quand la forme de la passion se saisit d'un contenu éthique, substantiel, c'est pour lui imposer son unilatéralité exclusive qui suscite la passion opposée. La passion prend ici la forme du Pathos tragique.
« L'amour sacré d'Antigone pour son frère qui la détermine à agir est un pathos bien réfléchi et bien motivé. Le pathos est une puissance de l'âme, légitime en soi, un contenu essentiel de la raison et de la volonté. »
La passion d'Antigone, c'est l'Universel qui se concentre dans un être singulier pour former une individualité totale, le héros chargé de le réaliser en passant à l'action. Antigone ne délibère pas, ne choisit pas.
« C'est la force de ces grands caractères de ne pas choisir, d'être partout et toujours eux-mêmes, tout entiers dans ce qu'ils veulent, dans ce qu'ils font et cela éternellement. C'est là leur grandeur. »
Esthétique, III, 2.
Entre Antigone et Créon s'engage un conflit d'autant plus implacable que chacun d'eux est à la fois justifié et coupable, justifié à ses yeux, coupable aux yeux de l'autre. Chacun se pose en niant le droit de l'autre. Le dénouement est la négation de cette négation réciproque. « La substance éthique surgit comme la puissance négative qui engloutit les deux côtés ou comme le destin tout-puissant et juste. » La violence tragique, c'est la raison dialectique qui ne revêt la forme du destin que pour signifier aux spectateurs, dans la terreur et la pitié, une grandeur absolue dont les héros ne sont que les serviteurs.
Hegel reprend à son compte la Théologie augustinienne d'un Plan de la Providence et la Théodicée leibnizienne.
« Le mal dans l'univers, y compris le mal moral, doit être compris et l'esprit pensant doit se réconcilier avec le négatif. »
La Raison dans l'histoire.
Sa philosophie de l'histoire propose une vision contemplative qui rassemble le passé dans la mémoire de l'esprit et apporte la justification du « Calvaire » de l'Histoire.
« Certes, l'homme doit nécessairement se livrer au fini ; mais il existe une nécessité plus haute, qui consiste à pouvoir disposer d'un dimanche de la vie où nous nous élevons au-dessus des travaux de la semaine pour nous consacrer à ce qui est vrai et le porter à la conscience. »
La Raison dans l'histoire.