« La liberté commence quand vous prenez conscience que vous n’êtes pas cette entité, c’est-à-dire le penseur. (…) Dès l’instant où vous vous mettez à observer le penseur, un niveau plus élevé de conscience est activé. Vous comprenez petit à petit qu’il existe un immense royaume au-delà de la pensée et que celle-ci ne constitue qu’un infime aspect de cette intelligence. »
(Eckhart Tolle, Le pouvoir du moment présent)
Voilà bien une question que seuls des philosophes - tout au moins en esprit – peuvent se poser. Si pour les uns, cela tombe sous le sens qu’il existe un au-delà de la raison (l’émotion, le sentiment, la foi…), pour d’autres, supposer qu’il n’y ait pas d’au-delà de la raison signifierait-il que pour ces derniers tout se ramène à la seule raison ? Là où le sujet peut être moins évident qu’il n’y paraît, c’est dans la légitimité d’un postulat négatif : de quel droit et au nom de quoi n’y aurait-il pas d’au-delà de la raison ? S’agit-il d’un « au-delà » extérieur à la raison, ou alors d’une capacité de la raison à se dépasser elle-même, comme une raison puissance deux, « au carré » ?
Le champ de notre expérience définira aisément des moments de notre existence où nous avons éprouvé l’irrationnel, dérogé à nos propres principes d’habitude inviolables, sûrs d’eux-mêmes, adopté un comportement qu’on ne s’explique pas, ou tout simplement ressenti un sentiment de l’infini devant le spectacle de ce qu’on a estimé un jour sublime : un coucher de soleil dans un lieu insolite, une atmosphère insolite soudaine, où un objet fonctionnel ou sans apprêt prend tout à coup un aspect essentiel, libéré de sa fonction (une fleur sauvage, fragile en plein désert). Une expérience donc, où l’on ne se reconnaît pas ; où nous avons ne serait-ce que temporairement perdu nos repères. Nous ne sommes pas devenus fous pour autant, ni n’avons perdu la raison. Où étions-nous lors de telles expériences ? Kant, dans sa Critique de la faculté de juger, analyse le sublime : par opposition au beau, il le définit comme ce qui nous dépasse, parce que traversé par l’idée de l’infini. Rien n’est selon lui sublime, ce sont ce que nous contemplons (objets, paysages), qui ne font qu’éveiller en nous le sentiment du sublime. Il n’est donc pas dans la nature, mais dans notre esprit. Le sentiment du sublime pour Kant relève de la raison, qui est d’emblée constituée de manière à recevoir/reconnaître le sublime. C’est notre raison qui aspire à une totalité, qui nous arrache à ce monde et nous ouvre par là les portes du suprasensible. Autrement dit, tel que la conçoit Kant, la raison prend en fait conscience du pouvoir qu’elle a de « surpasser toute mesure des sens » : il fait remarquer combien la puissance de la nature nous fait prendre conscience de l’impuissance de l’Homme, de la relativité de nos tracas journaliers ; mais pour refuser cet état de vulnérabilité : « un pouvoir brut sous lequel nous n’avons pas à nous courber ». Seul l’Homme sans culture, sans éducation morale, cède à la crainte ou à la frayeur devant le sublime. L’Homme cultivé, lui, nous dit-il, s’aperçoit après un 1er émoi qu’il a la faculté de se juger indépendant de la nature, surtout s’il est en sûreté… Il est intéressant de saisir l’humanité du grand philosophe qui, pour être un génie, n’en redoute pas moins le non-dit de son raisonnement sur le sublime ici : le soupçon, vite balayé, que la raison puisse parfois être le pire de nos préjugés.
La raison semble devoir se conjuguer avec une autre faculté pour n’être ni absente, ni excessive. En se surpassant elle-même par exemple. Schelling vient se caler entre Kant et Hegel, soucieux de « dépasser », de libérer le travail de Kant, encore trop empêtré dans le rigorisme de la raison à ses yeux. La « deuxième philosophie » de Schelling porte sur l’art. Non pas sur les beaux-arts, ni sur l’esthétique, mais l’art entendu au sens de révélation visible de l’Absolu. Là où la Nature est activité inconsciente, l’activité de l’esprit humain est consciente. L’art est précisément ce qui réconcilie la Nature et l’esprit, en opposition. Là où les contraires (théorie/pratique, extériorité/intériorité, animalité/humanité, liberté/nécessité, etc.) se réconcilient, trouvent leur unité supérieure, il y a représentation de l’absolu. L’exemple de la tragédie grecque est plus parlant ici : dans ses Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme (10ème Lettre), Schelling explique que le héros, en succombant à la surpuissance du destin pour un crime qu’il n’a pas commis, dès lors qu’il accepte son sort, renverse de manière magistrale ce qui était une nécessité, en une liberté. Il renverse sa faiblesse par rapport à la nature en supériorité de l’Homme sur cette nature. Cela est une décision de la raison du héros, qui à son insu, reproduit l’activité jusqu’ici inconsciente de la Nature en lui : l’activité invisible de la Nature, par l’esprit du héros, devient ici visible. De là l’idée qu’il y aurait un Esprit dans la Nature qui d’invisible, doit devenir visible. C’est proche de ce que nos religions instituées ont appelé une « grâce », et Schelling n’hésitait pas à parler de visitation de Dieu (dans sa troisième et dernière philosophie).
Une certaine spiritualité contemporaine tend de plus en plus à mettre en pratique les idées qui viennent d’être évoquées. L’au-delà de la raison peut être recentré en nous-mêmes et non pas seulement au-dessus de nos têtes (même si cet « espace intérieur » nous vient d’un Dieu ou pour d’autres, d’une dimension supérieure). Ce que Kant a cherché en vain, ce que Schelling a mis à découvert, c’est une transmutation possible de l’être humain (que l’alchimie pratique sur des métaux). L’unification de nos contraires (féminin/masculin, conscience/inconscient, pulsions/maîtrise de soi, etc.) divinise l’Homme au-delà de la raison, qui n’en est qu’un aspect, infiniment réducteur. Quand tout fait Un en l’Homme, de nombreuses sagesses nous enseignent que l’intelligence rationnelle décuple ses capacités, jusqu’à « transcender les frontières du temps », ne serait-ce que par la pratique de la méditation, centrée sur ce que la vie moderne nous fait négliger le plus : l’instant présent. Cette mise entre parenthèses du monde extérieur, du contrôle que l’on cherche à avoir sur le réel, de l’anticipation du futur et du ressassement du passé que l’on guette, de peur qu’il ne ressurgisse, nous redonne les pleins pouvoirs sur nous-mêmes. C’est vivre quelques instants d’éternité, comme si nous arrêtions le cours du temps pendant cette concentration méditative intensive. C’est séparer la raison du mental, ne plus penser, faire taire l’ego qui lui est associé. Nous devenons pure présence pendant ce laps de temps-là, témoins du penseur que nous étions quelques minutes auparavant. Plus de jugement, plus de raisonnements, c’est « le début de la fin de la pensée involontaire et compulsive », dit Eckhart Tolle. « Lorsqu’une pensée s’efface, il se produit une discontinuité dans le flux mental, un intervalle de non-mental ». C’est de cet état-là que nous élevons les fréquences vibratoires du champ énergétique qui transmet la vie au corps physique, et qui rend créatif.
Il serait intéressant d’examiner si ce que nous nommons « la raison » ne recouvre pas souvent « le mental » qui se fait passer pour la raison, frileux, soucieux de se conserver, pour fuir l’idée et le sentiment de la mort. Ne serait-ce pas la fonction – inconsciente - du concept, finalement ? Enfermer ce qui est immatériel, saisir l’insaisissable, retenir de toutes ses forces ce qui est déjà parti ?...
Sabine Le Blanc
CAFÉ-PHILO du 24 novembre 2009
Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. » Pascal
La difficulté avec la notion de raison en philosophie, c’est que cette dernière reçoit à peu près autant de définitions différentes qu’il n’y a de philosophes…Par conséquent il est vain d’essayer de donner une quelconque définition de la raison avant de commencer cette réflexion. La réponse à la question sera nécessairement influencée par le sens de la raison qui aura été privilégié. Afin d’y voir plus clair on peut néanmoins distinguer en passant par Heidegger deux axes de sens concernant la raison. Heidegger distingue le latin ratio du grec Logos, la raison latine se caractérisant par le calcul et la possession alors que la raison grecque évoque la méditation et le don. Kant avait déjà distingué une raison cognitive d’une raison poétique, mais la distinction heideggérienne me paraît plus féconde…
C’est avec l’avènement des Temps Modernes au XVIème siècle que la raison scientifique prend le pas sur la raison poétique. Avec son expérience du cogito et son exaltation de la mathesis universalis, Descartes vient consacrer cette prise de pouvoir de la ratio latine au détriment du logos grec. Pour Descartes, il n’y a pas d’au-delà de la raison, puisque Dieu lui-même est le garant absolu de la validité de la raison suprême qui ne peut qu’être mathématique et scientifique. Le poème est définitivement relégué au second plan par le mathème. L’entreprise de désenchantement du monde par une raison froide et calculatrice peut désormais servir l’œuvre d’asservissement de la nature à l’homme qui a pour vocation d’en devenir maître et possesseur. La caricature d’une telle hypostasie de la raison rationnelle surviendra avec le culte de la déesse raison lors de la Révolution française…
Heidegger a incontestablement été le grand pourfendeur du cartésianisme dans l’histoire de la pensée occidentale. Il a su montrer avec profondeur tous les aspects morbides de cette raison calculatrice exaltée par Descartes. Ayant cédé à ce culte de la raison, la métaphysique occidentale a engendré la pensée technique, une pensée jugée foncièrement nihiliste dans son essence. En oubliant la question de l’Etre et en exaltant la subjectivité technicienne de l’homme, la métaphysique occidentale a coupé l’humain de sa dimension poétique et symbolique qu’assuraient traditionnellement le mythe et l’art. La ratio latine a coupé l’homme de son rapport essentiel au Logos grec, c’est-à-dire qu’elle l’a mutilé de sa raison méditative. Pour Heidegger il y a un au-delà de la raison qu’il appelle l’Etre. Or, l’Etre ne peut pas être approché par la violence de la raison calculatrice, mais seulement par la douceur de la raison méditative. Ainsi, c’est fort logiquement que le « second » Heidegger après le tournant de 1945 ce soit intéressé de près à la pensée orientale et notamment au Zen japonais et au Tao chinois. C’est dans le prolongement de Heidegger qu’Adorno et Horkheimer ont rédigé leur chef d’œuvre La dialectique de la raison. Le coup de génie de ce livre réside dans l’analyse du mythe des sirènes au sein de l’Odyssée d’Homère. Traditionnellement l’Occident s’identifie à Ulysse qui a eu l’immense mérite de résister au chant des sirènes grâce à sa raison ingénieuse qui lui a inspiré le stratagème de se faire attacher au mât du navire. Mais ce refus de céder au chant des sirènes a peut être été l’erreur la plus colossale qui soit, car précisément ces sirènes jugées « diaboliques » étaient probablement la seule chance offerte à l’homme de se libérer du carcan étouffant de la raison calculatrice. La mort offerte par les sirènes pourrait être assimilée à une mort symbolique nécessaire pour renaître à une vie plus chatoyante au-delà de la raison. En identifiant la Raison à Dieu, Hegel a voulu réconcilier la religion et la science à travers une pensée panlogique très séduisante. Pour lui la Raison à l’image du Christ doit vivre, mourir et renaître à travers le processus dialectique de l’Histoire.
Jean Luc Berlet
Biblio : Hegel, La Raison dans
l’Histoire – Heidegger, le principe de raison – Adorno- Horkheimer, La dialectique de la raison.