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« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous »    Charles Baudelaire


 La question « jusqu’où s’abrutir ? » peut prendre deux sens assez différents selon l’intention de son énonciateur. D’une part on peut y voir une boutade fustigeant l’abrutissement inhérent à notre société de consommation. D’autre part, on peut aussi mettre entre parenthèse l’accent ironique de la question pour la prendre naïvement à son premier degré. Il est clair que si nous prenions la question dans son premier sens, nous serions amené à répéter en grande partie ce qui a été déjà dit plus ou moins brillamment par toute une génération de sociologues allant de Marx à Bourdieu en passant par Baudrillard. C’est pourquoi je préfère privilégier la seconde voie qui a tout le charme de la terre inexplorée. Cela m’amènera tout naturellement à m’appesantir particulièrement sur la locution « jusqu’où ».

Le « jusqu’où » pose la question des limites de l’abrutissement et ce à bien plus d’un égard. La première signification du jusqu’où s’abrutir pourrait ainsi être rapportée à la question de l’instinct de survie de l’humanité. C’est l’idée implicite du poème en prose de Baudelaire Enivrez-vous, l’ivresse pouvant être remplacée par l’abrutissement qui en constitue la face plus péjorative. L’idée de Baudelaire, c’est que l’être humain a besoin de recourir à des « expédients » pour s’évader hors d’une réalité fatalement déprimante à travers le travail de sape du temps qui nous rapproche inexorablement de la mort. En prolongeant l’idée baudelairienne, on pourrait voir dans l’abrutissement une sorte de nécessité vitale pour jeter un voile d’illusion sur la cruelle lucidité de notre intelligence. L’ivresse éthylique est certainement la métaphore la plus parlante à l’appui d’une telle idée car elle pose très bien la question de la limite. Ernst Jünger dans son ouvrage sur l’ivresse a bien montré qu’il y avait un seuil très délicat entre la griserie euphorisante et le basculement soudain dans la lourdeur abrutissante de la cuite. Il y a une distinction radicale entre une consommation d’alcool ludique ou hédonique et une consommation auto- destructrice visant au coma éthylique, sans même évoquer le problème complexe de l’alcoolisme ! 

A travers la référence au dionysiaque nietzschéen s’ouvre une seconde voie « apologétique » en faveur de l’abrutissement. Il y a dans la fête dionysiaque une recherche volontaire de l’excès en vue d’une forme d’extase que Nietzsche lie à la volonté de puissance. L’abrutissement ponctuel inhérent à tout défoulement dionysiaque, qu’il soit éthylique, sexuel ou rituel serait de nature à libérer en l’être humain les forces vitales habituellement enfermées dans le carcan d’une rationalité étriquée. Pour Nietzsche, le Carnaval, à travers la mise en parenthèse des interdits traditionnels et son invitation à la transgression,  est le meilleur exemple de la vertu libératrice de tout abrutissement collectif. Contrairement à Aristote qui redoutait l’hybris, c’est-à-dire la démesure, Nietzsche l’exalte en y voyant la brèche nécessaire à l’apparition du Surhomme. Dans la mesure où il nous permet l’oubli salutaire de la raison inhibitrice, l’abrutissement à son utilité selon Nietzsche. N’oublions pas que Nietzsche espérait le déferlement des hordes barbares de Russie pour régénérer une vieille Europe fatiguée de sa raison. Et souvenons-nous que des générations entières de jeunes contestataires se sont abruties à la lecture de Nietzsche !

En définitive je dirais qu’il faut parfois savoir s’abrutir tout en évitant de perdre entièrement sa lucidité. L’abrutissement contrôlé constitue à mon sens un antidote efficace contre le mal de vivre. Mais il en va de l’abrutissement comme du pharmakos grec, le remède pouvant devenir un poison dangereux si le bon dosage n’est pas respecté…         


   

Jean-Luc Berlet 
(café-philo du 08 décembre 09 au Dupont-café)


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