« La beauté n’est que la promesse du bonheur ». Stendhal
A priori, il peut sembler paradoxal d’associer les
notions de beauté et d’utilité. Le domaine esthétique et le domaine pragmatique ne sont-ils pas entièrement séparés l’un de l’autre ? La beauté n’est-elle pas généralement considérée comme
l’embellissement inutile qui apporte un zeste de fantaisie dans un univers utilitaire qui nous assomme par sa stupide trivialité ? N’est-elle pas la belle rebelle qui empêche le monde de sombrer
dans l’abrutissement pragmatique ?
Dans son dialogue sur la beauté, Hippias majeur, Platon fait dire à Hippias que le beau c’est la belle femme et Socrate lui répond qu’on peut tout aussi bien dire que le beau c’est un beau cheval. Vexé par le contredit indiscutable de Socrate, Hippias propose alors d’identifier le beau à l’utile ce qui est encore pire d’un point de vue conceptuel. Si le beau n’est pas l’utile, il n’en demeure pas moins que la beauté peut s’avérer utile. C’est en tout cas ce point de vue que défend Schopenhauer. Pour le philosophe allemand, la beauté est utile à l’espèce humaine, car les hommes cherchent toujours les femmes les plus belles pour s’accoupler à elles. Reprenant à son compte certaines idées darwinistes, Schopenhauer considère que ce sont précisément les femmes les plus aptes à la reproduction qui sont estimées les plus belles par les hommes. Ainsi, le désir masculin obsessionnel pour les femmes les plus jeunes semble confirmer cette théorie en revanche, on sait aujourd’hui que la théorie des « hanches larges » est très discutable puisqu’aujourd’hui, c’est la minceur extrême qui est érigée en étalon de la beauté à travers le diktat esthétique du top model…
Le fait est que les authentiques dandys du 19e siècle comme Brummel ou Wilde ne verraient en un Karl Lagersfeld que la grossière caricature de leur idéal esthétique ! Pour Oscar Wilde la beauté se doit d’être parfaitement inutile, faute de quoi elle n’est que la caricature d’elle-même. Le dandy fait précisément de son esthétisme une arme de guerre contre les valeurs pragmatiques qui triomphent à son époque. Faisant de lui-même une œuvre d’art qu’il faut préserver de toute corruption, le dandy refuse la moindre compromission dans le système utilitaire incarné par le travail pour lequel il n’a que mépris. Son état aristocratique de nanti lui permet ainsi de s’adonner à une vie de flânerie esthétique, cultivant le beau geste, contemplant les beautés de l’art et dépensant sans compter pour les belles artistes. Pour le dandy la recherche de l’utilité est précisément ce qui enlaidit l’être humain.
La société de consommation a réussi le tour de force de réunir Freud et Wilde dans une seule et même conception du beau utilement inutile ou inutilement utile. D’un côté à travers la pub, elle nous fait acheter l’inutile en excitant notre libido par des beautés humaines et de l’autre à travers la mode, en exhibant l’inutile, elle créé les nouvelles beautés qui relancent la consommation. Ce subtil dosage d’inutile et d’utile du beau se retrouve au cœur de l’art du design qui améliore sans cesse l’esthétique des objets les plus utilitaires. Les marques rivalisent de créativité pour obtenir les bouteilles les plus séduisantes d’où la généralisation de la forme du beau corps féminin pour stimuler notre soif. Coca Cola, Carlsberg ou Vittel donnent raison à Hippias : le beau aujourd’hui c’est la belle femme…
Jean-Luc Berlet