« Connais-toi toi-même et tu connaitras la nature des dieux » (Socrate)
La culture est devenue de nos jours une discipline universitaire, rebaptisée « culture générale » par exemple. La formule n’est pas innocente : elle banalise, généralise un contenu flou, indéfini. Ce n’est sans doute là pas un hasard. C’est dire si la culture tout court a de quoi bousculer les consciences. Ni censée être récréative, ni idéologique, elle a pour définition un « ensemble de connaissances acquises dans un ou plusieurs domaines ». Ou « un ensemble de convictions partagées, de manières de voir et de faire qui orientent plus ou moins consciemment le comportement d’un individu, d’un groupe ». En somme, rien qu’un état des lieux… Or Socrate n’a-t-il pas été accusé, en formant l’esprit de la jeunesse de la pervertir, et ne l’a-t-on pas condamné pour cela ? Les programmes scolaires et universitaires ne sont pas libres, mais bel et bien conformes à une normalisation, elle-même issue de directives ministérielles. Une pensée unique, rarement subversive, un certain « conditionnement de l’esprit » disent certains, utile à toutes sortes d’activités sauf à celle de la pensée.
Curieusement, c’est aux Anciens qu’il faut revenir pour retrouver le caractère subversif de la pensée. Paradoxalement, ce sont eux qu’on taxe d’ancienneté, parfois de ringardise, parce qu’une longue période nous sépare d’eux. « Les antimodernes, disait Antoine Compagnon, ce sont les modernes en liberté. » Cette phrase s’applique tout à fait à l’usage contemporain de la culture : l’Egypte ancienne est rarement voire jamais enseignée, et la culture grecque est réduite à un « héritage », une compilation d’auteurs, soit une histoire de la pensée. Seule la culture « moderne » est valorisée, mais sous un aspect seulement récréatif. L’exemple type de l’affadissement de la culture, décidément subversive, est la manière dont le « mythe de la caverne » de Platon est transmis… Selon la version officielle, scolaire, on nous raconte que des esclaves, les poignets ligotés derrière le dos, près d’un feu, voient devant eux, sans pouvoir se retourner, des ombres d’ombres d’hommes portant une jarre sur la tête. Apeurés par ce qu’ils croient être des monstres, ils n’osent pas suivre le philosophe qui osa sortir de la caverne et traverser le lac des sciences, pour parvenir au soleil, symbole de vérité. Lorsqu’il redescend révéler une telle découverte aux esclaves, ils le pensent fou et refusent de le suivre. Les cours de philosophie nous expliquent, en résumé, qu’il s’agit d’une lutte contre les préjugés, que la doxa refuse de mettre en cause, taxant le philosophe ami de la vérité de fou.
Rien de bien transcendant, chez Platon… Seulement il ne s’est jamais agi d’un mythe, mais d’une allégorie… Ce qui est tout à fait différent : Platon exprimait ici une idée, au moyen d’une métaphore, plus discrète qu’un sens littéral. Si les esclaves nous représentent tous dans la vie quotidienne, et si le philosophe symbolise plutôt la conscience éveillée de l’Homme, la portée de la caverne est tout autre. D’un point de vue non plus philosophique, mais mystique, on peut y voir une connotation gnostique (le mot « gnose » renvoie à la connaissance ésotérique du divin en l’Homme). De simple intellectuel, le philosophe qui redescend dans la caverne ne serait-il pas un initiateur, un éveilleur, au sens où le Christ, ou le Bouddha, ont pu l’être ? Le texte de la République ne nous dit en effet pas de quelle vérité il s’agit (scientifique ? Divine ? Psychique ?). Peut-on même séparer ces domaines ? La pénombre de la caverne, bien plus que les symboles de nos préjugés, enseignée comme représentant la partie inconsciente de notre psychisme, et le philosophe comme la conscience, est autrement plus subversive. C’est soi-même qu’il s’agit de révolutionner, et non nos seules connaissances ou croyances. La caverne n’est pas un lieu géographique, mais notre for intérieur. Les esclaves et le philosophe, nos conflits intérieurs, symboles de notre résistance à nous libérer de nos entraves familiales, sociales, et culturelles. La révolution intérieure n’est jamais encouragée par le politique, pour des raisons évidentes. Le sommeil des consciences arrange le pouvoir, libre d’en disposer comme il veut pourvu que des apparences soient sauves (les ombres de la caverne, auxquelles les esclaves finissent par s’habituer). Aucune révolution politique ne provoquera de changement tant que la réforme ne sera pas d’abord intérieure. L’intention de Platon pourrait être non pas intellectuelle, mais spirituelle, mystique.
Le mystique serait-il, au sein d’une culture authentique, conforme à ses racines (faire croître du bas vers le haut), le danger à confondre pour le politique ? S’il existe un caractère subversif de la culture, ce n’est sûrement pas dans son idéologie, aussi libertaire soit-elle, ni dans son excentricité, bien souvent victime de conformisme… Mais dans sa capacité à réformer l’Homme de l’intérieur. A ce titre, la méditation enseignée à l’école, au même titre que l’alchimie, serait le sceau d’une culture subversive parce que davantage conforme à la nature spirituelle de l’Homme. Par « spirituelle », je n’entends pas une croyance religieuse, mais une aspiration à un sentiment d’éternité, de recentrement sur soi, d’instinct de créativité, tels des dieux en devenir. Que l’on soit croyant ou non. La spiritualité est un pan jusqu’ici occulté de la culture occidentale, en passe de revenir sur le devant de la scène, sans l’entremise d’un pouvoir public. C’est spontanément que l’introspection, la connaissance de soi, font surface chez l’Homme contemporain. La culture n’est subversive que si la subversion n’est pas un but. Elle devrait élever les individus vers plus haut qu’eux-mêmes, au lieu de compiler des idées d’auteurs ; elle devrait échapper à tout pragmatisme, enfermement dans une matière scolaire ou universitaire ; elle devrait être, idéalement, une quête personnelle, et non imposée comme une matière à l’école. Elle est censée apprendre à nous affranchir, et non à imiter la pensée des autres. Elle est enfin censée nous faire vivre une expérience, et non partager une croyance ou une vision de la vérité, ou même de la non-vérité. Une expérience de l’unicité de toutes choses, du lien qui relie tous les êtres vivants entre eux. La culture a été confisquée par l’institution, en l’extériorisant. A nous de nous la réapproprier…
Café-philo 13 oct. 2010
Sabine Le Blanc