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« Notre dégoût n’est point un défaut et une insuffisance des objets extérieurs, comme nous aimons à le croire, mais un épuisement de nos propres organes, et un témoignage de notre faiblesse. » (Vauvenargues, Réflexions et Maximes)

L’ego ne se confond pas avec l’égoïsme, auquel on le rattache trop vite. Étymologiquement, la philosophie désigne par ce terme le sujet conscient et pensant, par différence d’avec l’animal ou le végétal qui ne sont pas aptes à un retour de leur pensée sur eux-mêmes. L’intitulé de ce sujet fait aussi et surtout référence à la dimension psychanalytique du mot, le Moi. C’est-à-dire l’image que nous avons de notre personne, la représentation que nous avons de notre personnalité (à laquelle on s’identifie), et que nous croyons présenter aux autres. L’ego tient une place importante dans la société en ce qu’il affiche aux yeux de celle-ci notre statut social, familial ou professionnel. Il renvoie en tous les cas de figure à une image : prestigieuse, ou au contraire précarisée, avenante ou inconvenante, agréable ou désagréable… L’ego nous expose donc à être soit aimé, ou détesté, jugé, évalué, apprécié ou dévalué. Étiqueté pour ainsi dire. L’ego est le « moi je », ce sentiment d’exister comme un individu indépendant avec les relations qui dérivent de cette impression.
L’expérience de l’ego est de vivre toute perception par rapport à cet objet observateur sujet.
L’ego a une appétence fondamentale : un désir d’existence et de plaisir, qui se traduit en pulsions de possession, de rejet et d’indifférence. Ce fonctionnement se manifeste ainsi par des attitudes passionnelles d’attraction, de répulsion ou d’indifférence, développées face aux personnes, aux choses, ou aux situations auxquelles l’ego est confronté. Il est ce qui nous fait rechercher le plaisir et fuir la douleur.
Le plus souvent on remarque que l’ego n’a pas bonne presse : synonyme d’égoïsme, de narcissisme, d’excès, il désigne souvent quelqu’un que nous jugeons peu voir pas sociable. Hormis la sphère moralisatrice dans laquelle nous l’enfermons toujours, l’ego est – d’un point de vue phénoménologique –, une grille d’interprétation pas toujours consciente, qui fait écran entre un sujet et un objet. Il est la raison du caractère inconnaissable du réel, qui faisait dire à Kant dans sa Critique de la raison pure que nous ne connaissons pas les choses « telles qu’elles sont », mais « telles que nous les percevons ». Nous ne connaissons le monde qu’à travers le prisme de notre structure mentale. L’ego, selon une expression plus contemporaine, c’est le mental. Il est l’interprétation par excellence, que nous prenons la plupart du temps pour le réel… Il est donc une source d’erreur, un accès second, indirect aux choses, jamais direct. Même notre conscience est dotée d’une intentionnalité, avait remarqué Husserl (« toute conscience est conscience de ») ; c’est dire si elle n’est pas vierge de tout a priori. Ainsi, ce qui ne satisfait pas l’intérêt de l’ego devient à nos yeux inintéressant ; indépendamment de ce que ce quelque chose peut comporter comme intérêts. Un prisme déformant qui émane de notre ego (erreurs de jugement), ainsi que de celui d’autrui, forcément réducteur. Sartre, dans L’Etre et le Néant se livre à une analyse du regard de l’Autre sur moi, très opportune ici : il décrit le serveur de café injustement réduit à sa fonction de serveur, comme si son métier constituait son essence, sa nature : il est un serveur ; réduit à la fonction que mon ego attend qu’il occupe pour me servir. Cela, au détriment de tout ce que ce serveur est d’autre. Autrui, les autres, en tant que témoins de ma présence, de mes actes ou paroles, me dépouillent de « ma transcendance ». Ils ne permettent pas, pensent-ils, de leur échapper ; parce qu’ils me limitent à ce que leur ego leur fait voir de moi.
Sartre nous invite ici à dépasser une analyse simplement psychologique du regard et du rôle que l’ego joue dans notre représentation de la réalité. Il s’agit d’approfondir ce fossé ou cet écart qui se creuse entre le « sujet » et « l’objet ». Est-ce dramatique, un manqué impossible à réparer ? Ou un faux problème, une illusion ?... Le vécu des Hommes leur ferait volontiers assimiler l’ego à une souffrance. Il ne refléterait pas qui ils sont, ce qu’ils sont et pensent. Comme un masque social, culturel, qu’il leur serait impossible de retirer. La société consumériste constitue à cet égard un éloge de l’ego, qu’on veut nous faire prendre pour notre véritable identité… : l’avoir, la possession. Ces appétits de l’ego le font s’engager dans toutes sortes de lutte pour obtenir ce qui lui est agréable et éviter ce qui lui est désagréable. Malheureusement et paradoxalement, au lieu d’aboutir à ses fins, sa lutte lui crée des désagréments, conditionnements et souffrances ! Ce fonctionnement de l’ego est notre conditionnement habituel dans lequel nous construisons notre propre souffrance. La rivalité, la concurrence, guerres de l’ego contre d’autres ego, minent le tissu social et économique plus que jamais dans la crise que notre société traverse. Par un incroyable détournement des mots, ce qui fut jadis une vertu est devenu une arme toxique, un poison sécrété par un ego que plus aucune limite ne vient tempérer. Nous en avons oublié, par exemple, que le terme de « concurrence » a une étymologie latine, concurrere, qui signifie « courir avec », ensemble… et non pas « contre ». L’ego de l’Homme, sans limites, en a fait une guerre économique. Au lieu de faire en sorte que tout le monde reste dans la course, il a généré des perdants, des exclus. À l’heure où l’appât du gain fait fi de la crise financière et de l’effondrement des valeurs monétaires, le souci du bénéfice (du latin benefacio, faire le bien), s’est transformé en logique du profit ; en lieu et place d’une économie du salut. Nous revivons ici le problème que les Grecs de l’Antiquité avaient déjà pointé comme destructeur des fondements de la Cité : l’hubris, la démesure. Ainsi, le cœur de la santé d’une société ne peut plus se mesurer à l’aune des bénéfices financiers que l’on crée, selon les critères de l’ego obsédé par l’avoir, mais s’évalue en termes de coût humain. Qu’est-ce qui est destructeur de valeurs ? Et qu’est-ce qui est créateurs de valeurs. Nous pourrions à ce titre, à travers cette crise que les médias et la classe politique nous présentent comme une catastrophe, assister au terrassement d’une certaine société fondée sur l’ego. La fin d’un cycle historique du salut par l’économie. La naissance d’un cycle historique du salut par l’humain au cœur du système… Il y va non pas de l’éthique, mais de la survie de notre planète et de ses ressources, de notre santé, physique comme morale. Une formidable main invisible, dirait Adam Smith, ou une ruse de la nature, selon Kant !
Nombreux sont les spirituels, si tant est que ce mot ait un sens (l’être humain n’est-il pas spirituel par nature, sans le savoir ?), qui dénoncent l’ego comme une simple impression. Ce sentiment que l’on a      « D’être » et « d’avoir » un ego ne reposerait sur rien ; l’ego n’est pas « quelque chose » qui aurait une existence indépendante et autonome, c’est un processus dynamique qui, dans son fonctionnement, produit le sentiment d’individualité. C’est pourquoi l’ego est dit « vide d’existence propre ». Il est le fruit de notre mental diviseur, qui nous place dans la dualité sujet/objet. Krishnamurti, dans de l’amour et de la solitude, analyse le corps de souffrance que la croyance en l’ego comme une réalité indépendante de nous génère : il crée une société de la peur. « C’est (…) mon opinion, mon idée, mon expérience, ma connaissance à propos du fait qui font naître la peur. Tant que le fait sera mis en mots – qu’il sera l’objet d’une dénomination, et donc d’une identification ou d’une condamnation –, tant que la pensée jugera le fait, et ce, en qualité d’observateur, la peur est inéluctable. La pensée est le produit du passé ; elle ne peut exister qu’à travers la verbalisation, les symboles, les images ; et tant que la pensée médite sur le fait ou qu’elle l’interprète, la peur est forcément présente. Ce qui suscite la peur, c’est donc l’esprit, c’est-à-dire le processus de la pensée. La pensée, c’est la verbalisation. Sans mots, sans symboles, sans images, il est impossible de penser. Ces images, qui ne sont autres que nos préjugés, nos connaissances acquises, l’appréhension qu’a notre esprit, sont projetées sur le fait, et c’est de là que naît la peur. » En résumé, la pensée et ses projections sont 2 visages de l’ego. La libération de l’emprise de l’ego passe donc, selon Krishnamurti, par la connaissance de soi, qui seule nous permet de comprendre ce processus de dénomination, d’étiquetage et de projections.
Lorsqu’on ne s’identifie plus à l’ego, à la pensée et à nos souffrances, nous sortons de la dualité du mental diviseur, qui nous fait croire en l’existence d’un sujet et d’un objet. Détachés de l’ego, nous devenons capables de nous observer en train d’observer nos émotions et souffrances, comme un promeneur observerait des nuages passer dans le ciel. Ni empathique, ni en résistance contre ses émotions négatives, un individu qui accueille ses états intérieurs comme faisant partie de lui, au lieu de leur résister avec dégoût, de les refouler, s’en libère du même coup. Ils ont leur raison d’exister ; que cette liberté leur soit reconnue, et ils passent leur chemin. Que cette liberté leur soit refusée, et leur refoulement accroît leur pouvoir sur notre esprit, sur l’ensemble d’une société…
L’ego n’a donc dans la société que la place qu’on veut bien lui laisser. Si son utilité sociale pour la survie est indispensable, il ne devrait pas gouverner notre esprit, au risque d’en devenir l’esclave. Or c’est bien à l’ego de nous servir, et non aux hommes de le servir.

 

 

Café philo du 10 janv. 2012

Sabine Le Blanc

 

 

 « Un égoïste est incapable d’aimer un ami. Mais il ne peut pas se passer d’amis : il ne s’aimerait jamais assez à lui tout seul. »  Eugène Labiche

 

Cette citation humoristique de Labiche résume à elle seule la place paradoxale de l’ego dans la société. Labiche rejoint d’ailleurs sur le mode comique le point de vue du très sérieux Kant évoquant l’insociable sociabilité de l’homme. En fait, tout se passe comme si l’ego était à la fois ce qui éloigne l’individu de la vie sociale tout en l’en rapprochant. En d’autres termes, ce n’est pas par amour de son prochain, mais pas besoin d’être aimé par lui que l’égoïste a besoin de la société. Du coup, toute société humaine semble très bien s’accommoder d’un certain degré d’égoïsme chez les individus qui la composent. C’est la théorie bien connue d’Adam Smith selon laquelle la poursuite des intérêts particuliers permet à une société d’être viable comme si « une main invisible » veillait à rectifier les déséquilibres. Malheureusement, le célèbre économiste anglais à l’origine du capitalisme n’avait pas prévu que sa main invisible pourrait s’avérer « baladeuse » et qu’elle aurait ainsi une fâcheuse tendance au favoritisme !

Le fait est que dans la société moderne caractérisée par le triomphe de l’individualisme, la place de l’ego devient de plus en plus encombrante. Certes, l’égoïsme n’est pas une invention moderne et s’il n’est pas forcément inscrit dans la nature humaine depuis l’origine, il doit probablement découler d’une inflation de l’instinct de conservation liée aux conditions de survie très difficiles aux temps préhistoriques.   Comme le dit Rousseau dans le discours sur l’inégalité, l’égoïsme remonte au temps lointain où un homme a mis une clôture autour d’un terrain en affirmant qu’il était à lui seul. C’est d’ailleurs avec beaucoup de subtilité que Rousseau prend soin de distinguer l’amour de soi de l’amour-propre, le premier étant bénéfique à la société et le second nuisible. L’amour ou l’estime de soi pousse l’individu à se rendre digne d’être aimé, d’où ses efforts sincères pour contribuer au développement de la société. Au contraire, l’amour-propre n’étant que vanité et recherche d’honneurs a tendance à privilégier chez l’individu l’artifice au détriment de l’authenticité, ce qui contribue à miner la société. Ainsi pour Rousseau, le contrat social qu’il propose dans son ouvrage éponyme passe par un sacrifice de l’ego individuel sur l’autel de la volonté générale.

Depuis le « naufrage » des idéaux rousseauistes dans le bain de sang orchestré par son « fils spirituel » Robespierre, l’homme moderne a commencé à se méfier de la vertu collective. Et malheureusement l’Histoire allait encore lui donner de nombreux arguments saignants en  faveur de sa méfiance, les dates de 1917, 1933 ou 1949 faisant acte de preuve. La faillite sanglante de tous les grands idéaux collectivistes a constitué du « pain bénit » pour le culte de l’ego dans nos sociétés postmodernes. Ce que j’ai appelé métaphoriquement « le complexe de Dieu » dans mon essai éponyme de 1999 a pris de nouvelles formes aujourd’hui. Par complexe de Dieu, j’entends la tendance narcissique de tout être humain à se prendre pour Dieu à travers l’inflation de son ego. Or, la société postmoderne donne à tout un chacun l’illusion de devenir son propre dieu à travers le culte narcissique de l’apparence et de la singularité. Le « me amo ergo sum » de Lady Gaga s’est substitué au « cogito ergo sum » de René Descartes et il n’est pas sûr que la société soit gagnante au change…

 

                                    Jean-Luc Berlet       

Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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