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hdLe-desespere

Le désespéré Gustave Courbet.

 

« Quand la vérité met le poignard à la gorge, il faut baiser sa main blanche, quoique tâchée de notre sang. »    Agrippa d’Aubigné

 

Si l’on  part du principe que la vérité est nécessairement une chose extraordinaire et que la folie est ce qui s’oppose à la normalité, alors il va de soi que la vérité peut rendre fou. Une fois de plus cette question philosophique relève de la tautologie, d’où l’intérêt pour nous de questionner le non-dit de l’énoncé. La simple expérience du questionnement socratique suffit à nous indiquer que cet énoncé comporte différents niveaux de sens. Ainsi, la réponse spontanée d’une jeune baigneuse à ma question fut très révélatrice  d’une sagesse de l’opinion commune. Sa réponse affirmative immédiate à la question fut accompagnée d’un exemple plein d’une délicieuse ironie retournée contre le Socrate en maillot de bain qui la passait à la question. La femme qui découvre la vérité sur la liaison extraconjugale de son mari peut devenir folle! Et de fait à en croire la psychanalyse ce type de vérité factuelle à connotation sexuelle est à l’origine de la plupart des névroses ! La vérité de notre biographie intime peut effectivement nous rendre fou au sens psychanalytique du terme…

Á l’autre bout du champ sémantique couvert par la notion de vérité, il y a la vérité théorique au sens logico-mathématique. Au sens fort du terme de folie, c’est-à-dire au sens psychiatrique, c’est incontestablement ce type de vérité qui est de nature à rendre fou. De nombreux mathématiciens de génie ont fini leur existence dans la déchéance d’asiles psychiatriques. Le cas du mathématicien de génie Cantor est à cet égard emblématique. Ses recherches sur l’infini ont fini par lui donner un vertige épistémologique fatal en raison du caractère impossible de ses équations. La vérité mathématico-logique serait de nature fondamentalement paradoxale, or l’école psychiatrique de Palo Alto a montré que la folie était souvent la conséquence de l’épreuve insoutenable de l’injonction paradoxale. Dans son ouvrage de référence Effort pour rendre l’autre fou le psychiatre californien Watzlawick a donné quelques exemples savoureux de ce « double bind » (double contrainte) qui peut rendre fou. Citons le cas de ce jeune homme qui a reçu en cadeau de sa mère deux cravates, une bleue et une rouge. A chaque fois qu’il mettait la rouge sa mère lui reprochait de ne pas aimer la bleue et réciproquement ! L’alternative du pauvre gars était d’étrangler sa mère ou de devenir fou…Il se trouve précisément que les vérités mathématico-logiques sont de nature à nous mettre souvent dans une telle situation de « double bind » d’où le danger qu’on ne devienne fou à leur contact trop fréquent !

 Il est un autre type de vérité qui est également très propice à rendre fou celui qui l’embrasse : il s’agit de ce que j’appellerai la vérité esthétique ou poétique. Tout artiste de génie s’expose au danger de ce type de vérité survient sous forme de « révélation fulgurante ». La schizophrénie d’un Van Gogh, d’un Strindberg ou d’un Hölderlin serait la conséquence d’un choc émotionnel du à la révélation trop brutale d’une vérité esthétique insoutenable. C’est en tout cas cette thèse qui a les faveurs du psychiatre-philosophe  Karl Jaspers, même si ce dernier n’écarte pas l’hypothèse inverse selon laquelle se serait la folie qui favoriserait l’éclatement du génie artistique !A mon sens, les deux options doivent certainement comporter une part de vérité, ce qui est loin d’éclaircir le mystère du génie…

Et qu’en est-il de la vérité philosophique ? N’est-il pas symptomatique que le seul grand ouvrage de philosophie qui contient le mot de vérité dans son titre, c’est La recherche de la vérité de Malebranche, un livre du XVIIème siècle que presque plus personne ne lit aujourd’hui ? Et enfin que penser de la fameuse folie de Nietzsche ? La thèse matérialiste selon laquelle la « chute » de Nietzsche dans la folie serait la conséquence du stade terminal de sa syphilis est peu convaincante. La thèse « spiritualiste » selon laquelle Nietzsche n’aurait pas supporté la « terrible vérité » qu’il a découverte n’est guère plus crédible. Il reste l’hypothèse audacieuse selon laquelle Nietzsche aurait simulé la folie pour ne pas avoir à rendre compte de l’échec pathétique de son projet philosophique consistant à faire advenir le Surhomme. C’est un peu comme si Nietzsche se serait réfugié dans un mutisme absolu par honte de ne pas avoir été humainement à la hauteur de son projet du Surhomme. C’est d’ailleurs avec une lucidité géniale que Nietzsche avait pressenti que la philosophie n’était après tout qu’une supercherie de plus pour nous faire supporter l’insupportable de l’existence ! Heureusement que nous avons la philosophie pour ne pas devenir fou à cause de la vérité…           

  

Biblio : K. Jaspers, Van Gogh et Strindberg – Harold Searles, Effort pour rendre l’autre fou

J-L Berlet (café-philo du 24 août 2010)

 

 

Schwabe-la-vague5.jpg

Etude pour la vague Schwabe. 

Grec: Alèthéia, ortholès; hébreux: émèt; latin: véritas, adequatio, aequalitas, concordia, convenienta; allemand: wahrhei;, anglais: truth; russe: istina, pravda.

Les langues européennes n'ont en général qu'un mot pour dire vérité, à l'exception notable du russe qui distingue Istina, pour désigner la vérité dans son rapport ontologique et épistémologique à l'être, et pravda (qu'on traduit aussi par « vérité », mais qui inclut la notion de «justice ») pour désigner la vérité comme devoir-être. Ces différents termes (Truth, Wahrheit, etc.) ne posent pas de problème majeur de traduction, dans la mesure où leur champ sémantique est également large: ils sont toujours chargés de significations à la fois ontologiques, gnoséologiques, logiques et morales. Les différentes langues ont en effet intégré, de manière sensiblement égale, une évolution qui a dégagé la notion de vérité de son contexte initial, poétique. religieux et juridique, l'a constituée en concept de la philosophie, puis l'a introduite dans le champ de la science. Cette histoire commune s'est accordée pendant plusieurs siècles sur une définition de la vérité comme « correspondance» entre la chose et l'esprit, ou adaequatio rel et intellectus.

Pourtant, notre tradition est en l'occurrence particulièrement composite et hétérogène: trois paradigmes principaux, repérables par l'étymologie et la sémantique, y coexistent. Le paradigme hébraïque, èmèt, est théologico-juridique, il signifie; solide, durable, stable et nomme la fidélité de l'alliance homme-Dieu et la confiance en la promesse, ce qui le fait sémantiquement analogue au truth anglais. Le paradigme grec, alêtheia, construit la vérité comme un rapport de privation au caché, à l'oublié (alpha privatif, puis lanthanô, qui signifie être caché, et au moyen,  oublier - ce pourquoi Martin Heidegger rend constamment alêtheia par Unverbcgenheit,  dévoilement, décèlemen. Le paradigme latin, veritas, déterminant pour la majorité des vernaculaires modernes, est normatif: il désigne la correction et le bien-fondé de la règle; c'est la vérité juridique que verrouille (le rapprochement étymologique est parfois proposé), que  garde et  conserve comme Wahrheit, sur wahren, en allemand, une institution légitime. Ces trois paradigmes ne subsistent pas nécessairement à l'état isolé: c'est ainsi que la tradition néotestamentaire, adossée aux traductions de la Bible, noue les sens de; èmèt, alêtheia et veritas dans la Vérité entendue comme autorévélation divine, l'avènement du Fils réalisant la promesse du Père dans l'institution de l'Église. La différence entre les trois paradigmes, forgés dans des domaines antéphilosophiques mais dont le traitement philosophique de la vérité est héritier, donne cependant à la vérité un caractère analogique souvent sous-estimé, qui permet d'en éclairer certaines antinomies ou instabilités. 

Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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