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1445-1510)

Botticelli illustration pour l'enfer de Dante.

Le Satan de l’église s’est rétréci, éclipsé, avec l’effondrement de la pratique religieuse. Mais le masque du démon n’a jamais quitté la scène car le domaine diabolique dépasse largement le domaine de la foi. Le fil noir du Malin est étroitement tissé dans la trame des sociétés occidentales. Satan représente la part nocturne de notre culture. Son image terrifiante a été inventée par les hommes comme une très exacte antithèse des plus grands idéaux. En ce sens, le diable est partie prenante du processus de civilisation, une façon originale d’envisager le destin de l’humanité, de générer de la vie, de donner de l’espoir, d’inventer des mondes.

Limiter la figure du diable  à une définition, théologique, philosophique ou symbolique du mal serait extrêmement réducteur. Lente création d’un imaginaire collectif, le diable est un mythe capable de donner du sens à la vie en dépassant les contradictions insolubles et en apaisant nos plus profondes angoisses. Cette construction intellectuelle et sensible a fourni à l’occident une réponse à l’insoutenable mystère du tragique de l’existence.

Emprunté aux religions du Proche-Orient ancien, le mythe cosmique du combat primordial entre les divinités, dont la condition humaine est l’enjeu, a été repris, relu et repeint, réinterprété par l’occident chrétien. Saint Augustin élabore une subtile version selon laquelle dieu permet le mal pour en tirer le bien. Le diable est une production complexe de l’imaginaire des hommes.

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L'illustration du Codex Gigas (XIIIe siècle)

qui lui vaut le surnom de « bible du démon. 

 Satan, le diable entre en scène au XII e siècle, le thème du démon semblable à un être humain est concurrencé par des descriptions affolantes, éloignées des conceptions populaires, car il est issu de l’imagination des moines et a envahi les villes et les campagnes. Apparaît alors un double mythe, Lucifer, prince des enfers, du feu, du soufre et chef d’une armée démoniaque, et la bête immonde lovée dans les entrailles du pêcheur. Puis au XVI e siècle une hantise démoniaque va produire des milliers de bûchers de sorcières. Comment les filles d’Eve ont été marquées du signe du démon laissant des traces tenaces, le corps et la sexualité sont étroitement liés à la figure satanique. Les sédiments symboliques déposés par le temps, un millénaire, continuent de produire du sens. Les formes passées créent toujours des émotions en s’adaptant à des supports nouveaux tel le cinéma. Le Satan du XV e siècle est évoqué dans le seigneur des anneaux film sorti en 2001, après s’être incarné en singe dans le King Kong de Merian Cooper et Ernest Shoedsack tourné en 1933. Le modèle féminin traverse aussi le millénaire, du linteau de la cathédrale d’Autun aux héroïnes mystérieuses d’Alfred Hitchcock à la blonde perfide de Mulholland Drive de David Linch en 2001 en passant par la beauté perverse à peine voilée des Vénus de Cranach.

Des lumières philosophiques aux lendemains de la seconde guerre mondiale, le recul de Lucifer est lié au lent mouvement d’intériorisation du mal. Le genre fantastique, que l’écriture des traités de démonologie a permis, suscite une mise à distance du surnaturel, laissant au lecteur le choix d’y croire ou d’en douter. De plus libéré de la peur de Satan le griffu l’être humain est  invité avec insistance à se méfier de lui-même et de ses pulsions démoniaques ou morbides au temps du succès de la psychanalyse. Depuis une trentaine d’année le démon se banalise, l diable s’habille en Prada, publicité, cinéma, rumeurs urbaines le pousse à se nicher dans les sphères de la jouissance. En France, l’humour domine et le diable est lié aux joies de la vie, le tragique de l’existence est nié, l’angoisse refoulée, devant la progression de l’hédonisme, du culte du moi, du goût du plaisir, l’ancien mécanisme de la culpabilisation a disparu.

La bande dessinée, le cinéma, les séries de télévision mettent en scène des sorcières, des chasseurs de vampires, des phénomènes paranormaux, ces médiations permettent de conserver des formes anciennes  et une mémoire vive du passé tout en les adaptant aux besoins du présent. L’image du démon à l’ancienne subsiste, demeure le vieux thème de la bête intérieure, puissamment maléfique qu’il faut détruire et contrôler. Le modèle est proposé au reste du monde. Ces deux courants résistent pour susciter de délicieux frissons mêlant plaisir et angoisse. Tout cela reprend l’époque tragique des intolérances religieuses  et des bûchers de sorcellerie, reprend aussi les très anciennes croyances populaires à propos du diable berné et la leçon des lumières de la raison pimentée d’une pointe de freudisme. Manières diverses de dédramatiser l’univers surnaturel sans nier totalement son existence.

Au fond ce n’est pas le diable qui conduit le bal, mais l’individu. Alors que la collectivité décidait autrefois du destin de chacun, sur le mode pessimiste de Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme » ou pour Michel Serre « L’homme est un rat pour l’homme » ou à la manière optimiste des philosophes du bonheur, le Sujet est désormais sacré, maître unique, mesure de l’univers. Il peut donc faire en majesté son choix entre le bien et le mal. « L’enfer c’est les autres » Et si le diable ou dieu c’était soi-même, au temps du triomphe du moi.

 

La mémoria se rapporte à la mémoire cultivée par les prédicateurs médiévaux et avant par les orateurs antiques. Cet art mnémonique structure l’imaginaire et ses représentations. Le principe est simple, au lieu de retenir des mots on retient des images. Ainsi les images des polyptiques ne sont pas que des belles images, elles ont une application pratique ce sont des images utiles et efficaces elles sont là pour rappeler des exemples d’intelligence, de vertu et de force, l’image est un aide-mémoire. Avec l’influence, humaniste l’image acquiert une indépendance et une présence rhétorique  d’un nouvel ordre, elle transmet des émotions. Pour Alberti l’image doit être vraisemblable, convaincante, proche de la réalité visuelle de celui qui la regarde. Elle doit être illusionniste. D’où le développement de la peinture d’histoire narrative. Ainsi pour Alberti l’histoire prend une telle importance qu’elle n’est pas seulement un sujet parmi d’autre, elle est quasiment synonyme de peinture. Cette évolution ne signifie pas encore la sécularisation de la peinture, mais la peinture a des fonctions assignées à la peinture religieuse depuis Thomas d’Aquin ; enseigner, rappeler, émouvoir.

Aux XIV et XV e siècle le diable est effrayant, il est monstrueux, étonnant à voir, anormal, déformé, donc il est une image qui s’ancre dans la mémoire. Associée au jugement dernier, la tentation, aux derniers moments du mourant, l’image du démon  permet de rappeler aux fidèles ce qui l’attend s’il ne mène pas une vie chrétienne et vertueuse. L’apparence de diable rappelle ce qui est inhumain, la bête tout d’abord, puis l’hybride, autrement dit l’image du diable montre l’inhumanité à l’assaut de l’humanité. Être possédé par le démon c’est devenir inhumain, c’est perdre toute ressemblance avec le christ à la fois modèle de l’homme et image du dieu. Effrayant et facilement mémorisable l’image du diable à une fonction didactique ; avertir des dangers  de succomber au malin, instaurer une pédagogie du mauvais exemple. Ainsi l’image médiévale sert aux trois fonctions canoniques de l’image prescrite par Thomas d’Aquin. (Commentaires sur les sentences livre III). Source chez le pape Grégoire le grand de la tri fonctionnalités des images. L’influence de l’humanisme sur la peinture italienne a produit sur l’image du diable plus qu’un passage de la mémoire à l’histoire, elle l’a à la fois humanisée, intériorisée et sécularisée. La nouvelle image du diable participe d’une contre-culture laïque et d’une sensibilité profane. Le diable n’est plus pensé comme une superstition, à l’instar des sorcières le diable est un homme, l’homme peut du fait de son libre-arbitre être divin comme il peut être diabolique. Le diable n’apparaît plus comme un homme animal avec des ailes de chauve-souris et des cornes, mais il apparaît sous les traits déformés par le vice, de l’homme lui-même. C’est sous la forme d’une analogie avec l’aspect des animaux, la bestialité étant chez l’homme ce qui  l’éloigne le plus du dieu et le rapproche le plus du diable. Apparaît ainsi l’art de la physiognomonie dont le développement est concomitant à l’intériorisation du démoniaque. Comment l’église réagit-elle à cette exclusion du diable du champ intellectuel humaniste ? En valorisant certaines de ces manifestations les plus spectaculaires, la sorcière et l’exorcisme. Ainsi le XVII et le XVIII e siècle voient l’image du diable disparaître, le diable ne sera que serpent écrasé ou remplacer par l’autre absolu, la mort et son squelette. Il faudra attendre la fin du XVIII et le XIX e siècle pour voir Goya ou Blake s’approprier de nouveau la figure du diable. Mais là la visée n’est plus la dévotion, elle est de nourrir un imaginaire personnel et subversif. N’est plus suscité l’effroi mais l’étonnement et le scandale.

Examinons les lieux du diable. Le lieu du diable c’est naturellement l’enfer. L’enfer est un lieu compartimenté ce qui permet de loger et de déplacer les damnés dans des lieux différents où les supplices sont adaptés à leur vice, chacun sa peine, chacun son lieu. Ce système doit sa pérennité à la Divine comédie de Dante, et la littérature conservera ce système jusqu’au jardin des supplices de Mirbeau.

Les fresques de Signorelli en la cathédrale d’Orvieto sont une étape importante de la représentation du diable. Une fresque est consacrée aux damnés de l’enfer, celui-ci est un espace unifié où règne la plus grande confusion de corps de démon et de damnés. La fresque n’est plus un aide-mémoire, elle provoque l’affolement. On voit même des damnés expulsés du mur par la cohue. L’enfer est là sous nos yeux, nous y sommes. Avec Michel-Ange l’enfer disparaît, il est expulsé de la scène. La contre-réforme ne promouvra pas la représentation des fins dernières, mais des images ascensionnelles, il faut guider vers le dieu. Si le mal est présent c’est au travers des bourreaux qui exécutent les martyrs.

Il faut attendre le XIX  e siècle avec Rodin pour un retour aux enfers. La porte de l’enfer, répond à la porte du paradis de Ghiberti. Le diable devient grotesque. Le grotesque montre des figures monstrueuses qui contreviennent à l’ordre naturel créé. Si l’œuvre n’est du dieu, c’est la part du diable.

« Donc quand l’homme vit selon l’homme et non selon dieu, il est semblable au diable »

Augustin, la cité de dieu XIV, IV.

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 Saint Augustin et le diable, Michel Pacher (env. 1471)

Le pouvoir des images.

Bien sûr on peut imaginer qu’il n’y a pas eu d’art qui ne se fondât dans l’idée d’un être omnipotent, métaphysique, transcendant, soums à un principe extérieur ou supérieur, à la loi des ancêtres ou à la loi d’un dieu, imaginer un Beau qui serait comme à l’origine, dépendant d’un culte, est aujourd’hui une pensée folle qu’on sanctionnera demain  par un enfermement psychiatrique.

Quel art fut plus ingénieux à représenter des notions aussi abstraites que la consubstantialité, par exemple du fils et du père, dans les débats savants sur l’homoousios (consubstantiel) et l’homoiousios, (semblable en natureau Père) cette différence d’un iota qui occupa les plus beaux esprits durant des siècles, mais forma aussi notre habilité à philosopher et fut à l’origine de chefs-d’œuvre inoubliable.

Ces pouvoirs de l’image, ces prestiges, ces envoûtements et ces maléfices, nous n’y croyons plus guère. Pourtant malgré les innombrables interdits de l’église sur toutes les formes d’idolâtrie, cette croyance  qu’il existe un pouvoir des images, bénéfique ou maléfique, a longtemps subsisté d’une manière tacite : les corps représentés gardent en quelque façon le statut de corps vivants qui en sont les originaux. La Vénus d’Ille de Mérimée, le portrait de Gogol ou le portrait de Dorian Gray sont des exemples tardifs de ces superstitions ancrées profondément en nous. Nous ne savons plus ce que signifient les images produites par notre propre culture. Effigies vides, couleurs éteintes, pouvoir aboli, charme envolé, nous croyons admirer des figures, nous traversons des fantômes.

L’Acédie.

La querelle entre l’approche esthétique des œuvres et leur approche sémantique est aussi ancienne que l’apparition des objets et de leur classement. Pour l’homme du Moyen Age, le crucifix n’était pas une sculpture avant d’être un crucifix ; c’était un crucifix. C’est dans la mesure où nous n’accordons plus aucune importance à la valeur symbolique d’une œuvre d’art que nous nous sommes accordé toute licence dans la productions des images. C’est le refus du symbolique, de la Loi, pour parler comme Lacan, qui laisse l’imaginaire, c’est-à-dire l’entreprise du Moi hypertrophié de l’individu moderne, toute liberté d’occuper le terrain. C’est parce que nous n’accordons plus aucune importance au sens, à la valeur, aux pouvoirs et aux dangers des images que nous laissons à l’œuvre d’art la licence d’être insignifiante.

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La tentation de Saint Antoine. Rosa Salvatore.

Aller au désert.

On peut vivre dans la sensation, à la surface du monde, parmi les vagues, la bonne odeur des terres, la fraîcheur des frondaisons, l’opulence des fleurs et des fruits. Mais l’aridité, la stérilité appellent à une source plus profonde. Il y a eu Athènes, Rome, Platon, le soleil, la clarté de l’intelligible. La beauté dont nous parle Augustin l’Africain n’est pas une réponse déjà donné par les sens, elle est inquiétude qui demeure sans réponse. Dans l’invisible donc. Dans la tradition chrétienne primitive, comme dans la tradition juive, dieu est dit au-delà de toute forme :

« Vous n’avez rien vu, aucune forme, aucune figure, aucune ressemblance… Lorsqu’il vous parlait du milieu du feu » Deutéronome IV, 12 ; 15.

Autour de cette absence de toute forme, autour de ce brassier sont accourues  toutes les formes imaginables pour assiéger la citadelle des sens. Et celui qui avait eu l’espoir de voir dieu face à face succombe à leur multitude. Dans le désert que faire, sinon tenter de maîtriser la fureur des images ?

C’est dans les sables d’Egypte et de Syrie que les Pères du Désert, héritiers des Grecs et des romains maîtres spirituels de l’Occident qui craignaient tant que les images ne les éloignassent de la lumière de l’invisible, qu’ils leur donnèrent une apparence sensible, de sorte à pouvoir, croyaient-ils, les décrire et donc mieux les maîtriser. L’excitation cérébrale appelle à la concupiscence visuelle. Les logismoi d’Evagre, les pensées qui l’assaillaient, prirent peu à peu consistance et contenu. Que l’on retrouve dans l’Antirrheticos (Réfutation), recueil de sentences à opposer aux tentations du démon, divisé en huit livres, un contre chacun des huit péchés capitaux. Ce furent les premières œuvres d’une culture qui demeure la seule à croire aux pouvoirs des images et à leur infinie diversité.

Des petits insectes aux plus énormes créatures, des monstres effrayants, ailés, griffus, crochus, velus, jusqu’aux corps nus et lisses des femmes les plus désirables, toutes les apparences de la création, les animaux, les plantes, les pierres, les tissus, les trésors, les onguents, et les nards qu’apporte à Saint Antoine la reine de Saba, toutes les fantasmagories du monde visible et invisible, tous les aspects du monde réel, le répertoire entier des représentations possibles semblent s’être dessiné là. Ce fut nos arts « premier » ils sont nés de la conjonction du logos grec et du Verbe chrétien.

Mais ce ne furent pas seulement des arts, labiles, éphémères, effaçables : le sens de l’observation de ces phénomènes provoqua le développement d’un savoir scientifique et technique, qui entraîna  à son tour la maîtrise et la domination du monde. L’aventure dura vingt siècle.

Étrange pulsion que cette volonté de voir. Vouloir voir jusqu’à l’épuisement de la visibilité même. Voir la scène, l’imaginer, la projeter, l’  « halluciner », comme si elle se déroulait sous nos yeux. En retour, à partir des émotions suggérées par l’art, la peinture, la sculpture, étroitement fidèles à la parole, le fidèle pouvait remonter aux significations. L’imagination visuelle devenait ainsi une voie d’accès privilégiée à la connaissance des significations profondes. Dans l’Antiquité, l’art de la mémoire déjà s’était fondé sur l’association d’images visuelles et d’idées. Il y a aptitude de l’homme, en occident, à penser par images. Une Aptitude qui est le signe de son pouvoir d’élévation spirituelle et de connaissance intellectuelle.

De l’œuvre d’art comme outil ou effigie apotropaïque, cela nous semble aujourd’hui une idée bien étrange. Mais les morts ne nous intéressent plus guère. Notre propre mort nous est devenu indifférente, la crémation met un terme définitif au souvenir de celle où celui qui fut. On ne croit plus à la résurrection des corps pour croire alors à son propre corps. Il faut disparaître, laisser place, se dissoudre,, se rendre non à la poussière mais à la cendre. Ce sont là les images de Jérôme Bosch ou de Bruegel. C’est la véritable et absolue damnatio memoriae. C’est la mélancolie mortelle, l’ennui, l’abattement de l’esprit que causse la paresse du cœur. À l’origine, l’acédie chez les Grecs, c’était la négligence, l’indifférence, l’oubli des soins à donner aux morts. Pour Homère c’était l’état d’une dépouille laissée sans sépulture. L’Antiquité avait trouvé le remède : le sarcophage était un tombeau dont la pierre, croyait-on, avait la faculté de dévorer tout doucement le corps. Les lumières en revanche vont inventer le cénotaphe, du grec kenos, le vide. Non pas un cadavre sans tombeau, mais un tombeau sans corps, sans contenu.

Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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