Le Mal ou le contraire.
Et pourquoi le contraire du mal n’est-il pas nommé ?
Son contraire n’existe peut-être pas, il est sans doute, s’il existe, indicible ou innommable.
Regardons l’image que l‘affiche nous propose, Le Lucifer de Von Stuck. Lucifer comme d’autres vocables, fin, androgyne désigne une chose, un objet, un personnage ou son contraire, son opposé. Regardons ce personnage, il a encore des ailes, c’est un ange, triste, mélancolique, un ange déçu, d'une main se tenant le menton, de l’autre désignant la lumière dont il est le porteur. Il est le porteur de lumière, il se nomme Phosphorus dans la Septante, Lucifer chez les Romains est l’étoile du matin, c’est aussi dans la mythologie romaine le dieu de la connaissance et de la lumière. Dans la Vulgate, il traduit le porteur de lumière du livre d’Isaïe, un roi de Babylone raillé par sa volonté de s’élever au-dessus de sa condition d’homme et de dépasser Dieu. Lucifer est alors assimilé à Satan des livres de Job et de Zacharie ainsi qu’au personnage de l’Apocalypse que Jean désigne sous le nom de Grand dragon ou d’antique serpent. Il devient alors le symbole du mal.
Ainsi d’un côté le mal de l’autre le contraire et par forcément son contraire.
Continuons un peu sur le mal. L’homme, à Athènes comme à Jérusalem, dans la mythologie, la tragédie, comme dans la légende biblique, est un meurtrier. Le premier homme, non pas celui modeler de l’argile, mais celui né de l’union d’une femme et d’un homme, est un meurtrier, plus encore, le meurtrier de son frère. Caïn tue Abel son frère. Caïn commet le premier meurtre, un fratricide. Possible interprétation, tout meurtrier qui tue un homme tue son frère. L’humanité se construit sur le mal le plus absolu la mort, la mort de l’autre, le meurtre. Athènes se fonde aussi sur le crime, l’infanticide suivit du parricide. Cronos fils d’Ouranos et de Gaïa mutilera son père, il mangera cinq de ses enfants pour conjurer la prophétie. Zeus, le sixième protégé par sa mère Rhéa, tuera son père pour sauver ces frères et sœurs et rejoindre l’Olympe. Drame familial, on ne tue que ses proches. La lutte des titans et des douze olympiens se termine.
Restons un instant dans les textes fondateurs. Un fils aussi sera tué. Ni meurtrier, ni assassin, mais condamné à la peine capitale. Ce commet là ce que Saint Augustin appelle un homicide, le premier homicide, d’autre l’appellerons déïcide, ce fils à l’agonie dira :
Père pardonne leur car, ils ne savent pas ce qu’ils font.
Luc XXII 34
Passons par la peinture, allons à Rome. Exécution capitale à Rome par Théodore Géricault (1791-1824). Sur la tête
des acteurs une cagoule, on ne peut reconnaître ni le juge, ni le confesseur, ni la victime elle-même, tous ont un capuchon sur la nuque, un masque sur la figure ou un bandeau sur les yeux. Seul
le bourreau a le visage découvert, il faut bien avoir la vue dégagée pour bien trancher une tête. Même la sculpture équestre à l’arrière-plan tourne la tête vers l’arrière. La société lucide
ordonne l’aveuglement de tous, organise consciemment leur inconscience. Sait-elle ce qu’elle fait en faisant croire aux individus qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ? En punissant de mort
un coupable se sent-elle coupable ? Elle qui ?
Certains psychanalystes inventèrent naguère un inconscient collectif. S’agit-il d’une tautologie ? Existe-il un contraire, y a-t-il des conscients collectifs de ce qu’ils font lorsqu’ils tuent ?
Père pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font
Qui ils ?
L’humanité est fondée sur le crime, pourtant un seul, ordonné, ne sera pas commis, le sacrifice d’Isaac. Pourquoi? Derrida donner la mort.
Cet homme assassiné est à la fois homme et dieu, il est à la fois un et multiple. Comment comprendre cet incompréhensible, cette coïncidence des contraires. Au XVe siècle, un évêque théologien, philosophe et homme de science qui avait lu tous les livres des anciens et des modernes et aussi les ouvrages intermédiaires comme il fut dit dans son éloge funèbre, eut en 1 437 la révélation de ce qui allait être le pilier de sa démarche théologique, la Coincidentia Oppositurum (la coïncidence des opposés).
Le premier chapitre de La docte ignorance, ouvrage majeur de Nicolas Krebs, s’intitule ; Comment savoir c’est ignorer. La coïncidence des contraires est au centre de la pensée de Nicolas de Cues. Prise dans les fragments d’Héraclite elle ira jusqu’à Hegel en passant par Giordano Bruno et bien d’autre. La coincidentia oppositorum est l’une des manières les plus archaïques par lesquels se soit exprimé le paradoxe de la réalité divine.
« Dieu est le jour et la nuit, l’hiver et l’été, la guerre et la paix, la satiété et la faim, toutes les oppositions sont en lui. »
Héraclite fragment 64.
Ainsi pour Nicolas de Cues, le cercle infini, issu des mathématiques aux dépens de la raison discursive, le cercle infini coïncidera avec la ligne droite infinie, car plus le diamètre de ce cercle augmentera, moins sa circonférence sera courbe, jusqu’à devenir rectiligne. L’angle infini coïncidera avec le non-angle. Á regarder une toupie tourner rapidement sur elle-même n’y a-t-il pas identité apparente du mouvement et du repos ? Pour le cusain, dans la pensée divine se regroupent les extrêmes, en dieu, seul absolu, sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part s’opère l’union des opposés, la coincidentia oppositorum. Réservons l’infini absolu à dieu, de Cues ouvre à l’homme les deux infinis relatifs que sont le monde, qui n’a pas de limite spatiale et l’esprit humain qui dans son progrès ne connaît pas de limite à son effort.
D’un côté nous avons des systèmes mécaniques individualisés que Giordano Bruno mettra en relief étendant l’infini relatif à la pluralité des mondes, de l’autre l’homme, un dieu humain, peut enfin passer de la théologie à la philosophie. On perçoit ce que cette approche annonce aussi bien dans le domaine de la géométrie non Euclidienne - et d’enfin envisager pouvoir aborder avec quelque lueur d’espoir la question de la quadrature du cercle (le passage du carré au cercle que l’on retrouve dans la méthode des isopérimètre) qui sera finalement reconnu insoluble au XIXe siècle par le théorème de Wantzel -, de la physique moderne avec sa matière inséparable de son antimatière, ou encore à l’usage de la dialectique intégrant le négatif comme dans la méthode hégélienne.
Pour Héraclite « tout est un », pour Parménide « il est un ». Pour le premier le un est aboutissement, ce qu’il reste lorsque l’on a laissé la réalité, en apparence multiple se décanter. Pour l’Eléate, c’est le point de départ de sa vision du monde idéal. C’est cette voie que prendront Socrate et Platon ; l’un est originel, l’union des contraires un repoussoir facile. D’un côté le Parménide nous dit ; les opposés sont on ne peut plus dissemblables, d’où en découle une sorte de théologie profane, le beau, le vrai, le juste, de l’autre l’Organon aristotélicien. Dans l’ancienne querelle du principe de contradiction la logique aristotélicienne a pris le dessus.
« Comment ce qui est vrai pourrait-il ne pas être faux ? Et comment ce qui est faux ne pourrait-il pas ne pas être vrai ? Toute proposition est soit vrai soit fausse. »
Résume Cicéron.
Les débuts de l’ère occidentale voient pulluler sectes et religions. Nombre d’entre elles ont en commun un dualisme fondamental du bien et du mal. Cela leur interdit d’envisager leur coïncidence et ne les incite pas à voir quelque part la possibilité des contraires à s’identifier. L’affrontement ne peut que se terminer par le triomphe de l’un et la défaite de l’autre. Lucifer doit choisir. Le salut reste à ce prix et ce combat, à mort, de la lumière et des ténèbres, pourtant Un chez Lucifer, ne relève aucunement de l’harmonie héraclitienne de forces bénéfiques et opposées. Toutes ces religions ; le christianisme, les sectes gnostiques (ménandrien nicolaïtes, valentiniens, séthiens, héracléonites, ou manichéistes et leurs surgeons successifs ; pauliciens, bogomiles ou cathares), croient trop profondément à l’existence d’un mal à vaincre pour imaginer qu’il puisse à un moment coïncider avec le bien.
En outre, le christianisme instaure une notion du temps rectiligne, continue, dont le repère central est la croix, destituant Hermès et Janus, remplaçant ainsi un temps grec d’essence cosmique et tournant sur lui-même ; il s’interdit par là un éternel retour qui verrait les choses coïncider cycliquement.
Ce passage du cycle au rectiligne nous fait revenir à 1 492 (Nicolas de Cues est mort le 11 août 1464). L’homme de Vitruve de Léonard de Vinci est un homme qui s’inscrit dans le même temps dans un cercle et dans un carré.
Selon Vitruve Ier siècle avant l’ère courante, la tête, siège de la pensée, citadelle des sens et gardienne des forces spirituelles propres à maîtriser les passions, est l’unité de mesure du corps tout entier. Elle occupe le dixième de la hauteur générale. On pourrait également s’attarder sur la représentation du sexe chez les anciens et notamment chez Vitruve qui nous propose un homme ithyphallique représentation que l’on retrouvera dans les représentations christiques notamment dans l’art byzantin. Ce pénis christique est affirmation doctrinale de l’incarnation, de l’humanité pleine et entière de l’homme dieu. À ce titre il est localisable datable dans l’histoire de l’art, et ce n’est pas un hasard qu’il soit prévalant à la renaissance où les débats sur l’incarnation sont particulièrement vifs. Chez Léonard le sexe se trouve réduit. Dans les deux cas il y a excès. Dans l’un comme dans l’autre cas, excès ou défaut, la tête à tendance à s’effacer. Le sommet du corps l’organe capital qui couronne l’édifice humain est déplacé par l’importance que prend soudain l’organe génital. On dit un peu vite que la renaissance est un retour à la tradition antique. Pourtant il suffit de comparer l’homme de Vitruve et l’homme de Léonard pour constater qu’il y a dans leur représentation du corps idéal une différence capitale. Dans l’Antiquité le centre du corps est le nombril, l’homme de Vitruve inscrit dans un cercle lorsque bras et jambes sont écartés, la pointe du compas marquant le centre et traçant le cercle se confond avec l’ombilic humain. L’homme semble danser et s’élever dans les airs à partir de ce centre de gravité. Si l’homme est la mesure de toute chose selon Protagoras le centre du monde est l’omphalos humain. Chez Léonard si l’homme les bras à l’horizontale et les pieds joints s’inscrit dans un carré c’est alors les parties génitales que l’on rencontre au croisement des diagonales. L’homme touche terre et pèse de nouveau.
On peut voir dans ce déplacement du centre de l’homme, du nombril à son sexe une hyperbolisation qui finit par effacer le visage. On peut voir dans ce déplacement, un ventre facialisé, ce qui était habituellement voilé est maintenant montré. Cette image on la retrouve dans l’être acéphale de Georges Bataille représenté par André Masson. La chose était déjà évidente, en 1865, dans l’origine du monde de Gustave Courbet. Représentation quasi médicale du modèle, réduite à un tronc, un corps dont la tête, les bras et les jambes ont été comme découpé et le morceau qui reste, présenté sur un linge, un drap harmonieusement froissé comme il en était des arrangements des cires anatomiques disposées dans des vitrines capitonnées de soie.
Il est difficile de conclure. L’homme de Bataille venant après Raskolnikov et après Sade est selon l’écrivain un homme d’exception, un criminel qui est au-dessus de l’homme commun, « une nation vielle et corrompue ne se tiendra que par beaucoup de crimes » tels est l’exergue du premier numéro de la revue en juin 1936. Il se présente comme un véritable appel au meurtre. Il avait été écrit par Sade 150 ans plutôt exaltant la vertu de la violence pour purifier le peuple, écrit au moment même où l’on coupait des têtes pour rendre chacun acéphale. Savait-il, Bataille, ce qu’il faisait dans ce conscient collectif.
Mais il y a plus l’acéphale de André Masson et Bataille est un géant armé d’un glaive et d’un cœur de feu dressé dans un paysage désertique et montagneux, paysage d’avant l’apparition de l’homme ou les montagnes sont des volcans. Nous voilà revenu chez les titans engendrés par Ouranos et Gaïa. Ils déclenchent des éruptions au moment où ils s’échappent du Tartare. Là ou les Olympiens incarnent le plus souvent la mesure et la raison, les titans incarnent l’hybris et la violence.
Bataille évoque cette « terre primitive tant qu’elle n’engendrait que des cataclysmes était un univers libre » « sans tête encore ni raison » Il évoque la figure d’un volcan primitif, le Jésuve, tantôt crâne chauve d’un homme crachant vers le ciel à travers l’œil ses déchets tantôt une multiplicité de volcan à la surface de la terre.
L’homme a perdu sa tête, l’homme a perdu la tête, Breton disait en 1935 « Une tête, une tête on sait bien ce que sait qu’une tête », deux ans avant le 31 mars 1933 s’ouvraient les portes de l’enfer, les portes du camp d’extermination de Dachau. Insondable légèreté de l’intelligence parisienne face à la gravité du temps.
Déïcide, parricide, infanticide régicide sont déjà des vieux mots apparus entre le XIV ET le XVe siècle au moment ou l’on cherchait un nouveau centre du corps. Le mot de génocide apparaît au moment ou l’on perd la tête. En 1944.
Le mal ou le contraire. Pourquoi le contraire n’est pas nommé ?
Il n’est ni innommable, ni indicible, il n’est pas.