« L’amour en dehors de lui-même ne recherche rien, ni aucun profit.
Son profit c’est son simple exercice.
J’aime parce que j’aime.
J’aime à fin d’aimer.
C’est une grande chose que l’amour, si toutefois il revient à son principe, si, remonté à la source, il y puise toujours et s’en écoule inépuisablement ».
Saint Bernard (1091-1153), 83e sermon.
Ohne warumb.
Die Ros » ist ohn warumb / sie blühet weil sie blühet /
Sie achtt nicht jhrer selbst / fragt nicht ob man sie sihet.
Sans pourquoi.
La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit,
n’a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : suis-je regardée ?
Livre I 289 Angélius Sillesius ; Pèlerin chérubinique — « Cherubinischer Wandersmann »
Les sentences de « l’Errant chérubinique » sont paradoxales. Elles se composent de deux énoncés qui se confrontent ou s’opposent. Si Angelius Sillésius procède ainsi, c’est que la réalité est paradoxale, Dieu, l’Homme, la Sagesse ne semblent pas être ce qu’ils sont. L’Homme est trompé par les sens, sa pensée reste dans les limites d’une vision naïve du monde. Seuls un renversement, une conversion peuvent le sortir de cette impasse et faire accéder à une vision juste, celle qui conduit au silence de la Déité.
Angellius Sillésius brise pour surprendre et réveiller. Étonnamment nous attribuons à Dieu des valeurs et des fonctionnements humains. Nous, Homme, poursuivons sans cesse des buts, alors nous imaginons que la divinité procède ainsi, sans comprendre que le monde se déploie devant nous « sans raison. »
Nous pensons à un Dieu qui veut la perfection d’Êtres, les guides, les sermonne, les encourage au bien. Le Dieu d’Angélus Sillésius Sillésius est sans volonté, sans désir et manifeste l’univers, sans nécessité.
Les Êtres et les choses obéissent au principe de causalité, ils sont le produit d’une cause, seuls l’Être, le Monde, la Lumière sont sans « raison », sans causalité. Ils surgissent parce qu’ils surgissent, coruscation, fiat. Comme la rose ils sont sans pourquoi.
Seuls les Êtres et les choses qui ont une forme existent pour nous. Alors Dieu aussi est un tel être, il possède une existence.
Dieu « est », il n’existe pas.
Dieu « est » seulement, il n’aime ni ne vit
comme on le dit de toi de moi et de toutes
Livre II, 55
À chaque limite de l’étendue que l’on imagine, on peut ajouter une limite plus grande encore, ainsi nous sommes face à un impossible infini, parce qu’inimaginable et connu comme unique infini possible. De même nous vivons dans une temporalité et nous imaginons l’éternité comme un temps très long, un temps qui ne finit pas, un temps infini.
Pour Dieu tout est présent.
Il n’y a ni après pour Dieu ;
Ce qui arrivera demain existe de toute éternité en son essence.
Livre II 182.
Pourquoi : réfection de porquei, purgei, résulte de la soudure de pour quoi, pur quei.
Le mot se concentre d’abord comme interrogatif direct ou indirect. Son emploi en fonction du pronom relatif au sens de pour lequel, laquelle est sortie d’usage.
Le un pourquoi est employé comme nom invariable au sens de cause, motif, puis désigne le mot la cause, la raison d’une chose.
Le latin quare nous dit par quoi ? Par quel moyen ? Pourquoi ? Pour quelle raison ?
Cur est un adverbe interrogatif direct pourquoi ? Quid est cur, quelle raison y a-t-il pour que ?
« Pourquoi il y a plus tôt quelque chose que rien ».
Ce qui est important dans cette citation de Leibniz est le « plutôt que », « le rien est plus simple, plus facile que quelque chose ».
Pour n’avoir rien, il faut déjà avoir fait ou eu quelque chose, ce que j’avais, puis par l’imagination le retirer. Vous n’avez jamais rien eu sans avoir eu quelque chose.
Parménide dit, « il est » ; « il ne peut ne pas être » (sans savoir quoi ou qui d’ailleurs) ainsi s’il y a de l’Être on évite la question du rien, il n’y a pas de « plutôt que », parce qu’il y a l’Être.
L’Être n’aurait pas pu naître du non-être parce que rien ne peut naître de rien. Vient la question « pourquoi », que l’on pose de deux façons. Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? Après tout il y aurait pu ne rien y avoir, il aurait du ne rien y avoir, s’il n’y avait pas eu quelque chose, un acte créateur par exemple, quelque chose qui fait que du néant surgit l’Être. L’autre façon de poser la question c’est de ne pas la poser, c’est-à-dire de poser « qu’est qu’il y a ? »
Dans le Sophiste, Platon renverse la négation, le non-être c’est l’Autre. A n’est pas B, donc B est inexistant, ou on dit que B est autre que A. Pour Parménide l’Être est, il est impossible qu’il ne soit pas, donc c’est l’autre, c’est la relation d’incompatibilité A n’est pas B.
Il n’y a pas d’emblée de pourquoi radical, il y a d’abord un pourquoi j’existe, c’est à dire de la contingence, j’aurais pu ne pas exister et de proche en proche le monde aurait pu ne pas exister. Ce pourquoi est né du fondement théologique, pour Leibniz « le rien est plus simple que quelque chose », le rien précède ce quelque chose, donc plutôt que quelque chose il eut été plus simple qu’il n’y ait rien, comme si initialement il n’y avait rien et qu’il eut fallu quelque chose pour qu’il y ait quelque chose, ce quelque chose c’est Dieu, pour Leibniz. C’est à dire un Être à propos duquel ne se pose pas la question de savoir pourquoi il est parce qu’il est par essence, alors que le monde est contingent.
La question est belle, parce sans prise. Si l’on suppose qu’il y a une prise on se contre dit, c’est à dire que toutes réponses données à la question pourquoi rien plutôt que quelque chose, on répond parce que ceci parce que cela. Dès lors que l’on imagine une réponse, elle est immédiatement soumise à la question pourquoi ? De même que la réponse théologique est impuissante, je dis Dieu a causé le monde, mais pourquoi Dieu plutôt que rien. Chaque prise demande la justification d’un pourquoi qu’il lui est antérieur. La question n’admet pas de réponse, car elle les réfute toutes a priori
Platon dit le bien est au-delà de l’Être.
Τὸν ἥλιον τοῖς ὁρωμένοις οὐ μόνον οἶμαι τὴν τοῦ ὁρᾶσθαι δύναμιν παρέχειν φήσεις, ἀλλὰ καὶ τὴν γένεσιν καὶ αὔξην καὶ τροφήν, οὐ γένεσιν αὐτὸν ὄντα.
Πῶς γάρ;
Καὶ τοῖς γιγνωσκομένοις τοίνυν μὴ μόνον τὸ γιγνώσκεσθαι φάναι ὑπὸ τοῦ ἀγαθοῦ παρεῖναι, ἀλλὰ καὶ τὸ εἶναί τε καὶ τὴν οὐσίαν ὑπ » ἐκείνου αὐτοῖς προσεῖναι, οὐκ οὐσίας ὄντος τοῦ ἀγαθοῦ, ἀλλ’ ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος. 0
Le soleil donne aux objets la capacité d’être vus, mais il est aussi capable d’apporter la genèse, bien qu’il ne soit pas genèse lui-même. Il en va de même pour les objets connaissables, ils tiennent du bien la faculté d’être vus, mais aussi leur existence et leur essence, « quoique que le bien ne soit pas essence, mais quelque chose qui dépasse de loin l’essence en majesté et en puissance ».
Platon la république Livre 6 509B
Pourquoi quelque chose ne devient pas premier. Il y a quelque chose de plus radical, le bien antérieur à l’Être, il existe parce que c’est bien qu’il existe. Le bien avant l’Être est ce qui rend raison de l’Être. On peut dire ce qui est avant l’Être et on dépasse alors la rationalité.
Alors deux théories, la théorie inégalitaire, la théorie du repos, il n’y a pas de cause au repos, il y a une cause au mouvement. Il y a des faits explicables et d’autres qui servent à expliquer les précédents.
La théorie égalitaire dit qu’il n’y a pas de principe premier pour répondre à la question.
Qu’est ce que je pose à propos d’une fleur ? Pourquoi pas une rose ? Je me pose la question à propos d’un événement et non pas à propos d’une chose. Pourquoi une rose dans le jardin ? J’interprète le pourquoi il y a-t-il dans le sens pourquoi quelqu’un a mis la fleur, je suppose qu’il c’est passé quelque chose un événement. Le pourquoi le, il y a-t-il de l’Être de la rose remonte à l’événement, je l’interprète dans le sens non de pourquoi il y a-t-il ? Pourquoi ça existe ? Mais pourquoi cela s’est mis à exister ? Le pourquoi porte sur des événements, non des choses. Quand je réponds, je trouve une cause. La cause entraîne un effet parce qu’un événement en entraîne un autre, s’opposent alors chose et événement. Quand je veux rendre raison d’une chose qui est, je ne vais pas remonter à l’événement qui l’a apporté, je serais dans une raison théologique. Pourquoi il y a-t-il quelque chose comme si la chose qu’il y avait, avait été apportée par un un événement, comme si quelqu’un avait apporté cette chose.
La question de l’existence a deux sens, selon que j’interprète l’existence comme le fait que ça existe ou que j’interprète l’existence comme acte, à savoir l’événement de se mettre à exister. Quand je dis pourquoi, je dis implicitement pourquoi ça s’est mis à être. Je mets du mouvement dans une question qui tend à figer les choses. Je suppose le rien et je suppose un passage à l’existence. Je fais comme si l’existence était l’événement de se mettre à exister, comme si cela relevait de la causalité. Il y a là un croisement de deux questions ; la question de la causalité, qui est toujours posé par un pourquoi et quand il y a un pourquoi je suis renvoyé à quelque chose, ce qu’on appelle l’altérisation. À parce que B, B parce que C on ne peut pas répondre A parce que A.
Mais on peut aussi répondre pour A, parce qu’elle est A, la question du pourquoi devient la question de qu’est-ce que. Autre façon de poser la question de l’Être.
Dans cette question il y a un croisement de ces deux questions indépendantes et c’est pour cela qu’il n’y a pas de réponse. Soit je rends compte par autre chose, soit je rends compte par elle même. Il y a insolubilité parce qu’il y a deux exigences contraires. Je veux de la cause et je ne veux pas de la cause parce que je veux rendre compte de la chose par elle même. Croisement du pourquoi et du qu’est-ce que. Le rien supposerait être la cause absolue de tout ce qui est.
Le pourquoi ordinaire manifeste des interrogations multiples et variées ; cause, motif, but, raison... Nous satisfaisons sur la question d’un état X si on nous répond par un autre état Y de telle sorte que nous estimons savoir pourquoi X si nous connaissons Y. Ce à propos de quoi se pose le pourquoi, ce peut être un état des choses, la rose est fleurie. Mais pas des choses elles-mêmes, « la rose est sans pourquoi ». Si l’on savait ce qu’est une rose, on saurait qu’elle fleurit, qu’elle se fane, toutes les déterminations seraient incluses dans le savoir de ce qu’elle est. Ainsi on ne répond pas au pourquoi, mais au qu’est-ce que.
Si l’on répond au pourquoi alors c’est n’est plus la chose rose qui est interrogée, mais l’événement pourquoi « fleurir » pourquoi « faner » ?
Pourquoi interroge un monde d’événements et non un monde de choses. Le « qu’est-ce que » conduit à l’ipséité des choses, le pourquoi à la régression à l’infini des événements. Le pourquoi devient une série infinie d’événements enchaînés, causés les uns par les autres tel que jamais un événement premier ne puisse l’achever. Une chose peut être seule une chose est d’autant plus une chose qu’elle est indépendante des autres. Un événement unique indépendant des autres événements du monde n’est pas un événement il est une chose. Un événement fait partie d’une chaîne de causalité infinie. Inachèvement qui constitue la perfection du pourquoi. Expliquer pourquoi c’est être infiniment renvoyé à autre chose. C’est finalement ne jamais donner le pourquoi. Soit cet infini est linéaire et il est inparcourable, soit il est circulaire, et ce n’est rien démontrer.
Ou s’arrêter ? Il faut pour s’arrêter trouver un premier élément. Cet élément est le principe, ou une «Ἐν ἀρχῇ». Un principe indémontrable connu par lui même. Le savoir de tous les énoncés dépend du savoir d’autres énoncés sauf le savoir du premier qui ne tient qu’à lui même. Tout ne peut pas être déduit, mais tout peut être su. Le principe est sans pourquoi. Ainsi la série des causes s’arrête à la cause non causée la « causa sui », la première cause est sans pourquoi, le pourquoi est interdit ou impossible.
La nécessité de la régression à l’infini des causes vient du pourquoi, la limite de la régression relève du qu’est-ce que. Pourtant l’arrêt de cette régression n’a rien de nécessaire. Dans le monde du pourquoi où tout être, est par un autre, rien n’est par soi ce qu’il est. Le verbe être ne signifie pas est le même que (qu’est-ce que), mais « est par autre chose que ».
Le principe de raison énonce ce qui constitue sa propre limite ce qui est paradoxal. Il faut autre chose pour qu’il y ait telle chose, sinon elle ne serait pas, mais il faut s’arrêter quelque part en un principe, « un principe de la raison suffisante », il ne faut donc pas autre chose sinon rien ne serait. Le principe du pourquoi, transcendant s’oppose à l’horizontalité du pourquoi de la suite infinie des causes. À la série immanente des pourquoi se superpose la série verticale des principes. Quelque chose est bien sans raison dans son principe, mais rien n’empêche de demander pourquoi elle est sans raison ce qui conduit à une alternative elle-même infinie.
Toute métaphysique prétend qu’il est possible d’apporter une raison pour que les choses soient ainsi plutôt qu’autrement : certaines entités doivent nécessairement exister en raison de ce qu’elles sont. Est aussi bien métaphysique, en ce sens, la prétention à démontrer l’existence d’un dieu nécessaire que le fait de soutenir la nécessité des lois naturelles de notre monde ou de n’importe quel autre type d’entité.
Poser « pourquoi nous plutôt que rien ? » était une réponse possible à la question de Leibniz ?
Avant de se demander si on peut répondre à la question, formulée par Leibniz, de savoir , il y aurait lieu de se demander pourquoi l’on se pose une telle question. D’une façon générale, pourquoi demande-t-on pourquoi ? Pourquoi toute explication, physique, métaphysique et même théologique (car pourquoi Dieu, s’il existe, ne pourrait-il pas s’interroger sur sa propre existence ?), nous laisse-t-elle sur notre faim ? Pourquoi veut-on comme une explication de l’explication, à laquelle on donnera divers noms, comme le fondement ou la raison suffisante, tout en continuant de se demander s’il ne faudrait pas pousser encore plus loin son effort, s’il n’y aurait pas lieu de s’interroger sur la valeur de l’explication de son explication : le fondement trouvé n’aurait-il pas lui-même besoin d’un fondement ? Où la raison dite suffisante est-elle vraiment suffisante ?
Prenons garde de ne pas confondre ce besoin quasi irrépressible d’aller toujours plus loin dans la recherche des fondements ou des raisons avec la nécessité de remonter d’un effet à sa cause, puis de sa cause, prise elle-même comme un fait, à sa propre cause et ainsi indéfiniment sans pouvoir légitimement s’arrêter. Est-ce à dire que l’on aurait recours à des fondements ou à des raisons, que l’on voudrait ultimes, pour mettre fin à cette régression dans l’ordre de la causalité ? Le penser, comme Aristote dans sa Physique, ce serait se tromper du tout au tout : ce n’est pas pour arrêter quoi que ce soit que l’on s’interroge sur un processus naturel et a fortiori sur la Nature dans son ensemble. Ce que l’on veut comprendre, c’est précisément pourquoi l’on n’est jamais content, non seulement de la régression interminable des effets aux causes, mais également de la découverte des raisons ou des fondements censés nous faire comprendre la nécessité de cette régression indéfinie.
La question dont nous étions partis (pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ?) insistait, il est vrai, moins sur l’existence même de la Nature et de sa supposée raison d’être que sur la supposée raison qui permettrait qu’il n’y ait pas de Nature du tout. Comme nous faisons partie, ainsi que nous l’avons rappelé, de la Nature, la question est donc de savoir ce qui permettrait qu’il n’y ait pas non plus de questionneur du tout. Cette idée d’un néant en quelque sorte généralisé est sans doute l’idée la plus contradictoire qui soit, puisqu’elle implique, à côté du néant, la persistance d’un questionneur.
C’est comme ceux qui rêvent d’assister à leurs propres funérailles.
Une vie sans fin, c’est-à-dire tout à la fois sans terme et sans finalité ne pourrait qu’être angoissante ou ennuyeuse, car que pourrait-on encore véritablement désirer si le temps ne nous était plus mesuré ? Dira-t-on qu’une vie immortelle ne serait pas nécessairement une vie qui se poursuivrait indéfiniment, mais qu’elle pourrait être une vie qui nous laisserait dans un état fixe et immuable, c’est-à-dire dans un état qui serait exclusif du moindre changement et qui n’aurait donc plus rien apparemment de temporel ? Mais cet état, que l’on désigne en général du mot d’éternité, est-il, pour un Être, simplement possible ?
En termes plus philosophiques, nous dirions, contre tous ceux qui opposent le fini à l’infini que rien n’est sans doute plus illusoire que de penser qu’il existe une autre grandeur, disons même une autre valeur que celle qui peut être liée à la finitude de chacune de nos vies. Certes, la vie n’ayant par elle-même aucun sens ou du moins un sens qui nous échappe, il n’est pas absurde de vouloir la quitter, mais il n’est pas non plus absurde de penser son absurdité. Il s’agit, en somme, de revenir à la conception grecque de l’infini, lequel, par opposition à l’étrange conception chrétienne d’un infini qualitatif, était synonyme d’imperfection.
Mais alors ne nous sommes nous pas trompés de pourquoi ? Pourquoi, comme recherche des causes, jusqu’à la remonter à la source , « la causa sui ». Le pourquoi s’entend aussi comme finalité.
Pourquoi, pour quelle raison ; dans quelle intention ; pour quelle cause ; pour quelle chose ? Quoi, vient du latin quid qui dit quelle chose ?
La question de savoir si l’univers a eu une origine digne de ce nom reste ouverte, personne n’est en mesure de démontrer scientifiquement qu’il a eu une origine originelle et personne ne peut démontrer le contraire à savoir qu’il n’en a pas eu.
L’origine est ce par quoi une chose a commencé. Pourtant ouvrant un dictionnaire on s’aperçoit qu’elle s’acoquine avec d’autres entrées ; création, cause, commencement, formation, genèse, fondement... L’appellation d’origine n’est pas toujours bien contrôlée.
Origine peut désigner la source au-delà de laquelle remonter n’a plus de sens, une origine chronologiquement première et absolument créatrice et distincte de tout ce qu’elle a produit et précédée, en un mot transcendante.
Leibniz a formulé le canon de la question dans les Principes de la nature et de la grâce (1714). Toutefois sa solution est déjà esquissée dans deux opuscules antérieurs, « Sur les vérités premières » (1689) et les « Vingt-quatre thèses métaphysiques » (1697). Cette solution est fondée sur le fameux principe de raison suffisante : nihil est sine ratione, rien n’arrive sans raison, ou, selon une autre formulation : il n’y a pas d’effet sans cause. Donc, s’il y a quelque chose, il y a une raison pour laquelle il y a quelque chose. Cette cause doit être un Être réel et nécessaire, car autrement il faudrait qu’il ait lui-même une cause : « cet Être est ainsi la raison dernière de l’existence des choses et on l’appelle ordinairement du seul nom de Dieu. »
Le monde peut se résumer à une simple ligne, au-dessus de celle-ci de chiffres symbolisant des quantités impensables, ces chiffres désignent des dates. Origine de l’univers, 13, 5 milliards d’années, 4,45 milliards d’années formation de la terre, 3,5 milliards d’années origine de la vie terrestre, 2 millions d’années origine de l’homme, 5000 ans apparition de l’écriture.
La science expérimentale est aujourd’hui capable de produire des énoncés concernant des événements antérieurs à l’avènement de la vie comme de la conscience. Ces énoncés consistent en la datation d’objet plus ancien que toutes formes de vie sur terre.
La question qui nous intéresse est alors la suivante : de quoi parlent les astrophysiciens, les géologues, ou les paléontologues lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de formation de la terre, de la date de surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, de la date de surgissement de l’homme lui-même ? Comment saisir le sens d’un énoncé scientifique portant explicitement sur une donné du monde posé comme antérieur à l’émergence de la pensée et même de la vie — c’est-à-dire posée comme antérieure à toute forme humaine de rapport au monde ? Comment penser le sens d’un discours qui fait du rapport au monde — vivant ou pensant — un fait inscrit dans une temporalité au sein de laquelle ce rapport n’est qu’un événement parmi les autres — inscrit dans une succession dont il n’est qu’un jalon et non une origine ? Comment peut-on penser de tels énoncés ?
Vaudrait il dire qu’il n’a pas de sens à soutenir que les qualités inhérentes à la présence d’un vivant — couleur, pas longueur d’onde, chaleur et non-température, odeur et non-réaction chimique — à soutenir donc, que ces qualités étaient présentes au moment de l’acréation de la Terre, voir de ce que l’on nomme l’univers, le monde, le quelque chose de Leibniz. Car ces qualités représentent les modes de relation d’un vivant à son environnement, et ne peuvent être pertinentes pour décrire un événement antérieur à toute forme de vie recensée et même incompatible avec l’existence d’un vivant.
Comment alors que l’être n’est pas coextensif à la manifestation puisqu’il s’est produit dans le passé des événements ne se manifestant pour personne. Ce qui est a précédé dans le temps la manifestation de ce qui est. La pensée est en mesure de penser l’émergence de la manifestation dans l’Être et de penser l’être en un temps antérieur à la manifestation.
Un monde n’a de sens que comme donné à un être vivant ou pensant.
Par transcendant, entendons ce avec quoi ne peut être établi aucun rapport de commensurabilité. Être transcendant signifie au sens strict, « n’avoir aucune commune mesure avec » ou encore « être absolument incommensurable à ».
Être égale ou être supérieur ne signifie rien en soi, mais seulement un rapport à un autre terme. Être transcendant ne signifie rien en soi si non qu’un rapport, qui a ceci de particulier : un rapport d’incommensurabilité est paradoxalement une absence de mise en rapport.
Par monde, entendons tout ce qui peut être mis sous la proposition « il y a quelque chose plutôt que rien ». Toute modalité de rapport implique un terme auquel elle renvoie, telle sera ici la fonction du monde. Ainsi pouvoir dire que ce quelque que chose peut être moi, et dire « il y a moi plutôt que rien ».
Peut-on rendre compte de tout ce qui est au monde à partir du monde seulement ? Ou bien le monde porte-t-il la trace de « quelque chose » dont il n’est pas en mesure de rendre compte à partir de lui-même ? Le monde se suffit-il à lui même ? Quelque chose qui soit d’un ordre autre que tout ce qui peut être mis sous la proposition « il y a plutôt quelque chose plutôt que rien ».
Nous pouvons reprendre toute la proposition en prenant le terme moi en place du terme monde.
Peut-on rendre compte de tout ce qui est moi à partir de moi seulement ? Ou bien moi porte-t-il la trace de « quelque chose » dont il n’est pas en mesure de rendre compte à partir de lui-même. Moi se suffit-il à lui même ? Quelque chose qui soit d’un ordre autre que tout ce qui peut être mis sous la proposition il y a plutôt moi plutôt que rien.
Se demander si le monde ou moi porte la trace d’une transcendance revient à s’interroger sur la suffisance ontologique à soi du monde.
Au sens strict, être créé signifie bien ne pas porter en soi le fondement suffisant de sa propre existence. L’idée d’un monde créé s’oppose en ce sens à celle d’un cosmos qui porterait en lui-même son propre fondement. On confond la question de la création du monde (ou de soi) avec l’origine de son existence. La création s’en trouve de fait placé dans un rapport d’antériorité — logique et chronologique — par rapport à l’existence du monde. (de la même façon monde remplacer par moi, peut l’être par nous, les Êtres humains, les Êtres vivants) puisque l’existence du monde est envisagée comme le résultat d’un acte créateur.
Être créé c’est ne pas pouvoir rendre compte de son existence à partir de soi seulement, ne pas « se suffire » entièrement à soi-même, ne pas porter en soi le fondement suffisant de sa propre existence.
Voilà qui découle de ce qui précède : à partir du moment où l’on délie la question de la création de celle de l’origine de l’existence d’un Être, on peut très bien concevoir qu’un être devienne créé sans qu’il le soit nécessairement dès l’origine. Un Être peut être créé à partir du moment où il ne porte plus en lui même son propre fondement suffisant, passant de la suffisance à l’insuffisance à soi, il passe du même coup du statut d’incréé à celui de créé. Par créé il faut entendre, non pas ce qui, à l’origine, a été porté à l’être par un être infiniment supérieur, mais simplement ce à quoi fait défaut la partie autosuffisante de l’incréé.
Un monde ou « moi » parfaitement suffisant à moi deviendrait créé si, à un instant donné, il n’était plus en mesure de rendre compte de son existence à partir de lui même. Si « quelque chose » qui n’est pas de l’ordre du monde, une transcendance surgissait du monde, il deviendrait de ce fait créé puisqu’il ne serait plus en mesure de rendre compte de lui même à partir de lui-même seulement.
La création, de soi, peut donc à tout instant survenir à un monde incréé : elle signifie la rupture de son incréation, la privation de son autosuffisance, autrement dit le surgissement en lui, en moi, de « quelque chose » dont il ou je ne suis pas en mesure de rendre compte à partir de lui-même ou de moi même.
Ce surgissement peut se nommer l’altérité, ou plus encore l’altérité radicale, l’autre, le tout autre celui qui n’est pas moi ni en moi.
Les vers oubliés de Sophocle dans Œdipe Roi reprennent vie sous nos yeux « Je suis né de ceux de qui je n’aurais pas dû naître, je vis avec ceux avec qui je ne devais pas vivre, et ceux dont ma vie m’était sacrée, je les ai tués de ma main ».
Parcourons le récit de l’incomparable aventure humaine de la culture, où savoir est aussi pouvoir, l’homme a « maintenant beaucoup cheminé, il est là. Il est nous ». Pascal, nous l’a bien dit : « toute la suite des hommes depuis le cours de temps de siècles est comme un seul homme qui vit toujours et qui apprend continuellement. » L’homme est, par conséquent devenu savant ». Or puisque « le savoir est pouvoir l’homme de se rendre comme maître et possesseur de la nature » selon une citation combinée de Bacon et de Descartes, il est incroyablement puissant. Et pourtant il est l’homme qui tressaille et qui désire, qui craint et qui espère, qui embrasse et qui rejette, l’animal de vérité épris de beauté et de symboles, l’être à la poursuite de ses intérêts et déployant toute la gamme de ses performances cognitives, telles qu’en lui-même depuis si longtemps.
La question dont nous étions partis (pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ?) insistait, il est vrai, moins sur l’existence même de la Nature et de sa supposée raison d’être que sur la supposée raison qui permettrait qu’il n’y ait pas de Nature du tout. Comme nous faisons partie, ainsi que nous l’avons rappelé, de la Nature, la question est donc de savoir ce qui permettrait qu’il n’y ait pas non plus de questionneur du tout. Cette idée d’un néant en quelque sorte généralisé est sans doute l’idée la plus contradictoire qui soit, puisqu’elle implique, à côté du néant, la persistance d’un questionneur (c’est l’un des arguments utilisés par Bergson dans sa critique de l’idée de néant : « Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif, encore qu’involontaire et inconscient, je me suis déjà ressuscité moi-même » [L’Évolution créatrice, chap. IV]. C’est comme ceux qui rêvent d’assister à leurs propres funérailles. Quand on est mort, on ne pense pas qu’on est mort. De même, s’il n’y avait rien plutôt que quelque chose, on ne saurait le penser. Sans doute insistera-t-on, en reconnaissant que le néant est impensable, mais qu’il aurait pu être, en quelque sorte, plutôt que de n’être pas, c’est-à-dire qu’inversant la question [pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ?], on ne se demandera pourquoi il n’y aurait pas eu à jamais du néant plutôt que de l’être.
Cette hypothèse fait secrètement appel à l’idée de contingence, celle-là même qui devrait rendre possible, sinon nécessaire l’explication de la Nature, censée alors être contingente, par un dieu transcendant, censé, lui, être nécessaire et n’avoir pas besoin d’explication : c’est ce qu’on appelle la preuve cosmologique ou encore la preuve a contingentia mundi].
Finalement, s’il n’y a pas à se demander pourquoi il y a de l’être plutôt que rien, c’est parce que l’Être, dont nous faisons provisoirement partie, est infini, nécessairement infini. Seul un être vivant, qui ne peut qu’être fini en tant qu’il a une unité propre, peut être interrogé sur sa raison d’être, mais comme il est, lui, contingent, qu’il aurait effectivement pu ne pas être, qu’il est parvenu par hasard à l’existence, le hasard étant défini comme absence de fin, d’intention et non pas comme absence de cause, il n’a pas vraiment de raison d’être, alors même qu’il trouve dans l’Être, comme nous l’avons dit, le fondement de son être, c’est-à-dire non pas la justification de son être, mais simplement, comme nous l’avons également dit, ce qui en constitue, par opposition à sa forme unitaire et éphémère, la nature même, étant entendu que de l’unité qui fait qu’un être est ce qu’il est, c’est-à-dire sa manière d’être, sa manière de former un tout qui empêche que son existence soit réduite à une apparence sans consistance, à une sorte d’illusion, il faut pourtant dire qu’elle n’a, en elle-même aucune réalité ontologique. Autrement dit, l’Être, en tant qu’infini, n’a pas plus à être fondé sur autre chose, ou sur quelqu’un conçu comme un dieu créateur, censé être lui-même sans fondement que justifié de la nécessité de son être par quelque raison trop humaine, tandis qu’un être, en tant que fini, a bien un fondement qu’il trouve dans la Nature, tout en étant sans raison d’être, comme la Nature, mais pour une tout autre raison, voire pour une raison contraire, puisque c’est parce qu’il aurait très bien pu, lui, ne pas être du tout.
L’affaire la plus importante de la philosophie n’est pas l’Être, mais le Peut – Être. Car le PeutÊtre conjugue en lui le cœur véritable de toute ontologie, et l’aspiration la plus profonde de l’éthique.
Il n’y a plus de Tout-autre, la transcendance, il n’y a que de l’Encore. La pensée de l’immanence – Nietzsche où Spinoza – est une pensée non de la finitude, mais de l’immortalité considérée comme perpétuation sans fin de la vie présente, c’est parce que la seule acceptation véritable de l’ici – bas consiste à supporter son prolongement à l’infini. Seul celui qui peut supporter l’idée de cette seule et même vie reconduite sans limites, sans espoir d’en sortir par l’au-delà ou le Néant, fait l’expérience d’une immanence radicale.
L’expérience de l’immanence exige de penser un devenir dans lequel la vie ne s’ouvre plus qu’à elle-même, sans espoir d’y échapper pour un ailleurs qui lui serait incommensurable. L’immanence, c’est la transcendance devenue impossible faute de finitude.
Ainsi le « pourquoi nous plutôt que rien ? » implique que chacun de nous [moi] ne pouvons que faire partie d’un tout qui ne porte plus le nom de quelque chose ou de Monde, mais d’Humanité. Humanité ayant une fin.
Là je vous laisse vous interroger sur le sens que nous pouvons [car nous sommes nous] donner à ce mot ; Fin.
M fellion
PSAUME
Personne ne nous repétrira de terre et de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.
Loué sois-tu, Personne.
Pour l’amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.
Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, la
rose de personne.
Avec
le style clair d’âme,
l’étamine désert-des-cieux,
la couronne rouge
du mot de pourpre que nous chantions
au-dessus, au-dessus de
l’épine.
Paul Celan. La rose de personne.
Bibliographie :
Pèlerin chérubinique — « Cherubinischer Wandersmann », éd. bilingue d ' Henri Plard, Paris, Aubier, « Classiques étrangers », 1946, 384 p.
Le Pèlerin chérubique, éd. bilingue en alexandrins d’Eugène Susini, PUF, Paris, 1964, 2 tomes, 470 p. et 260 p.
Le Pèlerin chérubinique, trad. de Camille Jordens, Éditions du Cerf : Edition Albin Michel , Paris, 1994, 404 p.
Le Voyageur chérubinique ou épigrammes et maximes spirituelles pour conduire à la contemplation de Dieu, trad. de Maël Renouard, Payot & Rivages, Paris, 2004, 507 p.
Leibniz, De l’origine radicale de toutes choses [1697], trad., Hatier, 1984.
Principes de la Nature et de la Grâce. (1740) GF Flammarion 2009.
Arthur Schopenhauer, De la quadruple racine du principe de raison suffisante [1813], trad., Vrin.
Heidegger, Le principe de raison [1956], trad., Gallimard, coll. Tel.
Quentin Meillasoux ; Après la finitude, Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2006 [préface de Alain Badiou].
Francis Wolff ; Dire le monde, Paris, P.U.F., 1997, réédition complétée collection "Quadrige", 2004
Direction et édition de Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Presses Universitaires de France, avril 2007, collection « Les rencontres de Normal’Sup ».
M fellion.