Voici l'enregistrements du "café-philo" au café Laurent du 14 mai 2013,
présenté par Raphaël Prudencio dont le thème de réflexion fut:
"Se connaître est-ce une illusion?"
Ecoutez 19'36.
Bibliographie:
Paolo D'Ioro: Le voyage de Nietzche à Sorrente. Ed CNRS 2013
Ralph Waldo Emmerson: La confiance en soi et autres essais. Ed Rivages poches 2000.
Jules de Gaultier: La fiction universelle. Ed du Sandre 2010.
Nicoas Grimaldi: Les théorèmes du moi. Ed Grasset 2013.
Pierre Hadot: Exercices spirituels et Philosophie antique. Ed Albin Michel 2002.
Philippe le Jeune: Le pacte autobiograpiphique. Ed du Seuil 1975
Michel de Montaigne: Les essais. Ed Folio Gallimard.
François Taillandier: Aragon (1897); Quel est celui qu'on prend pour moi? Ed Fayard 1997
Blaise Pascal: Pensée: Livre de poche 1974.
Herman Melville: Moby Dick, traduction Lionel Menasché, Jeanne -Marie Santaud et Henriette Guex-Rolle.GF Flammarion 2012
Gandhi, Sentence en prose.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Phénoménologie de l'esprit. GF Flammarion 2012
Platon: Le charmide. Garnier Flammarion Philosophie 2004.
Aristote: Ethique à Nicomaque. Garnier Flammarion Philosophie.
Spinoza: Léthique. Folio Essais 1994.
Ruwen Ogien: La faiblesse de la volonté. Puf 1993
Commentaire.
Je me permet de commencer mon propos en notant que la question pose en elle même un problème de grammaire. Le « soi », comment le soi peut se connaître lui-même. Les théories de la connaissance posant toutes comme postulat qu’il faut trois éléments un sujet, un objet et une structure. Là le sujet se confond avec l’objet ainsi nulle théorie de la connaissance ne peut s’appliquer.
« Connais-toi toi même » est une injonction donnée par le dieu du temple, Apollon. Mais elle ne donne pas la méthode, comment se connaître soi-même.
Se connaître ; fait penser ou associer connaissance de soi, c’est-à-dire le savoir qu’une personne à sur elle-même, en termes psychologique ou spirituel. La connaissance de soi est particulière dans la mesure où l’objet de connaissance et le sujet qui veut connaître sont confondus, il est juge et parti. Si je veux que cette connaissance soit conséquente, elle rend impérative la recherche exigeante de l’objectivité.
Pascal écrit ; « Il faut se connaître soi-même quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela sert au moins à régler sa vie. Il n’y a rien de plus juste. » En revanche Anatole France écrit dans « Petit Pierre » ; « Je tiens la connaissance de soi comme une source de soucis, d’inquiétude et de tourments. Je me suis fréquenté le moins possible.
« Comment peut-on apprendre à se connaître soi-même ? Par la méditation, jamais, mais par l’action ? » Gandhi, Sentence en prose.
La question de la connaissance de soi renvoie avant tout sur ce qu’il faut considérer comme le soi.
Que suis je en tant qu’humain ? (dans le cosmos).
Que suis je en tant qu’être inscrit dans l’histoire ?
Qu’en est-il de mon caractère ?
Qui sais je de la résultante de mes déterminations ?
Soi pose un problème Sui, Nose te ipsum. Soi se rapporte à on ou il, comme moi se rapporte à je. Soi indique un rapport du sujet avec lui même. Appliqué à la personne le terme renvoi à l’individu, à la distinction de celui-ci ou à la conscience qu’il peut avoir de lui-même. Soi en grammaire est un pronom réfléchi de la troisième personne indéfini. Question comment l’indéfini peut-il se connaître lui-même. Herman Meleville, dans Moby Dick commence sont texte par ;
« Call me Ishmael. Some years ago — never mind how long precisely — having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. »
Il demande au lecteur de nommer le narrateur, de le définir afin que l’action puisse se dérouler au futur.
Comment pouvons-nous nous connaître, comment pouvons-nous savoir ce que nous savons ? La connaissance est un problème dès que l’on s’attarde à interroger ce qu’elle représente. Elle est un problème qui exige des théories, sauf à sombrer dans le scepticisme ce qui consisterait à dire que la seule connaissance qui soit certaine, consiste à dire qu’aucune connaissance n’est certaine.
Pour qu’une théorie de la connaissance soit envisageable, il faut au moins distinguer le sujet qui connaît et l’objet à connaître, ce qui pour la connaissance de soi par soi pose problème. Il faut donc qu’une expérience cognitive minimale soit faite au terme de laquelle le sujet a du éprouver la résistance de l’objet, ce que l’on pourrait appeler la récalcitrante du monde extérieur. Il faut sentir que le monde extérieur n’est pas nous, il est différent de nous et on se trouve ainsi déniaisé sur cette disposition à connaître la réalité. Pour songer qu’il est utile et même nécessaire de fonder une histoire de la connaissance, il faut faire l’expérience d’une séparation qui consacre la révélation du doute comme celle que Hegel décrit dans le premier chapitre de « La phénoménologie de l’esprit » ; la conscience qui s’éprouve d’abord dans ce que Hegel appelle la certitude sensible, c’est-à-dire la conviction que les sens ne nous trompent pas. On vient vite à désespérer d’elle même en découvrant l’extrême précarité du savoir et donc se résout à la réflexion théorique à résoudre son pouvoir de connaître.
L’objet ce n’est pas moi, l’objet à une réalité propre il est autonome. J’aie ma réalité, comment puis je le connaître alors qu’il n’est pas moi ? Comment qui est En soi, peut-il devenir pour moi ?
Intervient la notion de représentation. Il faut ainsi essayer de neutraliser l’espace qui sépare le sujet de l’objet. C’est la théorie de l’unité du grand tout, l’unité cosmique du grand un, théorie de l’expérience mystique. Le grand Un confusionnant.
Assumons la rupture entre le sujet qui connaît et l’objet qui gagne à être connu (pour nous c’est accepté d’être le propre objet de notre connaissance). La connaissance quant à la définir minimalement est la mise en relation d’un sujet et d’un objet par le truchement d’une structure opératoire. Piaget appelle cela le processus cognitif. Chaque fois que l’on énonce une proposition traduisant un savoir, le sujet, l’objet et la structure se trouvent mobilisés.
Les structures peuvent appartenir soi au sujet, soit à l’objet soit au deux soit exclusivement à leur relation ou bien ces structures peuvent ne relever ni de l’un ni de l’autre ; à chaque localisation de la structure correspond une théorie de la connaissance ; idéalisme, empirisme, constructivisme, structuralisme ou encore et l’idéalisme de type platonicien.
Pour Descartes, Leibniz, Hulme connaître c’est croire. Pour Kant connaître c’est se construire. Cette idée que la connaissance n’est que le résultat de l’enregistrement dans le sujet d’information déjà organisée dans le monde se trouve dans le Théétète de Platon. C’est l’idée que les dispositions du sujet méconnaissant proviennent de l’action des objets qui s’exerce sur lui, la théorie de l’esprit seau.
L’invention peut avoir valeur d’introspection, elle en dit plus de choses sur nous que sur ce qu’elle veut d’écrire du monde.
Mais on peut dire que la raison donne librement les idées de la théorie. Les concepts sont librement inventés et ne peuvent être déduits a priori. La raison est libre, non contrainte par la psychologie ou le fonctionnement de notre cerveau. Sans expérience, l’homme est capable de découvrir par la pensée seule les propriétés des objets réels.
En faisant référence à Socrate via Platon « connais-toi toi-même », l’ἀπόφθεγμα, apóphthegma (précepte, sentence) apophtegme gravé au fronton du temple de Delphes, c’est, selon le Charmide de Platon, le plus ancien des trois préceptes qui furent gravés sur le fronton du temple de Delphes. Γνῶθι σεαυτόν, Nosce te ipsum en latin, « Connais-toi toi-même » assigne à l’homme le devoir de prendre conscience de sa propre mesure sans tenter de rivaliser avec les dieux.
La finalité de cette interrogation est dira Hegel, « Platon fait de la conscience intérieure, l’instance de la vérité et donc de décision. » La décision prend là toute son importance.
Que dit Le Charmide, il nomme celui qui dit l’injonction le dieu du temple dans lequel on s’apprête à entrer, Apollon.
« [...] J’irais presque jusqu’à dire que cette même chose, se connaître soi-même est tempérance, d’accord en cela avec l’auteur de l’inscription de Delphes. Je m’imagine que cette inscription a été placée au fronton comme un salut du dieu aux arrivants, au lieu du salut ordinaire “réjouis-toi”, comme si cette dernière formule n’était pas bonne et qu’on dût s’exhorter les uns les autres, non pas à se réjouir, mais à être sages. C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription à tout homme qui entre, il dit, en réalité : “Sois tempéré.” Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car “Connais-toi toi-même” et “Sois tempéré”, c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien. Mais on peut s’y tromper : c’est le cas, je crois, de ceux qui ont fait graver les inscriptions postérieures : “Rien de trop” et “Cautionner, c’est se ruiner.” »
Platon, Charmide,164 d
Finalement, au lieu d’être inatteignable, l’Esprit est réclamé comme se trouvant dans l’homme lui-même. Une variante souvent reprise de nos jours, mais d’origine incertaine, ajoute : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Cette variante moderne semble inviter à la recherche de connaissances supérieures par l’introspection alors que les auteurs anciens comme Porphyre de Tyr voyaient plutôt dans la citation d’origine une invitation à l’humilité et à la tempérance :
« Quel est le sens, quel est l’auteur du précepte sacré qui est inscrit sur le temple d’Apollon, et qui dit à celui qui vient implorer le Dieu : Connais-toi toi-même ? Il signifie, ce semble, que l’homme qui s’ignore lui-même ne saurait rendre au Dieu des hommages convenables ni en obtenir ce qu’il implore. »
— Porphyre, Traité sur le précepte connais-toi toi-même.
« Connais-toi toi même » est une injonction donnée par le dieu du temple, Apollon. Mais elle ne donne pas la méthode, comment se connaître soi-même. Cette connaissance doit passer par un maître. La question fut soulevée, mais pas fouillée. La deuxième interrogation est la finalité d’une telle connaissance, se connaître oui, mais pourquoi ?
La réponse est, me semble-t-il, toujours chez Platon.
Là, la philosophie devient intéressante, car deux écoles font s’affronter Platon, Socrate d’un côté Aristote de l’autre. Socrate ; se connaître permet la connaissance de ce qui est juste plus précisément d’une action juste.
Se connaître c’est pouvoir agir dans l’action juste, ce qui conduit à deux interrogations qu’est-ce qu’agir et qu’est-ce qu’agir justement. Je ne le peux, que me connaissant.
Dans un dialogue de Platon, le Protagoras, Socrate demande précisément comment il est possible à la fois de juger que A est la meilleure action à faire, et de faire cependant autre chose que A ?
Dans ce dialogue, Socrate affirme que ἀκρασία, l’akrasie est un concept moral illogique, en soutenant que « personne ne se porte volontairement au mal » (358d). La thèse socratique se veut donc résolument l’antithèse des arguments du sophiste Calliclès — tel qu’il apparaît dans le dialogue Gorgias —, qui faisait un éloge de l’incontinence, ou plus précisément peut-être de l’intempérance.
Selon Socrate, la science « à l’intérieur de l’homme » ne saurait être dominée par les passions. Un homme qui a la connaissance vraie du bien et du mal ne peut pas mal agir.
« T’en fais-tu la même idée, c’est-à-dire juges-tu qu’elle est une belle chose, capable de commander à l’homme, et que lorsqu’un homme a la connaissance du bien et du mal, rien ne peut le vaincre et le forcer à faire autre chose que ce que la science lui ordonne, et que l’intelligence est pour l’homme une ressource qui suffit à tout ?
— Je pense de la science tout ce que tu en dis, Socrate, répondit-il, et il serait honteux à moi plus qu’à tout autre de ne pas reconnaître que la sagesse et la science sont ce qu’il y a de plus fort parmi toutes les choses humaines. »
Et pourtant, ajoute Protagoras, la plupart des hommes admettent que l’on puisse « connaître ce qui est le meilleur et ne pas le faire, bien qu’on le puisse, et faire le contraire. »
Socrate encourage alors Protagoras à réfléchir avec lui sur ce phénomène qui semble consister à être « vaincu », et « à ne pas faire ce que l’on connaît être le meilleur. »
« Il n’est pas dans la nature de l’homme de se résoudre à chercher ce qu’il croit mal », Socrate examine la nature du courage. Le courageux est celui qui fait ce qu’il estime bon. Car, comme il a été dit, personne ne se résout à chercher ce qu’il croit mal.
Mais voilà que Aristote dans le livre VII de l’Éthique à Nicomaque, et l’on voit qu’il ne s’agit pas de moral, mais d’éthique, critique la position de Platon.
Aristote s’oppose à Platon sur le terrain de l’acquisition de la connaissance, inclut la connaissance de soi.
Chacun sait que certaines personnes agissent mal en connaissance de cause. Aristote se propose donc de prendre au sérieux ce paradoxe et de ne pas le rejeter. Certains socratiques affirmaient que celui qui semble mal agir en connaissance de cause ne possède pas une science véritable, ceux qui professent une opinion sont tout aussi convaincus par cette opinion que ceux qui en ont la science.
Pour faire simple, la connaissance de soi permet de réaliser ou non des actes. Parfois, nous ne commettons pas d’acte à cause de ce que l’on nomme la faiblesse de la pensée. Pour Socrate il suffit de savoir (la connaissance) ce qui est juste pour agir de façon juste. La connaissance du juste suffit à entraîner l’action juste. Aristote conteste cette position, la connaissance du juste ne suffit pas à causer l’action juste. Je peux savoir ce qui est juste et même l’approuver de tout mon cœur et pourtant ne rien faire qui aille en ce sens. Il y a des obstacles à la délibération, au passage de la pensée juste à l’action juste. Par exemple l’emprise des passions ce qui chez Spinoza deviendra l’emprise des affects. On peut en effet posséder la connaissance dans un sens et ne pas la posséder en un autre, « comme dans le cas de l’homme endormi, du fou ou de l’homme ivre ». Or cet état est justement celui de ceux qui sont sous l’emprise de la passion. Leur état corporel se trouve modifié, sous l’emprise des passions comme la colère, l’appétit sexuel, de la même manière que l’état corporel de l’homme endormi, du fou, de l’homme ivre est modifié.
Si ces personnes peuvent énoncer la science, connaissance dans un tel état, elles sont comme des personnes qui ont appris par cœur des démonstrations sans les comprendre. Pour posséder la science, il faut encore l’intégrer à sa nature, et cela demande du temps.
On est semble-t-il amené logiquement à la conclusion que Socrate cherchait à établir : en effet, ce n’est pas en la présence de ce qui est considéré comme la science au sens propre que se produit la passion dont il s’agit, pas plus que ce n’est la vraie science qui est tiraillée par la passion, mais c’est lorsqu’est présente la connaissance sensible.
La sagesse (phronesis) est de l’ordre de l’action, et l’action a rapport aux choses singulières. La connaissance en acte déclenche l’action.
Mais il peut se trouver un frein au déclenchement de l’action, akrasie. L’incontinence dans l’action, tous ces obstacles ont donné le nom de faiblesse de la volonté. On a toutes les raisons de résister, on a tous les atouts pour le faire, mais parce qu’il y une résistance à la résistance on ne passe pas à l’acte. C’est toujours à l’encontre d’une opinion vraie et non d’un savoir véritable que nous agissons dans l’incontinence (dans le sens philosophique et non médical).
En effet, la volonté s’oppose, en principe, aux pulsions naturelles et aux désirs spontanés, auxquels elle nous permet de résister (par exemple, lorsqu’on désire dormir, mais qu’on veut d’abord finir un travail). Toutefois, en pratique, il est fréquent qu’elle n’ait pas la force suffisante pour y parvenir (par exemple, lorsqu’on veut arrêter de fumer, mais qu’on cède quand même au désir de fumer). C’est le problème de la « faiblesse de la volonté », akrasie. Lorsque nous agissons à l’encontre de ce que nous considérons pourtant comme le meilleur choix. Ce problème pose la question des rapports entre la volonté et le désir, ou encore aussi entre la raison et les émotions : l’homme est-il gouverné par sa raison, lucide et réfléchie, comme il aime à le croire, ou bien ne peut-il s’empêcher d’obéir à ses émotions et à ses désirs, ce qui porterait atteinte à la « dignité » et même à la liberté auxquelles il prétend ?
Paul le dit en trois phrases :
7-19:Οὐ γὰρ ὃ θέλω, ποιῶ ἀγαθόν: ἀλλ’ ὃ οὐ θέλω κακόν, τοῦτο πράσσω.
7-20: Εἰ δὲ ὃ οὐ θέλω ἐγώ, τοῦτο ποιῶ, οὐκέτι ἐγὼ κατεργάζομαι αὐτό, ἀλλ’ ἡ οἰκοῦσα ἐν ἐμοὶ ἁμαρτία.
7-21 :Εὑρίσκω ἄρα τὸν νόμον τῷ θέλοντι ἐμοὶ ποιεῖν τὸ καλόν, ὅτι ἐμοὶ τὸ κακὸν παράκειται.
7-19 : Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.
7-20 : Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi.
7-21 : Je trouve donc en moi cette loi : quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi.
Épître aux Romains (7, 18-20)
Cet extrait de l’Épître aux Romains de Paul est juste là pour montrer le passage d’une pensée hébreu à une pensée grecque.
Puis la philosophie moderne, latine apparue avec Spinoza nous dit.
Comment « voir le meilleur et l’approuver sans faire le pire » ?
L’éthique, en général, peut être définie comme la recherche du bien par un raisonnement conscient. Cette définition insiste sur son caractère théorique : il s’agit de « voir le meilleur et de l’approuver ». Effectivement, « rien n’étant plus pratique qu’une bonne théorie » Poincaré (c’est la théorie de la connaissance dont j’aie parlé), cette démarche est nécessaire pour adopter une vision du monde cohérente à laquelle se référer dans son existence et pouvoir y avancer d’un pas plus assuré. Il faut aussi être en mesure d’appliquer concrètement la théorie développée pour, cette fois, éviter de « faire le pire ». C’est tout l’éternel problème de l’akrasie, la faiblesse de la volonté, qui est exprimée dans ce célèbre vers d’Ovide : « Je vois le meilleur et je l’approuve et pourtant je fais le pire », repris à deux endroits par Spinoza dans la quatrième partie de l’Éthique dans sa préface et dans le scolie de sa proposition 17 :
« His me causam ostendisse credo cur homines opinione magis quam vera ratione commoveantur et cur vera boni et mali cognitio animi commotiones excitet et sæpe omni libidinis generi cedat ; unde illud poetæ natum : video meliora proboque, deteriora sequor. Quod idem etiam Ecclesiastes in mente habuisse videtur cum dixit : qui auget scientiam, auget dolorem. Atque hæc non eum in finem dico ut inde concludam præstabilius esse ignorare quam scire vel quod stulto intelligens in moderandis affectibus nihil intersit sed ideo quia necesse est nostræ naturæ tam potentiam quam impotentiam noscere ut determinare possimus quid ratio in moderandis affectibus possit et quid non possit et in hac parte de sola humana impotentia me acturum dixi. Nam de rationis in affectus potentia separatim agere constitui. »
« Je crois avoir montré par ce qui précède la cause pourquoi les hommes sont plus émus par l’opinion que par la Raison vraie, et pourquoi la connaissance vraie du bon et du mauvais excite des émotions dans l’âme et le cède souvent à tout genre d’appétit sensuel d’où ce mot du Poète : je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire [1]. L’Ecclésiaste paraît avoir eu la même pensée en disant : qui accroît sa science accroît sa douleur. Et si je dis cela, ce n’est pas en vue d’en conclure que l’ignorance vaut mieux que la science ou qu’entre un sot et un homme d’entendement il n’y ait aucune différence en ce qui touche le gouvernement des affections ; c’est parce qu’il est nécessaire de connaître tant l’impuissance que la puissance de notre nature, afin que nous puissions déterminer ce que peut la Raison et ce qu’elle ne peut pas pour le gouvernement des affections ; et, j’ai dit que dans cette Partie je traiterai seulement de l’impuissance de l’homme. Car j’ai résolu de traiter séparément de la puissance de la Raison sur les affections. «
C’est en effet dans cette quatrième partie, après avoir développé dans les parties précédentes les cadres théoriques que sont l’ontologie, l’anthropologie et la psychologie, que Spinoza étudie le problème existentiel pratique de l’homme, à savoir sa servitude vis-à-vis de ses passions, son akrasie. Cette quatrième partie est constituée de deux sous-parties : la première, jusque-là proposition 17, examine les causes de cette servitude (pourquoi « fais-je le pire » ?), tandis que la seconde, allant de la proposition 19 à la proposition 73 est dévolue à la recherche de l’utile et du nuisible à l’homme du point de vue de son essence « voir le meilleur et l’approuver », l’appendice résumant, en 32 « chapitres », les découvertes de cette seconde sous-partie sous forme de « préceptes rationnels ». Ces derniers exposent donc « la connaissance vraie du bon et du mauvais » pour l’homme.
Mais à quoi bon cette connaissance « livresque » ? La proposition 14 de cette même partie n’affirme-t-elle pas :
« La connaissance vraie du bon et du mauvais, ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun sentiment » ?
Spinoza en est évidemment conscient. D’ailleurs, le scolie de la proposition 17, qui commente les propositions 14 à 17, en plus de citer le vers d’Ovide, y ajoute l’aphorisme de L’Eccliaste : « qui accroît sa science, accroît sa douleur ». Cette autre formulation de l’akrasie pose dans toute sa nudité le risque encouru par l’entreprise même de l’Éthique : exposer un savoir « voir le meilleur et l’approuver » et courir le risque de faire souffrir l’homme d’autant plus qu’il serait incapable de l’appliquer « faire le pire ». À quoi servirait à l’homme la connaissance du « souverain bien » dévoilée par l’Éthique si elle ne lui fournissait pas aussi les moyens d’y accéder, sinon à le faire souffrir encore plus du fait de lui avoir rendu cette inaccessibilité consciente ?
Si l’Éthique s’était arrêtée à la quatrième partie, elle serait restée un exposé de la conscience de la servitude humaine et aurait manqué de nous en libérer. Heureusement, une véritable pratique de cette libération, de la possibilité de « voir le meilleur et l’approuver » et, à tout le moins, d’éviter de « faire le pire », mais aussi de « faire ce meilleur », est fournie dans la cinquième partie.
Cet article et le suivant sont un développement de la pratique proposée par le scolie de la proposition 20 de Ethique V.
Pratique du scolie de la proposition 20 de la cinquième partie de l’Éthique.
« Mais pour que ce pouvoir de l’âme sur les passions soit mieux compris, il est important de faire avant tout cette observation, que nous donnons à nos passions le nom de grandes passions dans deux cas différents : le premier, quand nous comparons la passion d’un l’homme à celle d’un autre l’homme, et que nous voyons l’un des deux plus fortement agité que l’autre par la même passion ; la seconde, quand nous comparons deux passions d’une seule et même personne, et que nous reconnaissons qu’elle est plus fortement affectée ou remuée par l’une que par l’autre. La force d’une passion en effet (par la Propos. 5, part. 4) est déterminée par le rapport de la puissance de sa cause extérieure avec notre puissance propre. Or, la puissance de l’âme se détermine uniquement par le degré de connaissance qu’elle possède, et son impuissance ou sa passivité par la seule privation de connaissance, c’est-à-dire par ce qui fait qu’elle a des idées inadéquates ; d’où il résulte que l’âme qui pâtit le plus, c’est l’âme qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées inadéquates, de telle sorte qu’elle se distingue bien plus par ses affections passives que par les actions qu’elle effectue ; et au contraire, l’âme qui agit le plus, c’est celle qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées adéquates (le telle sorte qu’elle se distingue bien plus [pouvant d’ailleurs renfermer autant d’idées inadéquates que celles dont nous venons de parler] par les idées qui dépendent de la vertu de l’homme que par celles qui marquent son impuissance. Il faut remarquer en outre que les inquiétudes de l’âme et tous ses maux tirent leur origine de l’amour excessif qui l’attache à des choses sujettes à mille variations et dont la possession durable est impossible. Personne, en effet, n’a d’inquiétude ou d’anxiété que pour un objet qu’il aime, et les injures, les soupçons, les inimitiés n’ont pas d’autre source que cet amour qui nous enflamme pour des objets que nous ne pouvons réellement posséder avec plénitude. Et tout cela doit nous faire comprendre aisément ce que peut sur nos passions une connaissance claire et distincte, surtout, ce troisième genre de connaissance [voyez le Scol. de la Propos. 47, part. 2) dont le fondement est la connaissance même de Dieu ; car si cette connaissance ne détruit pas absolument nos passions, comme passions [voyez la Propos. 3, et le Scol. de la Propos. 4], elle fait du moins que les passions ne constituent que la plus petite partie de notre âme [voyez la Propos. 14]. De plus elle fait naître en nous l’amour d’un objet immuable et éternel [voyez la Propos. 15], que nous possédons véritablement et avec plénitude [voyez la Propos. 45, part. 2) ; et cet amour épuré ne peut dès lors être souillé de ce triste mélange de vices que l’amour amène ordinairement avec soi ; il peut prendre des accroissements toujours nouveaux [par, la Propos. 15], occuper la plus grande partie de l’âme [par la Propos. 16) et s’y déployer avec étendue. Les réflexions qui précèdent terminent ce que j’avais dessein de dire sur la vie présente. Chacun, en effet, pourra reconnaître que j’ai embrassé en peu de mots tous les remèdes qui conviennent aux passions, comme je l’ai dit au commencement de ce Scolie, s’il veut bien faire attention tout ensemble à ce Scolie lui-même et à la Définition de l’âme et de ses passions, ainsi qu’aux Propositions 1 et 3, part. 3. Le moment est donc venu de traiter de ce qui regarde la durée de l’âme considérée sans relation avec le corps. »
Rappelons d’abord qu’une passion est une affection du corps et, en même temps, l’idée confuse de cette affection.
Remémorons-nous comment s’enchaînent causes extérieures et passions : jeté dans l’existence, l’homme va rencontrer des choses extérieures qui vont provoquer en lui, soit une augmentation de sa puissance d’être ou d’agir, c’est-à-dire de la joie, soit une diminution de cette puissance, c’est-à-dire de la tristesse. Par après, l’imagination de ces choses, c’est-à-dire la considération de ces choses comme présentes, va réactualiser cette joie ou cette tristesse, cette fois accompagnée de l’idée de ces choses, c’est-à-dire que l’homme va éprouver de l’amour ou de la haine pour elles, l’amour étant défini comme la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure, la haine comme la tristesse accompagnée de cette idée. Dès lors, il va aussi éprouver le désir, soit de s’en rapprocher ou de se les approprier, en cas d’amour, soit de s’en éloigner ou de les détruire, en cas de haine.
Schématiquement, par exemple dans le cas d’une offense que nous estimons subir suite à un acte ou une parole :
Rencontre avec cet acte ou cette parole → tristesse accompagnée de la chose offensante → haine envers cette chose → colère, désir de vengeance…
Comment y parvenir, sachant [Eth IV, Prop. 14) que « la connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun sentiment »… mais « elle ne le peut qu’en tant qu’elle est considérée comme un sentiment » ? Comme, par ailleurs [Eth IV, Prop. 27) « Nous ne savons avec certitude rien qui soit bon ou mauvais, sinon ce qui conduit réellement à comprendre, ou ce qui peut empêcher que nous comprenions », on voit se dessiner, dans les grandes lignes, une stratégie : il nous faudra partir de la connaissance vraie du bon et du mauvais, comme enseignée dans la quatrième partie de l’Ethique et résumée dans son appendice, et lui conférer suffisamment de force affective pour lui permettre d’entrer en concurrence avec les passions. C’est tout l’objectif des vingt premières propositions de la cinquième partie de l’Ethique, condensées en cinq «remèdes aux sentiments, autrement dit tout ce que l’esprit, considéré en soi seul, peut contre les sentiments » dans le scolie de la proposition 20.
« La puissance de l’esprit sur les sentiments consiste donc : dans la connaissance même des sentiments… »
Qu’est-ce que « connaître » un sentiment ? Ce dernier est constitué d’une affection de notre corps due à la rencontre avec une cause extérieure, comme par exemple, la vue d’une caricature susceptible d’offenser certaines de nos convictions, en même temps qu’une idée confuse que l’esprit se forme de cette affection. Connaître un sentiment consiste à transformer cette idée confuse en idée adéquate, une idée claire et distincte comprenant les idées qui l’ont engendrée. Cette connaissance est, pour Spinoza, le remède le plus important :
« C’est donc à cela surtout que nous devons apporter nos soins, à connaître chaque sentiment, autant qu’il est possible, clairement et distinctement, afin que l’esprit soit déterminé par le sentiment à penser à ce qu’il perçoit clairement et distinctement et en quoi il trouve pleine satisfaction » [Proposition 4, scolie].
« Un sentiment qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte » [proposition 3].
Si nous parvenons à avoir une idée adéquate de l’affection corporelle provoquée par une cause extérieure, la tristesse, qui est une passion, est donc aussitôt détruite, de même que la haine et que le désir de destruction qui en est né.
Revenons à Emma Bovary. Après son mariage, elle éprouve une certaine haine et un désir de rejet de son mari :
« … Puis ses idées peu à peu se fixaient, et, assise sur le gazon, qu’elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait :
— Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?
Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils étaient sans doute, ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. »
L’idée confuse, tout en négation, qu’elle se fait de Charles provient de la comparaison qu’elle s’en fait avec les hommes idéaux dépeints dans ses lectures romantiques. Là se trouve l’idée adéquate de sa perception de son mari. Si Emma atteignait cette connaissance, automatiquement sa tristesse et son rejet de Charles disparaîtraient.
«… ce que nous imaginons conduire à la tristesse, nous nous efforçons de l’écarter ou de le détruire » [troisième partie, proposition 28]) ou si elle concerne des vérités considérées intangibles comme les celles que l’on croît révélées par une divinité. C’est pourquoi le cinquième remède, reprenant le scolie de la proposition 10, proposera une « droite méthode de vivre, aussi longtemps que nous n’avons pas une connaissance parfaite de nos sentiments ».
En effet, l’amour ou la haine sont constitués d’une joie ou d’une tristesse qu’accompagne l’imagination d’une cause extérieure. Si nous isolons la cause extérieure, le sentiment d’amour ou de haine envers cette cause est automatiquement détruit, ne laissant qu’une joie ou une tristesse sans objet, ce qui permet de détourner, en cas de haine, le désir de destruction de la cause.
Par exemple, l’amour qu’Emma Bovary croit éprouver pour Léon n’a rien à voir avec la personne même de celui-ci, mais est engendré par ses idéalisations romantiques. Elle le voit « grand, beau, suave », mais cela n’est qu’imagination. Réalisant cela, il lui serait facile de séparer son sentiment de joie de la cause extérieure qu’est Léon et donc de contrer cet amour qu’elle s’imagine éprouver.
MF le15 mai