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 Se sentir aimé est ce qui nous justifie d’exister…(Jean-Paul Sartre)  

 

   Cette belle affirmation attribuée à Sartre fait de l’amour un moyen de justifier l’existence. Or, derrière la beauté d’une formule qui a obtenu un grand succès populaire à l’image de ses nombreuses variantes musicales (cf « Si tu n’existais pas » de Joe Dassin) se cache une double ambiguïté  qui en fait tout l’intérêt philosophique. De prime abord, on peut déjà se demander en quoi l’amour justifie l’existence ? Ensuite, pourquoi Sartre privilégie t-il le fait de se sentir aimé au détriment du fait d’aimer autrui ? Ne s’agit-il pas là d’un simple aveu d’égoïsme déguisé sous de beaux oripeaux existentialistes ? En outre, n’est-il pas étrange de demander à l’amour une justification et à fortiori celle d’exister ? Bref, Sartre ne trahit-il pas là son propre narcissisme  projeté arbitrairement sur l’être humain en général ? Ne serait-il pas plus juste de dire que c’est le fait d’aimer autrui qui nous justifie d’exister ?  

 

   Affirmer que se sentir aimé est ce qui nous justifie d’exister présuppose que notre existence a besoin d’être justifiée, ce qui est loin d’aller de soi. Or ce présupposé constitue précisément l’originalité de la position existentialiste que défend Sartre. En effet, du point de vue existentiel sartrien, l’existence n’a aucun sens à priori, mais il appartient à l’homme de lui en donner un à postériori. Sartre a repris à son compte l’idée heideggerienne de la « Geworfenheit », à savoir le fait que l’être humain est jeté dans l’existence de manière absurde et aléatoire, un peu comme un sac de patate dans une cave ! Or, selon Sartre seul le sentiment d’être aimé serait à même de justifier une existence qui à priori est absurde. De fait, l’affirmation sartrienne est séduisante intellectuellement à plus d’un titre. Sur le plan psychologique, il est patent qu’un enfant qui ne s’est pas senti aimé développe généralement un mal de vivre à l’âge adulte avec parfois même des tendances suicidaires ! Sur le plan moral, le regard bienveillant d’autrui nous permet de prendre confiance en nous et favorise ainsi la réalisation de notre potentiel vital. En revanche sur le plan ontologique –qui est précisément celui qui intéresse le plus Sartre- son affirmation aboutit à une conséquence très paradoxale qu’on peut appeler métaphoriquement « le complexe de Dieu ». En effet, si l’on va jusqu’au bout du narcissisme implicite à la formule, on en arrive à la conclusion selon laquelle seul l’amour que nous porte l’autre permet de donner un sens à notre existence. Or, selon revient quasiment à dire qu’il faut tout faire pour obtenir cet amour, c’est-à-dire à s’ériger soi-même en Dieu. Dans sa lucidité Sartre a d’ailleurs pleinement pris conscience d’une telle conséquence car dans l’Etre et le Néant il n’a pas hésité à affirmer que toute conscience humaine aspirait à devenir Dieu ! 

 

   Si le fait de se sentir aimé nous justifie d’exister, ne peut-on dire que le fait d’aimer autrui le justifie d’exister ? Or, cette capacité que nous aurions de justifier l’existence d’autrui à travers l’amour que nous lui portons n’est-elle pas proprement de nature divine ? Tout se passe ainsi comme si l’amour que nous portons à autrui nous donnait le pouvoir de donner un sens à son existence. Contre Sartre qui semble prôner l’amour « égoïste », le philosophe Lévinas insiste sur la supériorité de l’amour altruiste. Pour lui c’est par l’amour que nous portons à l’autre que nous nous rendant digne d’être heureux et que par la même nous justifions notre existence. Quand il nous demande d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, le Christ concilie en fait le point de vue de Lévinas et celui de Sartre, car l’amour de soi et de l’autre sont liés. 

Alors pourquoi Sartre a-t-il privilégié la réception de l’amour au détriment de son émission ? N’est-il pas contradictoire pour un philosophe qui a clamé dans La Nausée que l’existence est de trop que de vouloir la justifier à travers un supplément d’amour ? Le « père » de l’existentialisme Kierkegaard n’a-t-il pas été plus conséquent en refusant l’amour que voulait lui donner tant de femmes ? Enfin, Sartre n’a-t-il pas inversé l’ordre logique des choses qui nous incite à déclarer que c’est le fait d’exister qui nous justifie d’aimer et non le contraire ?  

Jean-Luc Berlet

 

 

 

                               

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 

    

 

 

 

 

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