Morale du fort, morale du faible
Au préalable, tentons de définir la « morale ».
C’est le domaine du Bien et du Mal, contrairement à la logique qui est celui du Vrai et du Faux. La morale ne dit pas la vérité.
Elle se propose donc de déterminer quel est le Bien de l’homme. Elle a pu être attribuée à Dieu et elle est portée par une aspiration universaliste qui transcende les individus, les groupes d’appartenance, voire les époques et les cultures. De ce fait, elle a une dimension philosophique.
Dans l’usage courant du mot, la « morale » désigne les moyens de parvenir au Bien en question. Elle définit des valeurs, établit des règles de conduite pour un groupe social particulier ou pour chaque individu, à une époque donnée.
La morale (...) a pour tâche de comprendre et de décrire les formes diverses de l'expression de l'homme dans le cours des événements. Mais elle tend à juger cette diversité. Elle qualifiera ou elle disqualifiera telle ou telle attitude. Elle blâmera ou elle prescrira. En somme, elle réalise une sorte de stylistique de nos comportements. (G. Gusdorf, Traité de l'existence morale 1949)
Cette morale instrumentale n’est donc pas universelle mais relative. Elle n’est plus philosophique.
Ici, il s’agit de déterminer quel est le Bien de l’homme.
Nous savons qu’il n’y a pas une seule conception du Bien. Le « Bien » recherché peut être la liberté, l’égalité, la justice, le bonheur, la défense de ses intérêts, le plaisir, la perfection, etc. C’est l’homme qui choisit sa morale. Et le catalogue mis à sa disposition est impressionnant. Il y a les morales platonicienne, chrétienne, épicurienne, stoïcienne, spinoziste, kantienne, existentialiste, intuitionniste, utilitariste, communiste, libertaire, « traditionnelle »..., des morales de l'action, du devoir, du sentiment, du vouloir... La « morale » se fait doctrine, système.
Les deux morales proposées entraînent spontanément sur le terrain des affrontements politiques et des rapports de force.
Loin des universalismes abstraits, une morale relative peut se définir très pragmatiquement comme la rationalisation de ce qui nous arrange, et avoir pour but la sauvegarde d’un ordre social ou d’intérêts particuliers. Il y aurait donc des morales de classes, des morales individuelles à la carte. D’un point de vue marxiste, la prétendue « morale », avec l’idéologie, est définie par la classe dominante et représente pour les classes dominées une aliénation. Toute prétention à l’universel est donc illusoire et mensongère.
Cependant, la « morale du fort » et la « morale du faible » ne se posent pas en termes sociopolitiques ou idéologiques. S’il y a, dans le monde, des dominants et des dominés, et même des luttes de classes au sens classique, le sujet confronte deux philosophies différentes. Le « fort » n’est pas celui qui écrase le « faible » mais celui qui aspire à réaliser l’accomplissement de l’homme, tandis que le « faible » a pour objectif de se refuser à lui-même cet accomplissement. Pour ce sujet très nietzschéen, La Généalogie de la morale est ma référence, même si l’expression très libre de la pensée de Nietzsche y manque beaucoup de rigueur et se prête, comme chacun sait, à de graves contresens.
A la fin, dépassant l’opposition entre les deux morales, s’ouvre la perspective d’un au-delà de la notion de Bien et de la morale. Le fort a-t-il besoin de « vouloir » le Bien ? Nous ne sommes pas dans le relativisme mais au même niveau que le commandement « Tu ne tueras point » à valeur universelle.
Morale du fort, morale du faible avec Nietzsche.
Bergson propose une conception de la morale qui introduit rétrospectivement à Nietzsche :
Il y a une morale statique, qui existe en fait et à un moment donné, dans une société donnée, elle s'est fixée dans les moeurs, les idées, les institutions; son caractère obligatoire se ramène, en dernière analyse à l'exigence, par la nature, de la vie en commun. Il y a d'autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l'exigence sociale.
H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932
La raison créatrice de morale n’est plus l’exigence d’un ordre social mais la vie elle-même.
Nietzsche, mort en 1900, a vécu le moment historique d’une « crise des valeurs » européenne. « La foi en la morale, en toute morale, vacille », dit-il. Il entreprend de faire l’histoire de cette « terre inconnue » qu’est la morale pour « savoir quelle est véritablement l’origine de notre bien et de notre mal » et quelle valeur ont les jugements portés sur la dite morale.
Il trouve l’origine de la morale du fort chez les seigneurs. Loin de tout calcul d’utilité, « le sentiment de la noblesse et de la distance, (...) d’un habitus supérieur et impérieux face à un habitus inférieur » est le fruit d’une « âme supérieure », aristocratique, qu’il oppose à un « instinct de troupeau » attribué au peuple. Cette généalogie sociale balaye l’idéalisme platonicien ainsi que la démocratie égalitaire qu’il déteste.
Mais l’important pour nous est qu’il pose la question du but de la morale. Doit-elle générer chez l’homme force, plénitude, courage ou bien entraîner la dégénérescence de ses facultés ? Doit-elle lui apporter un développement ou un appauvrissement ?
Par exemple, le fort et le faible divergent dans leurs conceptions du bonheur. Les forts « ignorent, en tant qu’hommes faits, pleins de force, donc nécessairement actifs, la séparation entre action et bonheur » tandis que les faibles ont besoin de « méchants ennemis », d’un « mensonge » de bonheur décrit comme « narcose, hébétude, calme, paix, "sabbat", détente de l’esprit et décontraction du corps, bref comme passivité. »
L’idéal aristocratique promeut « l’individu souverain » « qui ne ressemble qu’à lui-même », « l’individu autonome supramoral », « homme de la volonté libre, personnelle et persévérante » qui exerce sa « puissance sur lui-même et sur la destinée », « qui ose réellement promettre », « se dit oui à lui-même avec fierté », assume sa « responsabilité » sans la culpabilité, prend des risques jusqu’à mettre en péril sa propre vie. Il a « une véritable conscience de la liberté et de la puissance, un sentiment d’accomplissement parfait de l’homme. » Nietzsche définit la volonté de puissance comme « l’essence de la vie », « l’instinct de liberté ».
Vue à travers le point de vue d’une morale du faible, cette morale du fort apparaît comme une transgression.
L’homme faible, quant à lui, est pétri de « mauvaise conscience » parce qu’il refoule son « instinct de liberté ». Il a appris à « avoir honte de tous ses instincts », se délecte dans la culpabilité, se fait souffrir en espérant y trouver le salut (« la foi dans le châtiment »), méprise et maltraite les autres en position d’infériorité, « sanctifie la vengeance sous le nom de justice », se veut « jusqu’à un certain point nécessaire, uniforme, conforme à ses semblables, régulier, et par suite prévisible », organise avec son « nihilisme administratif » la mise en ordre rationnelle, régulatrice et rentable de la société.
La morale du faible, c’est « dire non à la vie et à soi-même », « la volonté se tournant contre la vie ». Elle « dit non d’emblée à un "extérieur", à un "autrement", à un "non soi" », elle a besoin d’un « contre-monde », « son action est fondamentalement réaction ». L’homme faible revendique une « liberté de choix » qui n’est que « mensonge » et « mauvaise foi » car elle recouvre un souci d’auto-conservation et d’auto-affirmation, tout en se drapant des plus hautes vertus. Il éprouve méfiance et dégoût face à la vie, face à lui-même. « Nous souffrons de l’homme. Non pas de la peur ; mais plutôt de ce que nous n’avons plus rien à craindre de l’homme "apprivoisé" », qui a malgré tout la vanité de se prendre pour « le but, le sommet et le sens de l’Histoire, pour l’homme supérieur. » « Cessant de craindre l’homme, nous avons aussi perdu notre amour pour lui, notre vénération pour lui, l’espoir en lui et même la volonté qu’il advienne. La vision de l’homme n’est plus que fatigue – qu’est aujourd’hui le nihilisme sinon cela ?... Nous sommes fatigués de l’homme. »
Ce sont les prêtres (de toutes religions) qui ont opéré ce spectaculaire « renversement des valeurs ». De l’équation : « bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé de Dieu », on est passé à « l’impuissance » qui rend méchant et haineux. Le « bon » est devenu « un symptôme de recul, un danger, un égarement, un poison, un narcotique grâce auquel le présent [vit] au dépens de l’avenir. » En devenant « animal intéressant », en acquérant de la « profondeur », en se donnant des « idéaux », comme cet « amour nouveau » né de la religion judéo-chrétienne, l’homme est devenu « méchant ». Par la faute de cette morale, « vivisection de la conscience », nous sommes devenus impuissants à atteindre « la plus haute magnificence et splendeur [possible à l’homme] ». La morale, c’est « le danger des dangers. »
Nietzsche attribue la morale du faible au « ressentiment », quand le ressentiment du faible à l’égard du fort prend le dessus et lui inspire « la haine rentrée, la vengeance de l’impuissant », quand « tous ces instincts de l’homme sauvage, libre et nomade se retournent contre l’homme lui-même. » L’intelligence elle-même vient à l’homme faible par le ressentiment car elle est pour lui « une condition d’existence de première importance, tandis que, chez les hommes nobles, l’intelligence comporte plutôt une délicate saveur de luxe et de raffinement. »
On peut se demander quelle est la place de l’autre dans la morale du fort. Nietzsche aspire à « une espèce de méchanceté sublime, une ultime superbe de la connaissance, ressortissant à la grande santé, rien de moins précisément que cette grande santé » acquise dans l’esprit de conquête, l’aventure, le risque, en cherchant « l’air vif des sommets, des marches hivernales, de la glace et des cimes au propre et au figuré. » Son vitalisme pose question : si « la vie dans ses fonctions fondamentales procède par le préjudice, la violence, l’extorsion et la destruction », cette naturalisation de l’homme peut cautionner toutes les brutalités, y compris le nazisme.
Malgré tout, une éthique de l’autre me paraît induite par le « dire oui à soi-même » qui entraîne un dire oui au monde et à l’autre, contrairement, on l’a vu, au ressentiment qui provoque la haine. De plus, contre l’accusation d’élitisme ou de racisme social, la morale du fort peut être un universel : chacun d’entre nous peut l’adopter pourvu qu’il en ait le courage et s’en donne les moyens, individuellement dans sa vie personnelle et/ou collectivement par l’action politique.
La suite avec ou sans Nietzsche.
Marx, les marxistes, de quel côté se trouvent-ils ? Qu’est-ce qu’une révolution ? L’appropriation de la morale du maître par l’esclave qui veut devenir maître (morale du fort) ou bien l’élimination du maître par le ressentiment d’un esclave qui désire rester esclave (morale du faible) ?
Exemple de raisonnement illustrant la morale du faible :
En URSS, au moins, il n’y avait pas de chômage. Peu m’importe l’absence de liberté d’information, d’expression, de circulation, etc., ou qu’on enferme les esprits libres dans des Goulags. C’est peut-être même très bien, au fond, car un esprit libre me dominerait. Et puis, le reste du monde ne m’intéresse pas, ou me fait peur.
Mais une autre vision du projet marxiste de société sans classes est possible, et sans doute plus juste... : qu’il n’y ait plus ni maîtres ni esclaves, que tous les faibles adoptent la morale du fort.
Pendant le débat, on a évoqué les kamikazes. Concernant ceux d’aujourd’hui, inspirés par la haine absolue et le désir de destruction absolue de l’autre, ils sont pathétiquement aliénés à une morale du faible. Rien de commun avec les résistants anti-nazis qui pouvaient être germanophiles, « mourir sans haine pour le peuple allemand » (sans parler de leur programme politique !).
Exemple qui nous concerne directement : celui de la « gauche du non » au référendum sur le projet de traité constitutionnel européen en 2005. Morale du fort ou morale du faible ?...
Que faire de Freud et de la psychanalyse ? Celle-ci a comme projet, humaniste, de lutter contre la souffrance et de libérer l’individu de ses aliénations. Le sujet y advient par le manque d’Absolu (la fin du grand Autre), ce que j’appelle un « nihilisme du fort ». De même au plan collectif, privé par notre système laïc de Loi divine et de Vérité révélée, il adhère à des lois et à des valeurs qu’il a créées lui-même et qui sont toujours discutables. Le « nihilisme du faible » post-moderne consiste à se débarrasser de la vérité, du réel, des valeurs, à réduire la pensée à de l’esthétisme, de l’autisme ou de la décomposition mentale, à prendre le néant pour une métaphysique.
En fait, avec un individu « autonome supramoral » et la « spontanéité absolue de l’homme dans le bien et dans le mal », Nietzsche nous conduit au-delà de la morale. Le fort a-t-il besoin de vouloir le « Bien » ? Dans un second texte, « La "morale" entre transcendance et immanence », je propose, en toute modestie..., une autre généalogie de la morale qui explique le désir de durer de l’humanité par un désir de se « civiliser » et attribue le processus d’humanisation à autre chose que la fausse conscience d’une morale exclusivement transcendante.
La « morale » entre transcendance et immanence
Si je n’ai jamais tué personne, je ne crois pas le devoir au fait d’avoir simplement obéi à l’injonction morale de ne pas tuer. Si je suis un « animal moral », je ne crois pas le devoir à ma soumission passive à un dressage que l’on m’aurait arbitrairement imposé. Peut-être une injonction a-t-elle été nécessaire. Comme les zones troubles de la subconscience nous échappent, que peut-on savoir sur l’historique ? Mais je ne peux pas me satisfaire de l’hypothèse d’une morale transcendante qui m’aurait été donnée de l’extérieur sans savoir comment elle me détermine… ou non.
Au plan individuel, les innombrables situations qui créent l’impunité, guerre, révolution, rapport de force, loi du silence, sont autant d’occasions de se rappeler que la « morale » n’a pas été assimilée par tout le monde et qu’elle se limite parfois à un comportement de circonstance. Cependant, je ne vois pas comment attribuer à toute l’humanité le désir de durer simplement sur la base d’une lutte contre une violence autodestructrice qui serait, conformément à la vulgate freudienne, sa vérité première refoulée par le vernis de la civilisation. Si tel était le cas, cette violence l’aurait depuis longtemps épuisée, vaincue et balayée. Comment avons-nous pu survivre à celles du 20è siècle, sans parler de toutes les autres depuis l’aube de l’humanité ? Et puis, des commandements plaqués artificiellement sur de malignes forces obscures auraient-ils pu engendrer un tel foisonnement de cultures, cette extraordinaire puissance de création intellectuelle et spirituelle propre à l’être humain ? Notre surmoi serait-il génial à ce point ? C’est lui attribuer un pouvoir tel qu’il en deviendrait magicien, ou Dieu !
Ce n’est pas pour me rassurer ou me faire plaisir que je crois à d’autres principes, mais parce que je ne crois pas que l’on adhère à une « morale » sans la participation active, fût-elle inconsciente, d’un individu sujet. Le rôle nécessaire d’un autre transcendant étant admis, celui-ci n’est opérant que s’il rencontre un sujet, auquel il répond. Pour moi, celui-ci advient par ce que l’on nomme en Lacanie la fonction symbolique : il s’inscrit dans le langage, c’est la parole qui le fait naître et qui lui ouvre la porte vers l’autre, le projette dans le monde. J’explique ainsi qu’il ait le désir de se « civiliser » : non seulement parce que c’est nécessaire à sa survie - pour cela le besoin suffit -, mais parce que c’est dans le rapport à l’autre qu’il se construit et, mieux encore, qu’il y trouve un plaisir et une richesse. La morale transcendante fait oublier qu’un niveau suffisant de conscience de soi écarte la violence. Faire violence à l’autre, c’est d’abord se faire violence à soi, remettre en cause sa qualité de sujet avec ce que cela peut avoir comme conséquences. Je ne connais pas d’autre guide, personnellement, à tel point que je ne me souviens même pas d’avoir « voulu » le bien de qui que ce soit... S’il y a du jeu dans les rouages, une fragilité sans laquelle nous serions des machines et non des sujets, notre part irréductible de violence reste malgré tout seconde, et de plus en plus résiduelle.
Mais cet éveil à la « morale » n’est pas gagné d’avance. Il implique l’acceptation de la « loi », des limites, donc de renoncer à une jouissance, celle de la toute puissance, celle de la perversion du pouvoir sur l’autre. Par quoi passe donc l’EDUCATION, c’est-à-dire, contrairement au dressage, l’apprentissage des relations de sujet à sujet ? A la fois don de l’autre et don à l’autre, elle passe par l’amour, sans doute, mais aussi par autre chose. Par autre chose également que la rationalité, la « compréhension », l’acceptation raisonnée d’un ordre social nécessaire. Quant au modèle du contrat calculé et négocié, il me paraît franchement hors sujet. M’a-t-on jamais « expliqué » qu’il ne fallait pas tuer, torturer, etc. ? On me l’a signifié, sans doute, mais pourquoi l’ai-je accepté et intégré ? Et pourquoi ne m’est-il jamais venu un instant à l’esprit que cette injonction était discutable ? Finalement, j’en conclus que c’est un point d’irrationnel qui nous fonde et qui nous humanise, et que le rapport à l’autre originel passe par quelque chose de l’ordre de la pensée magique. La « révélation » religieuse ne fait sans doute que rejouer la première apparition de l’autre sous la forme d’un grand Autre.
Un impératif transcendant nous vole donc les fondements de notre « morale ». Il occulte le processus d’humanisation et nous laisse comme cadeau empoisonné une feuille de route balisée par le devoir, posé de l’extérieur, étranger au désir : obéir à la « nécessité », faire preuve de « volonté », lutter contre d’harassantes « forces du mal ». Au lieu de nous élever à un statut d’individu sujet, il nous abaisse au point de convergence, dans le religieux, entre humilité et humiliation. Ainsi, il pervertit notre qualité d’être par une fausse conscience, ou « mauvaise conscience » définie ainsi par Nietzsche dans La Généalogie de la morale :
« Il s’agit là d’une espèce de délire du vouloir dans la cruauté mentale, qui est absolument sans égale : la volonté de l’homme de se trouver coupable ou méprisable jusqu’à l’inexpiable, sa volonté de se juger châtié sans que le jugement puisse jamais équivaloir à la faute, sa volonté d’infecter et d’empoisonner l’ultime soubassement des choses au moyen du problème du châtiment et de la faute pour se couper à lui-même l’issue de ce labyrinthe des « idées fixes », sa volonté d’ériger un idéal - celui du « bon Dieu » -, afin d’acquérir devant Sa face la certitude tangible de son indignité absolue. » (trad. GF Flammarion)
De connivence avec la pensée religieuse, une part essentielle de la philosophie participe à cette aliénation. Alors, la présumée « liberté » du philosophe, non seulement ne lui est d’aucun secours, mais risque de le conduire à la catastrophe. Hypnotisé par ce qu’il a érigé en conscience critique indépassable, il est capable de conclure à son anéantissement. L’anéantissement - de soi, de l’humanité entière - est en effet une posture métaphysique possible, tout comme son opposée. Le rationalisme philosophique met face à l’absolue liberté de reconnaître que nous n’avons fondamentalement aucune raison d’être sur terre. Or, confrontée à ce nihilisme radical, une fausse conscience déterminée par tel ou tel impératif moral prétendu transcendant ne fait pas le poids. Pour survivre, on est condamné à ce que Sartre appelle la « mauvaise foi », qui consiste à s’attribuer un être qui n’est pas soi et auquel on fait semblant de croire. Mais cela tient-il la route ? « Je pense là ou je ne suis pas », d’après Lacan. Faut-il se leurrer sur la toute puissance de l’être pensant, la clarté de ses motivations et de ses intentions, sans parler de la valeur de ses actes ? Le choix de se civiliser ou de se détruire, s’il existe, n’est pas d’ordre philosophique. Et il n’y a pas lieu de le déplorer, bien au contraire, quand la philosophie conduit à de telles prophéties autoréalisatrices !
Alain Parquet juillet 2007
Commentaire
Comment se débarrasser de la morale ? (suite)
Dans le sujet très nietzschéen « Morale du fort, morale du faible », la morale du faible est dénoncée comme une pseudo-morale, un mensonge qui rabaisse l’homme au lieu de l’accomplir. Tel est mon point de vue. Mais le sujet suivant, « La "morale" entre transcendance et immanence », est inspiré par l’idée que l’on peut se passer de morale et donc s’en libérer. En lisant Comte-Sponville dans le petit livre Aimer désespérément (trois dialogues avec Marie de Solemne), je me découvre maintenant spinoziste... Pour Spinoza, le moteur de cette libération est l’amour. Quand l’amour est là, pas besoin de morale, de devoir, de commandements, d’impératifs, d’interdits... « Aime, et fais ce que tu veux », dit Saint-Augustin. On s’occupe de ses enfants par amour, et non par devoir. La morale, elle, nous dit : agis comme si tu aimais. La morale est un semblant d’amour.
L’amour est donc une raison très sérieuse de vouloir s’en débarrasser. Dommage que Nietzsche n’y ait pas pensé. Dans ces rencontres qui nous projettent hors des limites et de la contingence, il aurait pu trouver une alternative à la volonté de puissance comme essence de la vie et instinct de liberté. Mais l’amour est une notion très diverse, si dense, si opaque qu’elle peut se révéler encombrante comme une morale. Il y a éros, philia et aussi agapè, alourdi par la charité chrétienne, qui entraîne une confusion des genres entre amour et devoir et qui donne également envie de se débarrasser de l’amour...
Spinoza, quant à lui, place la barre très haut : « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée de sa cause. » Il dépasse donc le manque platonicien, son incomplétude, sa souffrance. C’est une morale immanente, une morale du fort, un peu surhumaine, héroïque, trop haute pour moi... Donc, j’éviterai aussi de me mentir avec elle. Pour tout dire, je crois beaucoup plus à l’amour manque, celui qui appelle tant de mots pour le nommer. (La langue arabe en a cent, cf. Les 100 Noms de l’Amour aux éd. Alternatives.)
Dans le second sujet, l’« amour » ne peut pas occuper ce point d’irrationnel que j’ai laissé non défini. Parler d’amour serait de l’interprétation, étiqueter un point de structure qui, comme la vérité, reste voilé. Au lieu d’opposer amour et devoir, j’oppose plutôt désir et volonté. Pour paraphraser Comte-Sponville, la volonté dit : agis comme si tu désirais ; la volonté est un semblant de désir ; quand le désir est là, pas besoin de volonté. En fait, la volonté présuppose le désir, mais on s’attribue en son nom qualités et vertus pour régenter nos actes.
Le désir n’est pas n’importe quoi, il ne se réduit pas à des pulsions ou à des caprices d’enfant-roi auxquels on l’assimile régulièrement pour le déprécier. Mais il n’est pas non plus transparent. Comment nous vient-il ? Dans le rapport à l’autre primordial, l’amour « maternel » et ses marques d’affection ne suffisent pas. C’est le don symbolique, parole, langage, sens, qui fait naître un individu-sujet. Ce don se caractérise par la gratuité et l’inconditionnalité, il est l’acte d’amour véritable, peut-être le « pur amour » dont nous gardons le souvenir dans la mesure où notre conscience de soi y a toujours accès.
Ainsi, plutôt que de l’attendre d’une personne réelle à qui il impose une exigence hors de portée, on peut parier qu’il a déjà été donné sans avoir eu à le demander... L’aporie de ma généalogie du sujet serait-elle finalement résolue ? C’est une question de mot. Il n’y a rien à démontrer, restent l’intuition ou la foi, que l’on ne choisit pas.
Alain Parquet 20 / 07/ 07