RAPPORT
À Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale
“ L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque ”.
RÉGIS DEBRAY
Février 2002
Plan général
I. Quels attendus ?
II. Quelles résistances ?
III. Quelles contraintes ?
IV. Quelle laïcité ?
V. Quelles recommandations ?
I Quels attendus ?
Apparent consensus. L’opinion française, dans sa majorité, approuve l’idée de renforcer l’étude du religieux dans l’École publique. Et pas seulement pour cause d’actualité traumatisante ou de mode intellectuelle. Dès les années 1980-1990, débouchant sur le rapport du recteur Joutard de 1989, les raisons de fond ont été maintes fois et sous divers angles développées qui militent, en profondeur, pour une approche raisonnée des religions comme faits de civilisation.
Argumentaire connu. C’est la menace de plus en plus sensible d’une déshérence collective, d’une rupture des chaînons de la mémoire nationale et européenne où le maillon manquant de l’information religieuse rend strictement incompréhensibles, voire sans intérêt, les tympans de Chartres, la Crucifixion du Tintoret, le Don Juan de Mozart, le Booz endormi de Victor Hugo, et la Semaine Sainte d’Aragon. C’est l’aplatissement, l’affadissement du quotidien environnant dès lors que la Trinité n’est plus qu’une station de métro, les jours fériés, les vacances de Pentecôte et l’année sabbatique, un hasard du calendrier. C’est l’angoisse d’un démembrement communautaire des solidarités civiques, auquel ne contribue pas peu l’ignorance où nous sommes du passé et des croyances de l’autre, grosse de clichés et de préjugés. C’est la recherche, à travers l’universalité du sacré avec ses interdits et ses permissions, d’un fonds de valeurs fédératrices, pour relayer en amont l’éducation civique et tempérer l’éclatement des repères comme la diversité, sans précédent pour nous, des appartenances religieuses dans un pays d’immigration heureusement ouvert sur le grand large.
Détresses patrimoniale, sociale, morale ? Montée des opacités, des désarrois et des intolérances, des mal-être et des errances ? À ces inquiétudes éprouvées par beaucoup, dont ce n’est pas le lieu d’apprécier ici la pertinence ou la portée, ajoutons une raison plus proprement pédagogique. L’effondrement ou l’érosion des anciens vecteurs de transmission que constituaient églises, familles, coutumes et civilités, reporte sur le service public de l’enseignement les tâches élémentaires d’orientation dans l’espace- temps que la société civile n’est plus en mesure d’assurer. Ce transfert de charge, ce changement de portage de la sphère privée vers l’école de tous, sont intervenus il y a une trentaine d’années, au moment même où les humanités classiques et les filières littéraires se voyaient désertées, où la prépondérance du visuel, la nouvelle démographie des établissements, ainsi qu’un certain technicisme formaliste dans l’approche scolaire des textes et des œuvres marginalisaient peu ou prou les anciennes disciplines du sens (littérature, philosophie, histoire, art). Malheureuse coïncidence qui ne facilitait rien.
“ L’inculture religieuse ” dont il est tant question (devant une Vierge de Botticelli, “ qui c’est cette meuf ? ”) ne constitue pas un sujet en soi. Elle est partie et effet, en aval, d’une “ inculture ” d’amont, d’une perte des codes de reconnaissance affectant tout uniment les savoirs, les savoir-vivre et les discernements, dont l'Éducation nationale, et pour cause, s'est avisée depuis longtemps, pour être en première ligne et devoir jour après jour colmater les brèches. Il ne s'agit donc pas de réserver au fait religieux un sort à part, en le dotant d'un privilège superlatif, mais de se doter de toutes les panoplies permettant à des collégiens et lycéens, par ailleurs dressés pour et par le tandem consommation-communication, de rester pleinement civilisés, en assurant leur droit au libre exercice du jugement. Le but n’est pas de remettre “ Dieu à l’école ” mais de prolonger l’itinéraire humain à voies multiples, pour autant que la continuité cumulative, qu’on appelle aussi culture, distingue notre espèce animale des autres, moins chanceuses. Traditions religieuses et avenir des Humanités sont embarqués sur le même bateau. On ne renforcera pas l’étude du religieux sans renforcer l’étude tout court.
Et c'est ici que l'histoire des religions peut prendre sa pleine pertinence éducative, comme moyen de raccorder le court au long terme, en retrouvant les enchaînements, les engendrements longs propres à l’humanitude, que tend à gommer la sphère audiovisuelle, apothéose répétitive de l’instant. Car ce que nous nommons, sans doute à tort, inculture chez les jeunes générations est une autre culture, qu'on peut définir comme une culture de l'extension. Elle donne la priorité à l'espace sur le temps, à l’immédiat sur la durée, tirant en cela la meilleure part des nouvelles offres technologiques (sampling et zapping, culte du direct et de l'immédiat, montage instantané et voyages ultra rapides). Élargissement vertigineux des horizons et rétrécissement drastique des chronologies. Contraction planétaire et pulvérisation du calendrier. On se délocalise aussi vite qu’on se “ déshistorise ”. Une antidote efficace à ce déséquilibre entre l’espace et le temps, les deux ancrages fondamentaux de tout état de civilisation, ne réside-t-elle pas dans la mise en évidence des généalogies et soutènements de l’actualité la plus brûlante ? Comment comprendre le 11 septembre 2001 sans remonter au wahhabisme, aux diverses filiations coraniques, et aux avatars du monothéisme ? Comment comprendre les déchirements yougoslaves sans remonter au schisme du filioque et aux anciennes partitions confessionnelles dans la zone balkanique ? Comment comprendre le jazz et le pasteur Luther King sans parler du protestantisme et de la Bible ? L'histoire des religions n'est pas le recueil des souvenirs d'enfance de l'humanité ; ni un catalogue d'aimables ou funestes bizarreries. En attestant que l’événement (disons : les Twin Towers) ne prend son relief, et sa signification, qu'en profondeur de temps, elle peut contribuer à relativiser chez les élèves la fascination conformiste de l’image, le tournis publicitaire, le halètement informatif, en leur donnant des moyens supplémentaires de s'échapper du présent-prison, pour faire retour, mais en connaissance de cause, au monde d'aujourd'hui. Nous voilà déjà loin d’un projet bricolé de “ réarmement moral ”, d’un minimum spirituel garanti ou d’une nostalgie benoîte et exclusivement patrimoniale. Sont au premier rang de l’effort à entreprendre et sur le même rang : les professeurs de lettres et de langues puisqu’ils sont les mieux à même de faire comprendre les différents modes et stratégies de discours, les différents tours de parole utilisés par l’être humain selon qu’il dit sa foi, décrit des faits, ou émet des idées, et qu’on ne peut apprécier d’après les mêmes critères tel ou tel type d’archives ; les professeurs de philosophie que le programme actuel et leur propre réflexion ne peuvent qu’inciter à expliciter la différence entre un rapport magique, rationnel ou religieux au monde; les enseignements artistiques, parce que l’étude des formes des symboles et des représentations les confrontent nécessairement aux cultures religieuses ; les professeurs d’histoire et de géographie (puisque la carte du monde contemporain est inintelligible sans référence aux structurations religieuses des aires culturelles).
II Quelles résistances ?
De remarquables pas en avant ont été faits, notamment depuis 1996, avec les nouvelles et excellentes orientations des programmes d’histoire et de français (6e, 5e, 2e et 1er). On ne peut sérieusement dire aujourd’hui que l’Islam, par exemple, est absent des apprentissages scolaires. C’est devenu une contrevérité. Cela dit, quand on veut approfondir, le consensus s’effrite. Car sur les voies et moyens d’une meilleure inclusion des questions religieuses dans un enseignement sans obédience religieuse aucune, vives sont et demeurent les crispations. Passer des vœux pieux aux décisions pratiques réveille aussitôt d’invétérés soupçons. Méfiances symétriques, qui devraient en bonne logique s’annuler l’une l’autre, mais qui, en bonne psychologie, redoublent l’inhibition.
Du côté laïque, il arrive qu’on dénonce à mots plus ou moins couverts le cheval de Troie d'un cléricalisme masqué, l'ultime ruse d'un prosélytisme par ailleurs en déroute, quand ce n'est pas l’instrument aveugle d’une Reconquista papiste de l'Europe, voire de l'antiscience et du retour des magiciens. Le loup dans la bergerie. Sans compter avec la peur, justifiée, d’aviver au cœur de l’école trans-communautaire les démons communautaristes, par le biais de questions qui fâchent, les athées pas moins que les autres. D’où cette réaction compréhensible : “ On n'est pas là pour faire le catéchisme ”.
Du côté ecclésiastique ou croyant, il arrive qu’on dénonce un autre cheval de Troie, celui d'un confusionnisme et d'un relativisme dénigreurs qui, en juxtaposant des données inertes et décolorées, effacerait les frontières entre l’ineffable et les vulgates, la “ vraie religion ” et les “ fausses ”. Comment séparer l’examen des faits des interprétations qui leur donnent sens ? Peut-on réduire à une rhapsodie d’observations extérieures et froides un engagement vécu de l’intérieur qui fait corps avec la personne même ? Autant réduire la musique à une suite de notes sur papier rayé, ou demander à un aveugle de parler des couleurs...
Ces objections ont leur validité. Elles s'alimentent cependant pour partie à un certain nombre de malentendus, ou d’amalgames machinaux, qu'il serait précautionneux de dissiper d'emblée, avant de se risquer aux exercices pratiques. Le premier des quiproquos : l’enseignement du religieux n’est pas un enseignement religieux.
Les vigilants défenseurs de la libre-pensée et de l’ “ école émancipatrice ” connaissent les distinguos qui suivent, mais ce qui va sans dire va toujours mieux quand cela est dit.
a) Personne ne peut confondre catéchèse et information, proposition de foi et offre de savoir, témoignages et comptes rendus. Non plus que l’épistémologie de la Révélation avec celle de la raison. Le rapport sacramentel à la mémoire vise à accroître et affiner la croyance, le rapport analytique à accroître et affiner la connaissance. Le premier type d’enseignement, aussi argumenté et dialectisé soit-il, présuppose l’autorité d’une parole révélée incomparable à toute autre, donation surnaturelle régulée en dernière instance par l’institution. Le second procède à une approche descriptive, factuelle et notionnelle des religions en présence, dans leur pluralité, de l’Extrême-Orient à l’Occident, et sans chercher à privilégier telle ou telle. La République n’a pas à arbitrer entre les croyances, et l’égalité de principe entre croyants, athées et agnostiques vaut a fortiori pour les confessions.
b) “ La quête de sens ” est bien une réalité sociale dont l’Éducation Nationale ne peut faire litière mais on ne saurait, pour répondre à la demande et par facilité, reconnaître aux “religions” (terme au demeurant tardif, multivoque et souvent impropre aux réalités qu'il désigne) un quelconque monopole du sens. Pour ce qui est des anxiétés métaphysiques de l’être humain, où il en va de ce qui relie l’individu au temps, au cosmos et à ses congénères, les religions instituées n’ont ni exclusivité ni supériorité a priori. Les sagesses aussi, les philosophies, les savoirs et l'art lui-même, explorent depuis trois millénaires les rapports qui peuvent se nouer entre nos points cardinaux, sans faire écho obligatoirement à “ l'appel de l'autre rive ”. Ces réponses profanes aux questions que nous posent la mort, l’origine et la finalité de l’univers, contribuent pleinement à la formation du sens. Cette évidence rappelée n’empêche pas de prendre acte qu'aujourd'hui comme hier et probablement demain (si l’on admet que les âges successifs de l’histoire des mentalités ne se chassent pas l’un l’autre mais constituent des étages structurels dans la psyché humaine), les hommes vivent et s’entretuent pour et au nom de symboles. Comme ils se déchirent, au premier degré, pour des logos, affiches et images. Cultures, langues, religions, identités, patrimoines font descendre dans la rue, encore plus aujourd'hui qu'hier, des manifestants par millions (on l'a vu à Paris avec l'École, dans les deux sens). Et c'est l'univers symbolique comme tel, où peuvent rentrer aussi bien et à des titres divers le droit, la morale, l’histoire de l’art et le mythe, dont l’École, notamment à travers l’enseignement philosophique, se doit d’étendre l’intelligence réflexive et critique. Comment retracer l’aventure irréversible des civilisations sans prendre en compte le sillage laissé par les grandes religions ? L’effort s’impose d’autant plus que le paradigme de l’économie, les nouvelles technologies et les références à l’entreprise et au management s’imposent ou se proposent aujourd’hui aux
élèves, milieu oblige, comme le seul et ultime horizon.
c) La relégation du fait religieux hors des enceintes de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des connaissances, favorise la pathologie du terrain au lieu de l'assainir. Le marché des crédulités, la presse et la librairie gonflent d’elles-mêmes la vague ésotérique et irrationaliste. L’École républicaine ne doit-elle pas faire contrepoids à l’audimat, aux charlatans et aux passions sectaires ? S'abstenir n'est pas guérir. Le Penseur de Rodin qui envoie promener au loin la Bible d'un coup de pied négligent (vu dans une caricature) oublie que le Livre Saint ne disparaît pas pour autant dans la nature, ou n'est pas perdu pour tout le monde. Il en sera donné ailleurs (hors contrat) des lectures fondamentalistes, d'autant plus pernicieuses que les jeunes endoctrinés n'auront reçu aucun éclairage qualifié sur ce texte de référence. Il a été prouvé qu'une connaissance objective et circonstanciée des textes saints comme de leurs propres traditions conduit nombre de jeunes intégristes à secouer la tutelle d’autorités fanatisantes, parfois ignares ou incompétentes.
Les représentants instruits des confessions le savent bien, mais il n’est pas inutile, pour faire bonne mesure, de redire clairement à l’intention des croyants réticents, d’autres évidences en contrepoint des précédentes.
d) Pas plus que le savant et le témoin ne s’invalident l’un l’autre, l'approche objectivante et l'approche confessante ne se font concurrence, pourvu que les deux puissent exister et prospérer simultanément (ce que permettent la liberté de conscience et notamment les diverses Facultés de théologie, dont certaines sont d’État, comme en Alsace-Moselle). Preuve en est que les deux peuvent coexister dans certaines personnes (un exégète peut être critique et ordonné). L’optique de foi et l’optique de connaissance ne font pas un jeu à somme nulle. Cette dernière commence par faire le partage, à titre liminaire, entre le religieux comme objet de culture (entrant dans le cahier des charges de l'instruction publique qui a pour obligation d'examiner l'apport des différentes religions à l’institution symbolique de l'humanité) et le religieux comme objet de culte (exigeant un volontariat personnel, dans le cadre d’associations privées). La chimie des couleurs ne disqualifie pas l'histoire de la peinture, pas plus que la formule H2O ne dépossède les stations thermales du monopole de leur présentation, ni ne défigure les résonances immémoriales des rites d'eau. La laïcité n'est concernée que par ce qui est commun à tous, à savoir les empreintes visibles et tangibles des diverses fois collectives sur le monde que les humains ont en partage, sans se mêler, par prudence et pudeur, de ce qui n'est commun qu'à plusieurs, à savoir les expériences intimes.
e) La déontologie enseignante, et qui s'applique à l'exposé des doctrines, en philosophie, comme à celui des systèmes sociaux, en histoire, stipule la mise entre parenthèses des convictions personnelles. Donner à connaître une réalité ou une doctrine est une chose, promouvoir une norme ou un idéal en est une autre. Les professeurs sont instruits, au-delà de la simple obligation de réserve, dans l’art de réduire sans aplatir, expliquer sans dévaluer, donner à sentir sans se mettre en avant. La famille des disciplines dites littéraires les entraîne depuis longtemps à pondérer proximité compréhensive et distance critique, empathie et recul, que ce soit vis-à-vis des textes, des civilisations ou des individus. Une didactique des sciences des religions, qui reste, sans doute, à créer ou parfaire, saura prendre la suite, l’expérimentation pédagogique aidant. Les religions ont une histoire, mais ne sont pas que de l’histoire, et moins encore de la statistique. Certes. Dire le contexte historique sans la spiritualité qui l’anime, c’est courir le risque de dévitaliser. Dire, à l’inverse, la sagesse sans le contexte social qui l’a produite, c’est courir le risque de mystifier. La première abstraction fait l’entomologiste, sinon le Musée Grévin. La seconde fait le gourou, sinon le Temple Solaire. Il est parié ici sur une troisième voie, mais qui n’a rien de nouveau dans notre meilleure tradition scolaire, depuis un bon siècle : informer des faits pour en élaborer les significations.
f) L'inculture religieuse, selon nombre d'indices, affecte autant les établissements privés à profil confessionnel que l'école publique. Plusieurs indices montrent que l'ignorance en ce domaine est corrélée, à grande échelle, au niveau des études et non à l'origine religieuse des élèves, ou à leur appartenance familiale. Les “ boites cathos ” elles-mêmes n'étant plus, ni de loin, les “ forteresses de la foi ” d’antan, l'appel traditionaliste au “ chacun chez soi ” paraît manquer de réalisme. À la sélection sociale près, qui n’est pas un mince avantage, le privé et le public ont affaire, finalement, à la même amnésie, aux mêmes carences.
III Quelles contraintes ?
La précaution laïque autant que la saturation du système éducatif conduisent à ratifier les options déjà prises, c’est-à-dire à écarter l’hypothèse, parfois formulée, d’une “ matière ” en plus et à part entière dans le premier et le second degré.
L’histoire des religions, tout comme l’histoire des arts et celle des sciences et des techniques, peut sans aucun doute constituer une discipline spécifique dans l’enseignement supérieur et la recherche, en rameau autonome d’un tronc de disciplines préalables (histoire, philosophie, sociologie, médiologie). Mais pas plus que ses consœurs, elle ne saurait prétendre, au lycée et au collège, occuper une place à part. La charge en incombe aux personnels en fonction, à travers les disciplines reconnues. Encore ces enseignants doivent- ils être accompagnés et soutenus dans la poursuite de leurs efforts.
L’Ecole ne peut prendre en charge à elle seule tous les problèmes non résolus par la société. Dans la crise de croissance qu’elle traverse, - massification des lycées, surcharge d’activités, engorgement des horaires, empilement des programmes-, à l’heure où l’on parle, peut-être trop, d’alléger et de réduire -il ne serait pas raisonnable d’ajouter une case nouvelle à une grille déjà bien encombrée, dont beaucoup d’enseignants regrettent déjà la lourdeur et la difficulté à la “ faire passer ” auprès de classes hétérogènes.
Promouvoir l’histoire des religions, dans l’enseignement secondaire, en discipline spécifique serait lui rendre le pire des services puisqu’elle ne pourrait, dans un calendrier plein comme un œuf, qu’occuper une place décorative et un horaire à la marge, celui du cours de musique.
À plus long terme, serait à craindre, en l’absence de concours réguliers (licence, agrégation ou Capes), et d’instance autonome de validation des savoirs (Conseil national des universités), une substitution du clerc au laïc. Des intervenants extérieurs seraient tôt ou tard proposés pour remplacer les enseignants, et pas n’importe lesquels : diplômés des Facultés de Théologie et représentants patentés des différentes confessions, qui pourraient arguer de réelles qualifications et d’une séculaire expérience à cet égard. Jules Ferry, pour le coup, n’y reconnaîtrait plus les siens.
C’est donc sur les contenus d’enseignement, par une convergence plus raisonnée entre les disciplines existantes, et surtout sur la préparation des enseignants qu’il convient de faire porter l’ambition. Ce sont ces derniers qu’il faut inciter, rassurer et désinhiber et, pour ce faire, mieux armer intellectuellement et professionnellement face à une question toujours sensible car touchant à l’identité la plus profonde des élèves et des familles. Une meilleure compétence en appui sur un sujet jugé non sans raison épineux ou compliqué (socialement beaucoup plus “ chaud ”, de fait, que l’histoire des sciences et de l’art) devrait permettre de décrisper, dépassionner et même, osons le mot, banaliser le sujet, sans lui enlever, tout au contraire, sa dignité intrinsèque.
Cette formation des formateurs exige de rapprocher les deux lames trop écartées d’un même ciseau, la scolaire et l’universitaire. Car il s’est opéré, et dans ce domaine plus particulièrement, un décrochage entre la recherche spécialisée et l’enseignement général. Entre l’évolution interne des savoirs et la pratique ordinaire de leur transmission. Entre une “ haute culture ” réservée à une élite sociale ou savante, et un “ niveau moyen ” exposé, par appel d’air, aux vents médiatiques de la simplification. Avec, entre autres conséquences, des chassés-croisés cocasses ou navrants. Ne peut-on lire dans certains manuels scolaires, sous label laïque, des formules dignes de l’histoire sainte du XIXe (“ Abraham, le père du peuple hébreu ” ou “ Jésus, le fondateur du christianisme ”) - simplismes dont le spécialiste confessant du XXIe, pour sa part, se gardera bien ? S’opposer à une ségrégation fort peu démocratique, dommageable aux tâches des uns et des autres, apparaît comme une nécessité.
Organiser en réseau l’archipel national des “sciences des religions ” ; désenclaver la recherche pour lui permettre d’essaimer au-dehors ; et ouvrir le monde enseignant à une formation professionnelle de qualité : ces trois moments n’en font qu’un parce qu’ils se conditionnent l’un l’autre.
IV QUELLE LAÏCITÉ ?
Le principe de laïcité place la liberté de conscience (celle d’avoir ou non une religion) en amont et au-dessus de ce qu’on appelle dans certains pays la “ liberté religieuse ” (celle de pouvoir choisir une religion pourvu qu’on en ait une). En ce sens, la laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait. La faculté d’accéder à la globalité de l’expérience humaine, inhérente à tous les individus doués de raison, implique chemin faisant la lutte contre l’analphabétisme religieux et l’étude des systèmes de croyances existants. Aussi ne peut-on séparer principe de laïcité et étude du religieux (d’où l’intitulé du module suggéré plus loin). Mieux : il importe de commencer par une première leçon sur les fondements et obligations d’un principe somme toute peu banal, qu’on aurait tort de croire entré dans les mœurs, et dont les fureurs environnantes ne cessent d’accroître la pertinence. Loin qu’on puisse y voir une dérogation, une concession à des lobbies ou l’effet d’un inexorable grignotage, mener à bien les projets ici développés exige de l’École publique qu’elle se montre non pas un petit peu moins mais encore plus laïque, en s’adossant d’entrée de jeu à un ordre de valeurs clairement assumé, non moins contraignantes que celles des religieux et opposables à certains d’entre eux le cas échéant. (Chacun son credo. Nous respectons le vôtre. Respectez le nôtre...). Tout en veillant à comprendre autant que possible le sens symbolique et existentiel pour les croyants des rituels et des dogmes, la démarche proposée doit d’emblée et ouvertement reconnaître ses propres limites. Elle ne peut ni ne doit prétendre viser le cœur battant de la foi vécue, encore moins se substituer à ceux dont c’est la vocation. L’adhésion personnelle n’est pas de son ressort, pas plus que son refus. A l’intérieur et en fonction même de cette auto-limitation, l’esprit de laïcité ne devrait rien avoir à redouter ici. Et ce, à trois titres.
a) C’est poursuivre le “ combat pour la science ”, qui affranchit des peurs et des préjugés, que d’étendre les discours de raison au domaine de l’imaginaire et du symbolique, sans fuir devant la difficulté. Une laïcité qui esquive s’ampute. Ouvrir les jeunes esprits à toute la gamme des comportements et des cultures pour les aider à découvrir dans quel monde ils vivent, et de quels héritages collectifs ils sont comptables, doit conduire à faire la lumière sur l’obscur. Quitte à surmonter un certain scientisme naïf, maladie infantile de la science en marche, comme un certain laïcisme ombrageux a pu être la maladie infantile du libre-examen. Le refoulement du religieux comme trou noir de la Raison, hors du champ du divulgable, au risque de faire la part du feu à l’hermétisme, témoignait peut-être d’une laïcité encore complexée par ses conditions de naissance, une “ catho-laïcité ” ou d’une contre- religion d’État marquée par les combats qu’elle a dû livrer, vent debout, contre la catholicité du Syllabus et de l’Ordre moral. Deux siècles plus tard, chacun respire mieux : le paysage historique n’est plus le même.
b) Seule une déontologie laïque éprouvée peut éviter la confusion des magistères, par ce qu’elle exige d’impartialité et de neutralité chez les maîtres, de refus de tout ce qui peut ressembler au “ conflit des deux France ” (le principe de laïcité s’étant, dès ses origines, démarqué de l’anti-religion militante). Enseigner à cette enseigne, c’est retrouver la “ haute époque ” des lois laïques et républicaines qui déboucha justement sur la création d’une section autonome de l’École pratique, en 1886, destinée à étudier, sur un mode non- théologique, les phénomènes religieux.
c) Si la laïcité est inséparable d’une visée démocratique de vérité, transcender les préjugés, mettre en avant des valeurs de découverte (l’Inde, le Tibet, l’Amérique), desserrer l’étau identitaire, au sein d’une société plus exposée que jadis au morcellement des personnalités collectives, c’est contribuer à désamorcer les divers intégrismes, qui ont en commun cette dissuasion intellectuelle: il faut être d’une culture pour pouvoir en parler. C’est en ce sens précisément, et sans exclure d’autres confessions de foi, qu’on peut avancer : la laïcité est une chance pour l’islam en France, et l’islam de France est une chance pour la laïcité.
On ne parlerait pas, à ce propos, d’aggiornamento, mais de ressourcement. Ni d’une laïcité plurielle, ouverte ou repentante mais plutôt refondée, ragaillardie, réassurée d’elle-même et de ses valeurs propres. Le stable socle de ses postulats philosophiques n’empêche pas, heureusement, sa mise en œuvre d’être évolutive et novatrice. Les circonstances houleuses et tendues de l’émergence républicaine ont recommandé sur ce sujet une abstention délibérée et motivée, tout à l’honneur des maîtres, en ce qu’elle procédait autant d’un respect des croyances intimes que des divisions qu’elles pouvaient susciter chez les élèves. L’abstention de méthode a été interprétée, parfois et à tort, comme une dénégation de l’objet même. Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre). Tant il est vrai qu’il n’y a pas de tabou ni de zone interdite aux yeux d’un laïque. L’examen calme et méthodique du fait religieux, dans le refus de tout alignement confessionnel, ne serait-il pas en fin de compte, pour cette ascèse intellectuelle, la pierre de touche et l’épreuve de vérité ?
Inscrite dans la Constitution, plus exigeante qu’une séparation juridique des Eglises et de l’État et plus ambitieuse qu’une simple “sécularisation” (qui déconfessionalise les valeurs religieuses pour mieux les déployer dans la société civile elle-même), notre approche nationale d’un principe en droit universel dont l’application en France, pour imparfaite qu’elle soit, est plus avancée qu’ailleurs, constitue une singularité en Europe. Le Mexique et la Turquie en furent ou en sont d’autres. Cette originalité de souche nous est parfois imputée à tort, et des voix s’élèvent qui tendent à rabattre sur la norme européenne ce qui serait un anachronisme ou une malfaçon, en exhortant le mouton noir à s’aligner sur le “ modèle communautaire ”. C’est oublier deux choses : la première c’est qu’il n’y a pas, en matière d’enseignement des religions, un seul modèle mais autant de situations que de pays. En Irlande, où la Constitution rend hommage à la Sainte Trinité, et en Grèce, où l’Eglise orthodoxe autocéphale est d’Etat, cet enseignement est de type confessionnel et obligatoire. En Espagne, où il s’agit en fait d’une catéchèse, dispensée par des professeurs certes choisis par l’administration publique mais sur une liste de candidats présentés par le diocèse, il est devenu facultatif. Au Portugal, malgré le principe affiché de neutralité, il a été jusqu’à ce matin assuré dans les écoles publiques par l’Eglise catholique. Au Danemark, où l’Eglise luthérienne est l’Eglise nationale, il n’y a pas de catéchèse mais à chaque degré de l’ “ école du peuple ” un cours non obligatoire de “ connaissance du christianisme ”. En Allemagne, où l’éducation varie selon les länder, l’enseignement religieux chrétien fait partie des programmes officiels, souvent sous contrôle des Eglises, et les notes obtenues en religion comptent pour le passage dans la classe supérieure. En Belgique, les établissements d’Etat permettent un choix entre cours de religion et cours de morale non confessionnelle. Abrégeons. Il n’y pas de norme européenne en la matière, chaque mentalité collective gère au moindre mal son héritage historique et ses rapports de forces symboliques. La seconde chose, c’est que cet enseignement dit “ européen ” est souvent en crise, suscitant protestations des “ sans religion ” et désertion des autres. Notons qu’en Alsace-Moselle, doté d’un statut scolaire “ à l’allemande ”, où cet enseignement est obligatoire et de caractère confessionnel, les demandes de dispense, au lycée, touchent désormais les quatre cinquièmes des effectifs (mais un tiers en primaire). On aurait tort de croire que la demande de “ culture religieuse ” est une demande de religion. Trop systématiquement les confondre, dans le monde tel qu’il est, serait nuire à l’entreprise.
Dès lors, il est permis de penser qu’une démarche mieux équilibrée ou plus distanciée pourrait être regardée avec intérêt par nos voisins et amis européens. Loin d’être dans cette affaire le wagon de queue, notre école républicaine se retrouverait, peu avant le centenaire de la Séparation des Eglises et de l’Etat, en locomotive du futur. Des “retardataires ” à l’avant-garde ? Ce sont des choses qui arrivent.
V. Quelles recommandations ?
Ces considérations nous conduisent à soumettre au Ministre douze propositions concrètes, d’inégale envergure et portée, mais dont le cumul peut imprimer le nouvel élan souhaité.
1) Demander de suite, dans le cadre de leur programme de travail, aux corps d’inspection générale concernés — essentiellement Histoire-géographie et Lettres— un rapport d’évaluation concernant les modifications apportées aux programmes en 1996, en s’appuyant sur les corps d’inspection territoriaux. Ce premier bilan, au terme d’un processus accéléré, ferait remonter à la Desco (Direction de l’enseignement scolaire) l’expérience acquise sur le terrain : difficultés rencontrées chez les élèves, réticences ou gênes ressenties chez les enseignants, choix effectués à l’intérieur des programmes. Ainsi pourra-t-on mieux adapter instructions et orientations aux conditions réelles....
2) On gagnerait beaucoup à rétablir la cohérence en particulier des programmes d'histoire de seconde dont les six thèmes se commandent l’un l’autre2. L'enseignant a été naguère invité à pratiquer des allègements dans le programme, en rendant optionnelle l'étude de certains chapitres, alors que l'ensemble s'inscrit dans une continuité culturelle qui perd beaucoup de son sens si on la fractionne. Ce point concerne plus d’une discipline. Comment enseigner la littérature du 16e siècle français si l’histoire de la Renaissance est méconnue? Comment comprendre l’état de nature chez Rousseau ou l’odyssée hégélienne, si on n’a jamais entendu parler d’Adam et Eve.
3) Les nouvelles orientations sur le collège, et nommément les itinéraires de découverte devraient pouvoir faciliter l’évocation, dans le cycle central (cinquième et quatrième), des questions religieuses sous une forme concrète et personnalisée, en rapport avec les programmes déjà modifiés de français et d’histoire. Sur les quatre domaines proposés, “ arts et humanités ” ainsi que “ langues et civilisations ” offrent des entrées favorables, pour étudier, par exemple, les pratiques de pèlerinage, les rites de purification ou les diverses architectures religieuses. Un nouveau document d’accompagnement pourrait inciter et préciser, auprès des équipes pédagogiques, cette ouverture.
4) Au lycée, à côté des efforts disciplinaires qui restent l’essentiel, les travaux personnels encadrés (TPE) pourraient favoriser des approches sensibles, transversales et interdisciplinaires des phénomènes religieux. Il ne serait pas oiseux, prenant en compte les desiderata des élèves et les ressources régionales (musées, églises, mosquées, synagogues, fêtes religieuses, etc.), de faire étudier, par exemple, en termes comparatistes, les jeûnes (Ramadan et Carême), le statut social des femmes, la figuration du divin dans le monothéisme et le polythéisme, etc. Les enseignements artistiques pourraient ici, avec l’histoire et la philosophie, jouer un rôle névralgique pour aborder ces problèmes par le biais d’œuvres majeures du patrimoine religieux, tout autant que par le cinéma, la photographie, la danse, l’éducation musicale ou le spectacle vivant.
5) Pour les enseignants en formation initiale : la création d'un module en IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres, qui ont succédé aux anciennes Ecoles normales). Multiples sont les apports culturels possibles à la formation générale des enseignants-stagiaires, et les modules s'accumulent ici et là, parfois à l'excès, sur les sujets les plus divers. Cependant, à la différence de l'histoire de l'art et même de l'histoire des sciences, le thème "laïcité et religions" semble directement relié au principe fondateur du métier. Aussi, si était envisagé un cadrage national des parcours de formation, et si y étaient reconnues certaines priorités, ce module aurait quelque titre à y figurer. Via le texte de cadrage nationale des IUFM, un module obligatoire “philosophie de la laïcité et histoire des religions” serait confié aux professeurs de philosophie, de lettres et d’histoire de l’Académie concernée, ainsi qu’à des personnes-ressources, universitaires spécialisés et formés à cet effet (voir plus loin). Des co- interventions seraient systématisées selon les conditions locales. Ce module (autour de dix heures par an) n’interviendrait qu’en deuxième année, après les concours, mais serait proposé aux futurs enseignants du primaire comme du secondaire (général, technique et professionnel). Les thèmes devraient pouvoir en être abordés dans les mémoires professionnels, à défaut de requérir une validation formelle du module. La trentaine d’IUFM, à la jointure du “ supérieur ” et du “ scolaire ” (par position, non par statut) semble toute désignée pour servir de point d’irrigation et de relais entre labos de recherche et établissements scolaires. S’il a été reconnu (Comité national d’évaluation, 2001) que “ la culture est le parent pauvre des IUFM”, plus portés vers l’usage des documents que vers les problématiques, l’introduction d’un tel module, ouvrant aux problèmes les plus brûlants autant qu’aux réalités du vaste monde (y compris sous ses formes pour nous les plus exotiques ou dépaysantes, bouddhisme, hindouisme, shinto) contribuerait à l'élargissement des horizons.
6) Pour la formation continue, un stage national interacadémique, rendez-vous annuel à inscrire dans le calendrier, réunirait dès la rentrée prochaine, durant trois jours, d’un côté un groupe de chercheurs réputés réunis autour de la 5e section de l’EPHE, et de l’autre, un groupe composé d’un Inspecteur pédagogique régional par Académie, fondamentalement en histoire-géographie, philosophie, lettres, langues vivantes et enseignements artistiques, doublé d’un professeur-formateur de son choix par discipline dans chaque académie.
Pourquoi procéder ainsi par paliers et relais ? Parce qu’il y a d’un côté autour de quarante mille professeurs d’histoire- géo (certifiés, agrégés, PEGC, PLP2, etc.), soixante mille de lettres, six mille de philo, sans compter les milliers en langues vivantes, enseignements artistiques, etc. ; et de l’autre, une petite centaine de formateurs virtuels de haut niveau. Ces ordres de grandeur, et leur dissymétrie, obligent, si l’on veut que les professeurs des lycées et collèges aient de solides références par-devers eux, à procéder par étapes et rebonds.
Le programme des trois jours de ce séminaire d’études supérieures, couvrant la gamme des grandes religions présentes en France (plus la question des sectes), dont l’élaboration serait confiée à la section des Sciences religieuses de l’EPHE, section où s’illustrèrent Sylvain Lévi, Marcel Mauss, Gilson, Koyré, Massignon, Kojève, Dumézil, Claude Lévi-Strauss et d’autres, se répartirait entre conférences magistrales et ateliers-carrefours. Les conférences seraient enregistrées et les cassettes mises à la disposition des CDI des établissements, via le CNDP. Le site Internet de l’institution assurerait le suivi.
Ce stage pourrait se tenir à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm, plus précisément au 29, dans l’ancienne cinémathèque, salle Jules Ferry. L’ENS apporterait, au plan intellectuel, ses propres chercheurs, et au plan matériel, l’intendance. Dans l’esprit de la mission que lui avait confiée son lyrique fondateur, Lakanal : offrir aux Lumières un réservoir, commandant en aval plusieurs canaux de diffusion.
7) Pour faire la formation réellement continue, le thème laïcité/histoire des religions serait inscrit dans le Programme national de Pilotage à destination des Rectorats qui pourrait l'insérer dans leurs cahiers des charges et solliciter ensuite les universités. Seraient ainsi prévues à l’intérieur du plan académique de formation, des actions animées par les participants à ce séminaire national, en liaison avec les universités, sur une base interdisciplinaire. Des universités d’été prendraient ensuite le relais, au gré des demandes.
8) Serait examinée, dans cette perspective, la possibilité pour la section des sciences religieuses de l’EPHE de se constituer en tête de réseau, relié aux meilleurs centres d’études existants en France (laboratoires de recherches CNRS, Universités de Paris et des régions), afin de pouvoir répondre de concert aux demandes de formation initiale et continue. On peut se demander s’il ne serait pas souhaitable de disposer d’un Institut européen en Sciences des Religions, identifiable sur la scène internationale et dont la “ Ve section ” serait le fer de lance, transformation qui mettrait un terme à son relatif déficit de visibilité, à l’éparpillement de ses locaux aux quatre coins de Paris, et à certaine sous-utilisation de son potentiel scientifique. Cet institut fédératif, dans le cadre d'un renouveau général de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, renforcerait ses projets de recherche scientifique, mais se verrait également doté de moyens d'offrir aux IUFM le même type de prestations que celles qu’assure déjà, en matière d'histoire des sciences, la Cité des Sciences et de l'Industrie (enseignements à distance, visioconférences, bibliographies, dossiers, etc.).
L’avantage d'une telle promotion consisterait à disposer d’un centre organisateur reconnu, indépendant des emprises ecclésiales ou idéologiques, garant d’objectivité, susceptible à la fois de s'élargir à diverses écoles de pensée et disciplines et de valider, le cas échéant, telle ou telle contribution extérieure. Si les pôles d’excellence scientifique, en la matière, ne respectent pas nécessairement les découpages privé/public ou religieux/laïc, et si l’on aurait tort, à notre humble avis, de se priver de l’appui de tel ou tel, ès compétences, (École biblique et archéologique de Jérusalem, IFER de Dijon, Facultés de théologie, etc.) – encore faut-il une instance proprement universitaire susceptible de qualifier et sélectionner ces apports possibles aux tâches de formation commune, en fonction de critères purement disciplinaires et érudits. Ce changement d’image, d’échelle et de statut administratif, qui témoignerait d’une volonté claire, n’aurait de sens qu’à regrouper, à brève échéance, bibliothèque, administration et salles de cours sous une adresse unique, et ce afin d’assurer une présence singulière à la taille d'une mission d'intérêt national.
Dans l'immédiat, ou à titre de préfiguration, pourrait être créée une cellule de recherche “ éducation/société, religion ” (ERS) rattachée directement à la DES et à la DESCO. Elle serait constituée d'enseignants-chercheurs affectés en gestion à l'EPHE.
9) L'institut aurait entre autres pour mission d'élaborer les outils pédagogiques adéquats (sur papier ou CD Rom) et de contribuer à une meilleure évaluation des publications existantes sur le marché scolaire. Il serait dommage à cet égard que le rapport de Dominique Borne sur le "manuel scolaire" reste lettre morte. A cette fin, devraient pouvoir être auditionnés, en tant que de besoin, les représentants des religions présentes en France ainsi que d'autres familles de pensée.
10) Le Ministre, de son côté, pourrait demander à l'Inspection générale, en accord avec le Conseil national des programmes, de réunir un groupe d'experts appartenant à diverses disciplines (historiens de l'art, historiens, lettres, philosophie, langues vivantes, arts plastiques, musique) afin de produire un ensemble d'itinéraires, de dossiers, d'outils pédagogiques à destination des élèves. Il s’agirait de favoriser une approche de plain-pied du fait religieux à travers ses manifestations artistiques et culturelles.
11) Il conviendrait d'étendre le tronc commun des formations évoquées aux personnels d’encadrement et en particulier aux chefs d’établissements et directeurs d’école confrontés au quotidien à l'épreuve de ces questions d'actualité (refus de suivre les cours de biologie ou d’éducation civique, port du foulard, mixité), car ce sont eux qui sont amenés au premier chef à discuter avec des groupes minoritaires invoquant de présumés savoirs religieux pour obtenir des modifications de règlements intérieurs. "Laïcité et religion", à partir d'études de cas adaptés constitue un élément à intégrer également dans les plans de formation des inspecteurs territoriaux (6 heures au moins), mis en place sous l’autorité de la DPATE (direction des personnels administratifs, techniques et d’encadrement). Il en va de même pour les équipes académiques de la vie scolaire (EAVS) chargées de la formation des chefs d’établissement.
12) L’avis du Comité de réflexion et de proposition sur la laïcité à l’école, récemment intronisé par le Ministre, pourrait être sollicité lors de l’élaboration du nouveau module destiné en priorité aux IUFM. Il conviendrait également de l'associer à la préparation du stage interacadémique annuel organisé par l’Institut européen en Sciences des religions.
Résumons. Ces propositions, délibérément pragmatiques et modestes, n’ont de sens qu’à s’articuler les unes sur les autres. Certains les jugeront bien limitées. En dépit des apparences et à y regarder de près, refuser de promouvoir une matière à part entière peut devenir un bénéfice intellectuel puisque le religieux est transversal à plus d’un champ d’études et d’activités humaines. Ce peut être, en sens inverse, un danger pédagogique, celui du saupoudrage et de la désinvolture. Il nous faut donc cheminer, dans le climat du moment, entre le trop et le trop peu. La mise en chantier simultanée de ces diverses propositions relève, sur ce sujet, d’une ambition pondérée : atteindre, dans l’enceinte scolaire et au-delà, la “ masse critique ”.