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Lundi 9 mars.

 

Féminin, masculin, quels genres?

 

Café philo au Colibri 150 bd de Charonne Paris XX; métro Alexandre Dumas, ligne 2.

 

Agenda AccordPhilo.

Je crois que je me suis auto-radicalisé sur Gallica, en lisant les 719 pages de

«Liberté de la Langue Françoise, dans sa pureté»,

un pamphlet de 1651 signé Scipion Dupleix.

 

 

 

De même, ce slogan du MLF : « Un homme sur deux est une femme. » On ne peut s’empêcher d’y entendre « homme » et « femme » comme l’opposition du masculin et du féminin. Mais on comprend presque au même moment qu’« homme » est pris ici au sens où il embrasse la femme. Là aussi, l’emploi d’un mot dans l’une de ses deux acceptions s’accompagne de l’évocation de son autre acception. L’homonymie peut également mettre en jeu des noms propres, d’où ce cri du cœur entendu du temps du ministère de Luc Ferry : « Ferry, t’es pas mon Jules ! »

 

Dans sa Leçon, Barthes citait comme symptôme du caractère fasciste de la langue l’obligation « de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ». Mais, lors des manifestations contre le CPE (« contrat première embauche »), en 2006, un autocollant a fait vaciller cette contrainte : « Rêve générale ». Ceux qui, trop respectueux de la grammaire, ont préféré corriger en accordant en genre l’épithète avec le nom ont affaibli leur message et ruiné la « suspension du sens », comme dit Josiane Boutet, que provoquait la coexistence du « rêve » et de la « [grève] générale ». Dans ce cas, il ne s’agit plus d’homonymie mais de paronymie (laquelle peut se définir comme une homonymie incomplète).

La bataille idéologique à laquelle nous assistons est en partie importée, comme tant d’autres usages navrants, des États-Unis. Cette querelle délaisse la grammaire. Revenons à elle.

 

Un des arguments affichés pour que le masculin l’emporte sur le féminin, est que le masculin joue le rôle du neutre, absent de la langue française. Aucun traité de linguistique ni de grammaire ne relate cette absurdité, car il existe, chez nous, des mots dits « épicènes », qui ont les deux genres, neutres par conséquent. Par exemple, si vous ne vous souvenez pas du sexe des fils ou filles de votre voisine, vous lui demandez : « comment vont vos enfants ? » Il y a beaucoup de tels mots : secrétaire désigne aussi bien la secrétaire que le secrétaire. Citons aussi les pronoms : moi, toi, soi, je, tu. Jacqueline ou Pierre peuvent le dire de soi, de l’un ou de l’autre. Enfin, certains adjectifs : manteau rouge, écharpe rouge... Sont-ils des mots rares ? Pas que je sache. Parmi les espèces animales voici, en effet, la mésange et le rossignol, la pie et le rhinocéros. Dans le cas de la mésange mâle, le féminin l’emporte sur le masculin. Et dans le cas du hérisson femelle, le masculin l’emporte sur le féminin. Il n’est donc pas toujours vrai qu’en français le masculin l’emporte sur le féminin puisque dans le cas des espèces animales, dont la liste est innombrable, le féminin peut l’emporter sur le masculin.

 

Or, dans « emporter sur », se montre ou se cache une question de hauteur sociale, que l’on pourrait appeler l’imperium. Ici, les féministes ont raison de se battre et je me range à leur côté. Hélas, l’on dit la secrétaire, quand on désigne un poste subalterne ; mais si une femme porte le titre de secrétaire général, on dit le. C’est une décision machiste scandaleuse. À l’Académie, mes confrères disent : « Madame le secrétaire perpétuel », appellation qui froisse mon sens de la langue. Je dis, quant à moi : « Madame la secrétaire perpétuelle »

 

Certes, l’ambassadrice désigne parfois la femme de l’ambassadeur, mais, lorsqu’elle exerce elle-même cette fonction, il faudrait dire ambassadeur ! Or la reine Élisabeth règne en Grande-Bretagne, et nul Français ne dit Élisabeth le roi. Marie-Antoinette était la femme de Louis XVI, bien sûr, mais on ne dit pas Catherine de Médicis le Régent. Chose vraie pour les duchesses, les princesses, les tsarines, les impératrices, etc. Vraie encore pour la papesse Jeanne ! Nul n’a jamais dit Jeanne le pape !

 

Peut-être serait-il intéressant parfois d’utiliser l’accord selon le nombre ou la proximité. Un million de femmes et un homme sont-ils rassemblés ? Mieux vaudrait sans doute dire qu’elles sont rassemblées. Ou bien l’accord de proximité : si l’on dit Jeanne et Pierre, on accordera avec le masculin et si l’on dit Pierre et Jeanne, on accordera avec le féminin.

 

Je finis par les mots en « -eur ». Faut-il dire « auteure » ou « autrice » ou « auteuse », etc. ? La question ne vaut pas, car les mots en « -eur » sont divisés statistiquement en deux parties, l’une féminine, l’autre masculine : « la douceur » et « le malheur », « l’horreur » et « l’honneur ». Par conséquent, « Madame Jacqueline Unetelle, auteur de ce livre » peut se dire sans malice. Cette simplicité se voit sur l’exemple suivant : depuis la féminisation croissante de la profession médicale, le terme doctoresse tend à disparaître. Peu à peu, s’impose dans l’usage « Madame Unetelle, docteur généraliste ». Chose normale pour un mot en « -eur ». La décision arbitraire de distinguer, parmi ces mots, les termes de fonction de tous les autres, manifeste une subtile hypocrisie, car elle permet d’imposer l’imperium insupportable de tantôt.

 

La grammaire révèle des solutions dont la facilité relative évite les batailles idéologiques d’autant plus féroces qu’elles soulèvent des tempêtes dans un verre d’eau.

 

Michel Serres

de l’Académie française

 

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