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« Est illusion le leurre qui subsiste, même quand on sait que l’objet supposé n’existe pas. »
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique


Si on laisse aux représentants des religions le soin de dénoncer le caractère éphémère et vain de la vie sur terre, on peut faire l’hypothèse, contraire, d’un royaume à commencer à conquérir ici-bas. Le sujet ne révèle-t-il pas toute sa profondeur si on ne réduit pas la vie à nos fonctions biologiques et au quotidien. N’y aurait-il pas un autre plan de vie que nous n’investirions que peu, voire pas du tout ? A l’image de cet universitaire atteint d’un cancer, dans « Les Invasions Barbares », qui, se sachant condamné, fait un aveu à son fils : malgré son hédonisme réussi, les plaisirs charnels qu’ils a connus, ainsi que la reconnaissance professionnelle, une chose lui a toujours manqué et le ronge : « le sens de tout ça » avoue-t-il…
Sa vie n’aurait-elle été, comme tant d’autres, qu’illusion ? Dire cela, c’est sous-entendre que l’on est passé à côté de l’essentiel. Mais quel est cet essentiel ? Est-ce relatif, propre à chacun, ou au contraire universel ? Si  ce dernier était clairement conscient, connu de tous, nous ne passerions sans doute pas à côté, et nul ne s’exclamerait que la vie est une illusion. Que ne voyons-nous pas ? Qu’est-ce donc qui se jouerait de nous à notre insu ? Katherine Mansfield, écrivaine et poétesse néo-zélandaise atteinte d’une tuberculose, se mit dans les années 20 en quête d’une vie spirituelle (dépouillée de religion). Elle considérait que la vraie vie commence au-delà du vrai et du faux, pures singeries à ses yeux : « C’est plus loin que tout commence, là où il n’y a pas de démarcation entre la vie corporelle, vie mentale et vie émotionnelle. Ces vies devraient fonctionner en même temps – c’est pourquoi elles furent créées. Mais nous les avons divisées par impuissance. Quand nous sentons, nous vivons mal ; quand nous pensons, nous ne sentons plus ; quand nous vivons, nous ne sentons ni ne pensons » (citée par Louis Pauwels dans Monsieur Gurdjieff). L’écrivaine faisait allusion ici à des énergies endormies en nous, dont nous ne nous servons pas, et qui sont une sorte de trinité que l’être humain porte en lui : corps-mental-émotions. Ou encore, raison-émotion-esprit. La vie qui est illusion n’est-elle pas la conception binaire que l’Occident en a, séparant le corps de l’âme ? Le liant qui relie le corps et l’esprit (l’âme pour d’autres), est ce 3ème terme qui rend la vie vivante, bien distincte de l’existence malgré nous. La vie véritable, dotée d’intensité, est celle qui est vécue par l’être entier, réunifié, ou encore harmonisé. Il s’agit ici d’une connaissance de soi-même, familière aux Anciens, et que les Modernes ont désapprise.
Le mental faisant barrage aux émotions, dont on peut croire devoir se protéger par exemple, ne fait-il pas de la vie une illusion ? Ne désincarne-t-il pas celui qui se coupe de ses émotions, à son insu ? De même que celui qui se laisse submerger par ses émotions, de manière incontrôlée, ne voit-il pas la vie à travers le prisme de la peur, ou de la colère ? Ou encore celui qui se réfugie dans le mental, ne dissèque-t-il pas tous les instants et actes qu’il vit, au point de ne plus vivre ? Etre présent à soi-même, c’est bien plutôt sortir de la vie-illusion. C’est accéder à un niveau de conscience supérieur à celui qui est requis pour s’estimer l’auteur de ses actes. Comme par exemple, être libéré du Moi, de l’ego, atteindre le Soi, ce lieu stable, non altéré par l’âge biologique ou la maladie, ni par la mort, disent certains. C’est sans doute réaliser ce que cette même Katherine Mansfield comprit : « J’ai vu des êtres s’arrêter à mi-chemin, renoncer ou bifurquer, devenir ennemis et s’enrôler dans quelque système prometteur qui place un paradis certain au bout de leur vie. Parfois ils retournaient à quelque religion, se déclarant tout à coup touchés par la grâce – grâce qui répondait généralement à leurs besoins les plus matériels et dans laquelle ils s’installent confortablement avec toutes leurs convenances comme pour faire un voyage. Ils prenaient alors pour le paradis un aller simple qui, le plus souvent, se transformait en aller et retour.
Je pense que la religion est à sa place dans un monastère où son égoïsme concentrique peut exister sans limites… Avec la vie, elle boite, dans la société elle empoisonne…et quelle erreur de croire qu’il suffit de souffrir pour grandir. Alors notre planète serait couverte de saints et d’anges. A force de souffrir, les uns meurent, les autres gâtifient, d’autres enragent, très peu se bonifient et progressent par la douleur. […] J’avais toujours été croyante d’instinct, mais je ne pouvais accepter le Dieu que la religion proposait. Dieu converti en refuge alors qu’il doit être le divin aboutissement de l’âme qui le contient. Il n’est ni un refuge, ni un espoir. Mais chaque être est le miroir du Dieu qu’il conçoit, et beaucoup sont des miroirs de poche » (ibidem). Mais si nous n’étions pas d’abord des dormeurs, comment le dur travail de l’éveil pourrait-il commencer ? Les choses cachées que nous avons à découvrir, universelles, ne se manifestent-elles pas – à notre insu - par leurs contraires ?
CAFÉ-PHILO  du 23 juillet 2008
Sabine Le Blanc


   
Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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