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Boltanski Christian (né en 1944) Date : 1990 Localisation : Hambourg, Kunsthalle

Boltanski Christian (né en 1944) Date : 1990 Localisation : Hambourg, Kunsthalle

« La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli. »

Milan Kundera

 

Parler de trahison de la mémoire, c’est se référer implicitement à un devoir de mémoire. Il serait implicitement exigé de chacun qu’il demeure ici fidèle. Mais fidèle à quoi, ou à qui ? Ne risque-t-on pas ici de mélanger deux registres bien distincts, à savoir : le devoir historique, et la morale ? Car si la trahison de la mémoire au sens collectif du terme renvoie à l’histoire, il existe aussi une mémoire et une exigence de fidélité à son égard dans la vie affective. Penchons-nous sur cette dernière d’abord, procédant du particulier au registre plus général de l’histoire.

Un premier postulat récurent, va en faveur d’une nécessité de ne pas oublier, par respect envers un passé qui a compté, et qu’oublier reviendrait à nier, comme s’il n’avait jamais existé. La pire des trahisons reviendrait ici à une ingratitude envers des moments passés que l’on a aimés, lors d’une séparation, où l’on tend à renier tout ce qui la précède pour mieux, pense-t-on tourner la page. Doit-on nécessairement, et vaut-il mieux faire table rase du passé pour pouvoir aller de l’avant ? Naïvement, on serait tenté de le penser, si l’inconscient n’existait pas… Depuis Freud et l’avènement de la psychanalyse, nous savons que ce que nous décidons d’oublier n’est pas pour autant oublié, mais refoulé ; c’est à dire étouffé… La mémoire n’est pas qu’une affaire de souvenir conscient, quelque chose en nous « sait », n’a pas oublié, se tait un temps, pour mieux resurgir un jour d’une manière ou d’une autre. En attendant, ce refoulé (individuel comme historique d’ailleurs) nous obsède à défaut d’être inconscient. Un mauvais pari, qui, dans un domaine affectif évoqué ici aura tendance, en tournant le dos au passé sans avoir cherché à correspondre cet échec, à nous faire répéter les mêmes erreurs.

C’est ici qu’il faut nous entendre sur le sens du mot « trahison » et « fidélité ». Les trahisons renvoient à des manquements à des promesses (à l’être aimé, à une cause, ou un pays). La fidélité est une constance dans son attachement, donc durable. Et ce, aussi bien envers autrui qu’envers soi-même. À difficulté est que ce type de promesse, cette exigence de mémoire, n’est pas toujours écrite. C’est avant tout un contrat passé avec sa propre conscience qui engage mon rapport aux autres également. La fidélité à tout prix pourrait bien, en revanche s’avérer écrasante, voir même hypocrite : « la violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité » disait La Rochefoucauld dans ses Maximes. Incohérence d’une infidélité par devoir qui s’avère dévastatrice parce que sans engagement réel, formel.

Le devoir de mémoire semble mieux pouvoir répondre, peut être, à notre question. Les trahisons de la mémoire font référence à l’oubli de l’histoire, à la page tournée qui nous permettrait plus efficacement de sourire à nouveau à un avenir. Mais là encore, le souci d’efficacité ne nous laisse pas aussi libres de répondre comme on le veut à cette question. S’il est un danger dans la commémoration, qui risque de tendre à un rituel répétitif, mécanique, pour « la bonne conscience » et de cultiver la souffrance passée, l’absence de commémoration peut aussi entraîner une indifférence collective envers le mal subi dans le passé par ses victimes. Pourquoi cette exigence de fidélité à soi-même et aux autres ? Sans doute pour comprendre. Car commémorer n’est pas comprendre… Diaboliser, moraliser un passé par égard pour la mémoire, c’est perdre son temps. C’est à l’égard de la Shoah que l’historien Georges Bensoussan, dans Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de a mémoire, accuse un excès de commémoration stérile, qui renforce un sentiment de trop-plein et de saturation. En parle-t-on trop ou mal ? Mal bien évidemment. Oui à la fidélité à la mémoire, à une condition : que la question politique ne soit pas esquivée, au profit d’un pathos éploré. Les structures de pensée du monde occidental et germanique qui ont conduit à ce désastre ne doivent pas être tues (oubliées), mais interrogées. Comprendre le cheminement qui mène au génocide ne revenant ni à absoudre les criminels, ni à légitimer le crime ; ni même à tourner la page. Interroger les phénomènes de mémoire collective, c’est monter comment la mémoire, parce qu’elle sélectionne les faits, est un enjeu politique (et non moral). En ce sens, les trahisons de la mémoire sont l’évincement de l’enjeu politique au profit du silence ou du discours moralisateur, encore plus nocif pour la mémoire. La seule fidélité efficace qui vaille est donc la compréhension du passé pour pouvoir dépasser ce passé. Toujours tirer d’un même événement, une autre leçon de l’histoire !

 

Café Saint René du 25 janvier 

Sabine Le Blanc

Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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