La mélancolie et le han coréen
La mélancolie antique
Attribué à Aristote (384-322 avant J.-C.), le fameux Problème XXX commence par ces lignes que l'on pourrait placer en exergue : « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l?Etat, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d?être saisis par des maux dont la bile noire est l'origine ? ». (traduction Jackie Pigeaud). Et c'est un siècle auparavant, au Ve siècle avant J.-C. donc, que la théorie des quatre humeurs commence à s'affirmer dans les écrits dits « hippocratiques » ; parmi ces humeurs, la bile noire (melagkholia, d'où le mot mélancolie) était reconnue comme la plus dangereuse à cause de son instabilité.
II. Le Moyen Age, Le Bain du diable
Saint Jean-Baptiste dans le désert
Description :
vers 1465-95 ; oeuvre de Gérard de Saint-Jean
À partir de la fin du III éme siècle, des Chrétiens rompent avec la société et se retirent dans les déserts d'Egypte et de Syrie. Des pensées incontrôlables les assaillent sous forme de tentations, et les plongent dans une prostration que les textes d'alors nomment acedia. Le mot traverse tout le Moyen Age. Dans la théologie, l'accidie, qui mène à la paresse du c?ur, sera longtemps considérée comme l?un des péchés capitaux.
À la fin du Moyen Age, dans les pays du Nord, les multiples représentations des tentations des saints ermites (et en particulier de saint Antoine) dénotent le trouble des esprits et annoncent la venue de la Réforme. Visions et obsessions sont rapportées à l'action du démon, favorisées par la condition monastique.
L'iconographie chrétienne multiplie par ailleurs les images du deuil et de l'affliction : Enfant Jésus endormi sur le bois de la Croix, saint Jean au pied de la Croix, Saintes Femmes éplorées? adoptent souvent la pose qui deviendra celle de la Mélancolie, la main gauche soutenant la tête.
III. La Renaissance Les Enfants de Saturne
Nourrie de traductions arabes recueillant des traditions romaines et orientales, l'astrologie médiévale établit un lien entre les planètes et les humeurs, en particulier entre Saturne et la bile noire. On interprète généralement comme néfaste l'influence de cet astre et, au-delà des tempéraments mélancoliques, on finit par ranger sous l'appellation d'« enfants de Saturne » tous les êtres déchus ou marginaux de la société, notamment les artistes.
Dans le chant XXI du Paradis, Dante évoque Saturne comme l'astre de la contemplation et de la sagesse : c'est dans la sphère saturnienne que le poète aperçoit les anime speculatrici, d'où s'élève l'échelle lumineuse qui conduit au Divin. La Renaissance florentine redécouvre le génie mélancolique de l'Antiquité. Pour Marsile Ficin (1433-1499), la folie divine et l'héroïsme spirituel manifestent l'influence de Saturne.
Quant à la célébrissime gravure de Dürer, Melencolia I (1514), elle a donné lieu à de multiples interprétations sollicitant tous les champs du savoir - interprétations souvent contradictoires. Elle marque ce que l'on pourrait appeler l'Age d'or de la mélancolie.
Aux XVI éme et XVII éme siècles, le thème suscite des représentations particulièrement riches, où l'espace, les figures et les objets acquièrent un caractère allégorique. On le constate notamment dans les natures mortes dites « vanités » ou dans les paysages de ruines, qui vont connaître un grand succès au XVIII éme siècle.
Enfin, l'artiste peut se représenter lui-même comme génie, parce qu'en proie à la mélancolie.
IV. L'âge classique : L'Anatomie de la mélancolie
La Madeleine à la veilleuse
La Tour Georges de (1593-1652)
Le courant de valorisation de la mélancolie qui s'est développé en Europe, particulièrement dans l'Angleterre élisabéthaine et à la cour de Rodolphe II, à Prague, commence à décliner au début du XVII éme siècle. En 1621, la publication en Angleterre de l'Anatomie de la mélancolie, du pasteur Robert Burton, marque le retour à une conception médicale de la mélancolie et à la dénonciation des maux qu'elle cause.
Mais, dans le domaine artistique, le thème de la mélancolie perd ses spécificités et ne suggère plus guère que des idées de solitude et de méditation. Dans l'Iconologie de Cesare Ripa (première édition en 1593), la Mélancolie est une jeune femme esseulée assise sur un rocher, et ce modèle, devenu un poncif, se retrouve au long des XVII éme et XVIII éme siècles. Ainsi réduit à des sentiments vagues, le thème peut « contaminer » d'autres images, la figure de Démocrite dans le domaine profane, celles de saint Jérôme et de sainte Marie-Madeleine dans le domaine religieux.
V. Le XVIIIe siècle : Les Lumières et leurs ombres
Pour le savoir désormais laïque, la mélancolie est une maladie de l'esprit et trouve sa place dans une nosologie ; en tant que telle, elle est appelée à être traitée dans des institutions comme l'asile ou l'hospice.
Ceci étant, la rationalité engendre aussi une nouvelle subjectivité. Tout ce qui ne se laisse pas subsumer par la raison est rassemblé dans un territoire qui s?appellera plus tard l'intériorité. La mélancolie bourgeoise du XVIII éme siècle devient un malaise de vivre général, une sentimentalité. Son décor est la Nature dont la solitude permet au sujet de se détourner du monde et de prendre conscience de lui-même. Ainsi, avec une figure comme le René de Chateaubriand (le roman est publié en 1802), c?est tout le courant romantique qui s'inaugure.
VI. Dieu est mort-Le romantisme
Moine au bord de la mer
Friedrich Caspar David (1774-1840)
Avec la mort de Dieu proclamée par Nietzsche se termine la longue histoire de la perte d'un monde garanti par la foi ; désormais la solitude de l'homme dans le monde est scellée.
À partir d'une fuite devant une réalité décevante, l'attitude mélancolique se transforme en une négation tragique du monde. Vers la fin du siècle, la mélancolie se radicalise et conduit à un véritable désespoir métaphysique qui s'exprime avec force dans la littérature, de Baudelaire à Huysmans. Dans la figure de Satan ou dans des visions d'un érotisme exacerbé, dans l'attention portée aux cauchemars et l'exaltation de la folie, c'est tout le vocabulaire de l'acedia qui réapparaît. Mais il ne s'agit plus de combattre des tentations pour maintenir une foi, il s'agit de subir le malheur de la condition humaine.
L'une des plus fortes images de cette aliénation est alors celle de l'homme solitaire au milieu des grandes villes. Et de même que la flânerie manifeste l'ennui et l'oisiveté du sujet, le spleen1 devient l'expression moderne de la mélancolie.
VII. La naturalisation de la mélancolie
Si le XIX éme siècle renforce ainsi l'isolement de la mélancolie et la mainmise sur elle de la médecine, de la psychiatrie et de la psychologie, l'histoire de l'aliénation, de Charcot à Freud, continue à s'écrire tout au long du XX éme siècle. La philosophie décrit l'homme moderne, son état d'expérience et son rapport au réel comme contingents, un état d'équilibre précaire. Sans faire l'objet d'une définition unanimement reconnue, la mélancolie devient un topos de la science nouvelle de l'âme.
VIII. L'ange de l'Histoire Mélancolie et temps modernes
Edward Hopper
Cinéma à New York
Au XX éme siècle, la conscience malheureuse liée à la subjectivité solitaire du mélancolique se trouve aggravée par les effets de l'Histoire, qu'il s'agisse de l'échec des grandes utopies sociales et des idéologies politiques, ou des catastrophes collectives comme la Grande Guerre. Les totalitarismes favorisent le repli mélancolique sur soi. Le moment esthétique devient un moyen de distanciation par rapport au monde.
Le présent se définit dès lors comme le temps de la postériorité : une « posthistoire » après une époque d'optimisme à l'égard de l'Histoire, une postmodernité après des innovations visionnaires et après la fin de la grande foi dans le Progrès. De même, les espoirs liés au projet fondamental des Lumières semblent s'amenuiser. Ne pourrait-on pas imaginer, comme dépassement de la postériorité et comme nouvelle vision, une utopie qui inclurait la mélancolie (et le travail de deuil) comme paradoxe d'un nouveau projet historique révolutionnaire ?
La mélancolie relève en premier lieu de l'histoire hippocratique des humeurs (mélas Kholè) la bile noire, ainsi que d'une théorie chimique de la fermentation de vapeurs qui perdurera jusqu'au XIX éme siècle ; alors même que ce vocable tendait à désigner un état d'aliénation mentale de plus en plus séparé de la physiologie.
Le mot, mélancolie désignait dans l'Antiquité un état de tristesse et d'anxiété sans fièvre, le plus souvent accompagné d'une idée fixe ou d'une représentation quasi délirante, cet état étant marqué par un excès de bile noire que certains auteurs considéraient comme la causse de la maladie et d'autres comme un symptôme.
On peut repérer à travers l'histoire du terme mélancolie des déplacements de sa signification, que l'on peut classer en quatre thèmes de références: la conception de l'humeur, le symptôme de l'idée fixe, la maladie de la passion amoureuse, et le caractère de génie.
La mélancolie semble encore échapper à toute tentative de classification définitive, comme en témoigne par exemple l'évolution qui va du DSM de 1980, (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder) au DSM de 1987 et à celui de 1994 à travers laquelle se modifient ses signes diagnostiques, la classification internationales des maladies de l'OMS la pratiquement fait disparaître.
Esquirol en 1820 dans son ouvrage : «De la Lypémanie ou mélancolie » écrivait déjà :
« Le mot mélancolie consacré dans la langue vulgaire pour exprimer l'état habituel de tristesse de quelques individus doit être laissé aux moralistes et aux poètes qui dans leurs expressions ne sont pas obligés à autant de sévérité que les médecins. Cette dénomination peut être conservée pour le tempérament dans laquelle prédomine le système hépatique et désigne la disposition aux idées fixes, à la tristesse tandis que le mot monomanie exprime un état anormal de la sensibilité physique ou morale avec délire inconscient et fixe». Esquirol adopta le mot de lypémanie (Lypé, chagrin) pour remplacer celui de mélancolie.
L'intérêt de cette ambiguïté propre au terme de mélancolie s'exprime tout au long de l'histoire de la psychiatrie dont on peut faire remonter l'origine à la fin du XVII éme siècle avec la pratique du « traitement moral » à travers deux formes sémiologiques paradoxales, constitués de traits contradictoires ; tels que les marques du génie et de la folie d'une part, et celles du permanent et de l'accidentel d'autre part.
Freud écrivait déjà en 1915 au commencement de son article « Deuil et mélancolie » :
« La mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n'est pas certain qu'on puisse les rassembler en une unité, et parmi certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu'à des affections psychogènes ».
Le concept se complique encore plus si l'on fait appel à une autre tradition, la tradition éthologique (coutume) qui désigne aussi un ensemble de caractère culturels, voire moral, plus littéraire mais qui influe sur l'approche médicale et psychiatrique.
Par son étymologie, le mot mélancolie range l'affection qu'il désigne dans la théorie hippocratique des quatre humeurs, la bile noire, la bile jaune, la pituite (humeur blanche et visqueuse, sécrétée par certains organes, et particulièrement celle qui vient du nez et des bronches.) et le sang qui perdurera jusqu'au XIX éme siècle.
On fait remonter à l'aphorisme 23 du livre VI des aphorismes d'Hippocrate la première définition de la mélancolie :
« Si crainte et tristesse durent longtemps, un tel état est mélancolique » Gatien représentant de la médecine gréco-romaine complétera cette définition :
« La mélancolie est une maladie qui lèse la pensée avec malaise et aversion pour les choses les plus chère sans fièvre. Chez certains de ces malades s'ajoute une bile abondante et noire qui attaque l'œsophage, si bien qu'ils vomissent et en même temps leur pensée est conjointement atteinte ». (Gatien, Définitions médicales XIX K46). On ne peut mieux souligner l'influence réciproque de l'âme et du corps.
D'autres auteurs, Arêtée et Cappadoce ont étendu la sémiologie de la mélancolie bien au-delà des seuls effets de la bile noire, à un trouble de l'entendement plus multiforme. Cicéron dans les Tusculanes alla jusqu'à traduire la mélancolie des Grecs par le terme de « furor », en réduisant la mélancolie a une profonde colère.
Les Grecs eux voudraient bien en faire autant, mais les mots les trahissent : ce que nous entendons par « furor », ils l'appellent « melagkholia », tout comme si l'esprit était seulement dérangé par la bile noire, comme si ce n'était pas souvent le cas sous l'effet d'une colère, d'une terreur ou d'une douleur particulièrement fortes. C'est à ce genre de trouble que nous pensons quand nous disons qu'Ajax ou Oreste sont atteints de Furor.
C'est avec le fameux problème XXX d'Aristote que le mot mélancolie suivant la variété des manifestations de l'ivresse en fonction du caractère des individus, désigne les modifications excessives et incompréhensibles de celui-ci dès lors que la bile noire agite en trop grande quantité ou bien qu'une occurrence extérieure la sollicite trop brutalement.
Les figures de la mélancolie.
Si les anciens avaient bien décrit les diverses manifestations de la mélancolie, la Renaissance les érigent en modèle quasi autonomes . dans ce cadre la «mélancolie érotique» offre un exemple des plus instructifs dans la mesure où elle fournit matière à de nombreux traités provenant de médecins, philosophes et théologiens. On trouve dans l'Antiquité de nombreuses allusions aux embarras causés par l'état amoureux du fait d'Eros.
Cette passion a donné lieu au XVI et XVII éme siècle à une catégorie particulière de mélancolie, la mélancolie érotique comparée à une sorte de rage d'amour ou folie amoureuse expression qu'un médecin comme Jacques Ferrand traduit dans son traité de 1623, du mot de « erotomania ». Sans doute pourrait-on la considérer comme une maladie du désir.
« Nous discutons donc selon cette doctrine (Hippocrate) que l'amour ou passion érotique est une espèce de rêverie, procédant d'un désir excessif du jouir de l'objet aimable. Or si cette rêverie est sans fièvre, accompagnée d'une peur et tristesse ordinaire, elle se nomme mélancolie ».
Ferrand fait du cœur le siège de la causse de la maladie, du foie le siège de l'amour et des parties sexuelles le siège des causses conjointes. Il renvoie cependant les symptômes au cerveau comme responsable de l'altération général de l'esprit et du tempérament.
Ses contemporains, Guilbert ou Burton ont également respecté cette classification, Burton parle à ce sujet de mélancolie héroïque également signalé par Ferrand qui la fait remonter aux auteurs arabes.
« Avicienne avec toute la famille arabesque appelle cette maladie en sa langue Allasch ou Hiscus, Arnaud de Villanova, Gordon et et leurs contemporainées la nomment Amour héroïque, ou seigneurial, soit que les anciens Héros ou demi-Dieux soient esté beaucoup travaillez de ce mal, comme les poètes fabuleux récitent, ou bien que les grands seigneurs et Dames soient plus enclins à cette maladie que le peuple, ou finalement, dautant que l'amour seigneurie et maîtrise les cœurs des amans».
De la maladie d'Amour ou mélancolie érotique. J Ferrand.
Johann Heinrich Füssli,
«Ezzelin Bracciaferro, songeur, devant Méduna qu’il a tuée pour son infidélité lorsqu’il était en Terre Sainte», c.1780.
La mélancolie amoureuse s'offre donc du seul point de vue de l'humeur ou de l'affect comme le modèle d'un comportement caractérisé par un désinvestissement du monde extérieur, un repli sur soi et une douleur morale qu'alimentent des sentiments d'autodépréciation et de culpabilité. Sans doute la survenue d'un deuil ou d'une séparation n'offre-t-elle à la mélancolie qu'une occasion de se manifester. Il reste que comme le montrent les ouvrages traitant de la maladie d'amour, la mélancolie s'affirme comme une maladie du désir au sens ou celui-ci foncièrement attaqué semble donné lieu à des formulations expressives diverses, telles que l'ennui ou la nostalgie, entendue au XVII éme siècle comme la maladie de l'exil, la maladie du regret du pays d'origine. Ce que l'on entend par mélancolie se laisserait dès lors appréhender par les symptômes mêmes qui repérés depuis l'Antiquité, relevaient aujourd'hui d'un glissement métaphorique, c'est-à-dire, l'humeur et la douleur morale, l'idée fixe et le délire partiel, la nostalgie amoureuse et l'état de deuil ainsi que la caractéristique du génie et l'hyper-lucidité d'un discours réduit à une authenticité pathologique. Maladie narcissique, maladie du désir et de la vérité au sens où comme l'énonce Freud, le sujet mélancolique aurait approché celle-ci de si prés qu'il en tombe malade (Deuil et mélancolie 1915). La mélancolie au-delà de la séduction d'un discours philosophique ou littéraire, défie dans la champ psychiatrique tout effort de réduction classificatoire.
Attribué à Aristote (384-322 avant J.-C.), le fameux Problème XXX commence par ces lignes que l'on pourrait placer en exergue : « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l?Etat, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d?être saisis par des maux dont la bile noire est l'origine ? ». (traduction Jackie Pigeaud). Et c'est un siècle auparavant, au Ve siècle avant J.-C. donc, que la théorie des quatre humeurs commence à s'affirmer dans les écrits dits « hippocratiques » ; parmi ces humeurs, la bile noire (melagkholia, d'où le mot mélancolie) était reconnue comme la plus dangereuse à cause de son instabilité.
II. Le Moyen Age, Le Bain du diable
Saint Jean-Baptiste dans le désert
Description :
vers 1465-95 ; oeuvre de Gérard de Saint-Jean
À partir de la fin du III éme siècle, des Chrétiens rompent avec la société et se retirent dans les déserts d'Egypte et de Syrie. Des pensées incontrôlables les assaillent sous forme de tentations, et les plongent dans une prostration que les textes d'alors nomment acedia. Le mot traverse tout le Moyen Age. Dans la théologie, l'accidie, qui mène à la paresse du c?ur, sera longtemps considérée comme l?un des péchés capitaux.
À la fin du Moyen Age, dans les pays du Nord, les multiples représentations des tentations des saints ermites (et en particulier de saint Antoine) dénotent le trouble des esprits et annoncent la venue de la Réforme. Visions et obsessions sont rapportées à l'action du démon, favorisées par la condition monastique.
L'iconographie chrétienne multiplie par ailleurs les images du deuil et de l'affliction : Enfant Jésus endormi sur le bois de la Croix, saint Jean au pied de la Croix, Saintes Femmes éplorées? adoptent souvent la pose qui deviendra celle de la Mélancolie, la main gauche soutenant la tête.
III. La Renaissance Les Enfants de Saturne
La Mélancolie
Auteur :Dürer Albrecht (1471-1528)
Auteur :Dürer Albrecht (1471-1528)
Nourrie de traductions arabes recueillant des traditions romaines et orientales, l'astrologie médiévale établit un lien entre les planètes et les humeurs, en particulier entre Saturne et la bile noire. On interprète généralement comme néfaste l'influence de cet astre et, au-delà des tempéraments mélancoliques, on finit par ranger sous l'appellation d'« enfants de Saturne » tous les êtres déchus ou marginaux de la société, notamment les artistes.
Dans le chant XXI du Paradis, Dante évoque Saturne comme l'astre de la contemplation et de la sagesse : c'est dans la sphère saturnienne que le poète aperçoit les anime speculatrici, d'où s'élève l'échelle lumineuse qui conduit au Divin. La Renaissance florentine redécouvre le génie mélancolique de l'Antiquité. Pour Marsile Ficin (1433-1499), la folie divine et l'héroïsme spirituel manifestent l'influence de Saturne.
Quant à la célébrissime gravure de Dürer, Melencolia I (1514), elle a donné lieu à de multiples interprétations sollicitant tous les champs du savoir - interprétations souvent contradictoires. Elle marque ce que l'on pourrait appeler l'Age d'or de la mélancolie.
Aux XVI éme et XVII éme siècles, le thème suscite des représentations particulièrement riches, où l'espace, les figures et les objets acquièrent un caractère allégorique. On le constate notamment dans les natures mortes dites « vanités » ou dans les paysages de ruines, qui vont connaître un grand succès au XVIII éme siècle.
Enfin, l'artiste peut se représenter lui-même comme génie, parce qu'en proie à la mélancolie.
IV. L'âge classique : L'Anatomie de la mélancolie
La Madeleine à la veilleuse
La Tour Georges de (1593-1652)
Le courant de valorisation de la mélancolie qui s'est développé en Europe, particulièrement dans l'Angleterre élisabéthaine et à la cour de Rodolphe II, à Prague, commence à décliner au début du XVII éme siècle. En 1621, la publication en Angleterre de l'Anatomie de la mélancolie, du pasteur Robert Burton, marque le retour à une conception médicale de la mélancolie et à la dénonciation des maux qu'elle cause.
Mais, dans le domaine artistique, le thème de la mélancolie perd ses spécificités et ne suggère plus guère que des idées de solitude et de méditation. Dans l'Iconologie de Cesare Ripa (première édition en 1593), la Mélancolie est une jeune femme esseulée assise sur un rocher, et ce modèle, devenu un poncif, se retrouve au long des XVII éme et XVIII éme siècles. Ainsi réduit à des sentiments vagues, le thème peut « contaminer » d'autres images, la figure de Démocrite dans le domaine profane, celles de saint Jérôme et de sainte Marie-Madeleine dans le domaine religieux.
V. Le XVIIIe siècle : Les Lumières et leurs ombres
Francisco Goya
Saturne évorant ses enfants 1821-1823
L'âge des Lumières crée dans un premier temps un nouvel ordre en classant la mélancolie dans le domaine de la déraison et de la folie. Si Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, parlait de ces « insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois lorsqu'ils sont très pauvres », cette bile noire de la folie devient avec Diderot une faiblesse intellectuelle et physique : « C'est le sentiment habituel de notre imperfection. [...] elle est le plus souvent l'effet de la faiblesse de l'âme et des organes : elle l'est aussi des idées d'une certaine perfection, qu'on ne trouve ni en soi, ni dans les autres, ni dans les objets de ses plaisirs, ni dans la nature [...] » (Encyclopédie).Saturne évorant ses enfants 1821-1823
Pour le savoir désormais laïque, la mélancolie est une maladie de l'esprit et trouve sa place dans une nosologie ; en tant que telle, elle est appelée à être traitée dans des institutions comme l'asile ou l'hospice.
Ceci étant, la rationalité engendre aussi une nouvelle subjectivité. Tout ce qui ne se laisse pas subsumer par la raison est rassemblé dans un territoire qui s?appellera plus tard l'intériorité. La mélancolie bourgeoise du XVIII éme siècle devient un malaise de vivre général, une sentimentalité. Son décor est la Nature dont la solitude permet au sujet de se détourner du monde et de prendre conscience de lui-même. Ainsi, avec une figure comme le René de Chateaubriand (le roman est publié en 1802), c?est tout le courant romantique qui s'inaugure.
VI. Dieu est mort-Le romantisme
Moine au bord de la mer
Friedrich Caspar David (1774-1840)
Avec la mort de Dieu proclamée par Nietzsche se termine la longue histoire de la perte d'un monde garanti par la foi ; désormais la solitude de l'homme dans le monde est scellée.
À partir d'une fuite devant une réalité décevante, l'attitude mélancolique se transforme en une négation tragique du monde. Vers la fin du siècle, la mélancolie se radicalise et conduit à un véritable désespoir métaphysique qui s'exprime avec force dans la littérature, de Baudelaire à Huysmans. Dans la figure de Satan ou dans des visions d'un érotisme exacerbé, dans l'attention portée aux cauchemars et l'exaltation de la folie, c'est tout le vocabulaire de l'acedia qui réapparaît. Mais il ne s'agit plus de combattre des tentations pour maintenir une foi, il s'agit de subir le malheur de la condition humaine.
L'une des plus fortes images de cette aliénation est alors celle de l'homme solitaire au milieu des grandes villes. Et de même que la flânerie manifeste l'ennui et l'oisiveté du sujet, le spleen1 devient l'expression moderne de la mélancolie.
VII. La naturalisation de la mélancolie
Tête de caractère
Appartient à un ensemble de 69 Têtes de caractère, dérivation de son Autoportrait
Messerschmidt Franz-Xaver (1736-1783)
La psychiatrie se constitue dans le champ de la médecine dès la première décennie du XIX éme siècle. Les figures de la mélancolie et de son autre pôle, la manie, deviennent un objet d'étude privilégié de la science nouvelle. On hésite sur les appellations : de l'hypocondrie et de la neurasthénie à la lypémanie, avant de parler de « psychose maniaco-dépressive » et de « dépression bipolaire ».Appartient à un ensemble de 69 Têtes de caractère, dérivation de son Autoportrait
Messerschmidt Franz-Xaver (1736-1783)
Si le XIX éme siècle renforce ainsi l'isolement de la mélancolie et la mainmise sur elle de la médecine, de la psychiatrie et de la psychologie, l'histoire de l'aliénation, de Charcot à Freud, continue à s'écrire tout au long du XX éme siècle. La philosophie décrit l'homme moderne, son état d'expérience et son rapport au réel comme contingents, un état d'équilibre précaire. Sans faire l'objet d'une définition unanimement reconnue, la mélancolie devient un topos de la science nouvelle de l'âme.
VIII. L'ange de l'Histoire Mélancolie et temps modernes
Edward Hopper
Cinéma à New York
Au XX éme siècle, la conscience malheureuse liée à la subjectivité solitaire du mélancolique se trouve aggravée par les effets de l'Histoire, qu'il s'agisse de l'échec des grandes utopies sociales et des idéologies politiques, ou des catastrophes collectives comme la Grande Guerre. Les totalitarismes favorisent le repli mélancolique sur soi. Le moment esthétique devient un moyen de distanciation par rapport au monde.
Le présent se définit dès lors comme le temps de la postériorité : une « posthistoire » après une époque d'optimisme à l'égard de l'Histoire, une postmodernité après des innovations visionnaires et après la fin de la grande foi dans le Progrès. De même, les espoirs liés au projet fondamental des Lumières semblent s'amenuiser. Ne pourrait-on pas imaginer, comme dépassement de la postériorité et comme nouvelle vision, une utopie qui inclurait la mélancolie (et le travail de deuil) comme paradoxe d'un nouveau projet historique révolutionnaire ?
La mélancolie relève en premier lieu de l'histoire hippocratique des humeurs (mélas Kholè) la bile noire, ainsi que d'une théorie chimique de la fermentation de vapeurs qui perdurera jusqu'au XIX éme siècle ; alors même que ce vocable tendait à désigner un état d'aliénation mentale de plus en plus séparé de la physiologie.
Le mot, mélancolie désignait dans l'Antiquité un état de tristesse et d'anxiété sans fièvre, le plus souvent accompagné d'une idée fixe ou d'une représentation quasi délirante, cet état étant marqué par un excès de bile noire que certains auteurs considéraient comme la causse de la maladie et d'autres comme un symptôme.
On peut repérer à travers l'histoire du terme mélancolie des déplacements de sa signification, que l'on peut classer en quatre thèmes de références: la conception de l'humeur, le symptôme de l'idée fixe, la maladie de la passion amoureuse, et le caractère de génie.
La mélancolie semble encore échapper à toute tentative de classification définitive, comme en témoigne par exemple l'évolution qui va du DSM de 1980, (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder) au DSM de 1987 et à celui de 1994 à travers laquelle se modifient ses signes diagnostiques, la classification internationales des maladies de l'OMS la pratiquement fait disparaître.
Esquirol en 1820 dans son ouvrage : «De la Lypémanie ou mélancolie » écrivait déjà :
« Le mot mélancolie consacré dans la langue vulgaire pour exprimer l'état habituel de tristesse de quelques individus doit être laissé aux moralistes et aux poètes qui dans leurs expressions ne sont pas obligés à autant de sévérité que les médecins. Cette dénomination peut être conservée pour le tempérament dans laquelle prédomine le système hépatique et désigne la disposition aux idées fixes, à la tristesse tandis que le mot monomanie exprime un état anormal de la sensibilité physique ou morale avec délire inconscient et fixe». Esquirol adopta le mot de lypémanie (Lypé, chagrin) pour remplacer celui de mélancolie.
L'intérêt de cette ambiguïté propre au terme de mélancolie s'exprime tout au long de l'histoire de la psychiatrie dont on peut faire remonter l'origine à la fin du XVII éme siècle avec la pratique du « traitement moral » à travers deux formes sémiologiques paradoxales, constitués de traits contradictoires ; tels que les marques du génie et de la folie d'une part, et celles du permanent et de l'accidentel d'autre part.
Freud écrivait déjà en 1915 au commencement de son article « Deuil et mélancolie » :
« La mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n'est pas certain qu'on puisse les rassembler en une unité, et parmi certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu'à des affections psychogènes ».
Le concept se complique encore plus si l'on fait appel à une autre tradition, la tradition éthologique (coutume) qui désigne aussi un ensemble de caractère culturels, voire moral, plus littéraire mais qui influe sur l'approche médicale et psychiatrique.
Par son étymologie, le mot mélancolie range l'affection qu'il désigne dans la théorie hippocratique des quatre humeurs, la bile noire, la bile jaune, la pituite (humeur blanche et visqueuse, sécrétée par certains organes, et particulièrement celle qui vient du nez et des bronches.) et le sang qui perdurera jusqu'au XIX éme siècle.
On fait remonter à l'aphorisme 23 du livre VI des aphorismes d'Hippocrate la première définition de la mélancolie :
« Si crainte et tristesse durent longtemps, un tel état est mélancolique » Gatien représentant de la médecine gréco-romaine complétera cette définition :
« La mélancolie est une maladie qui lèse la pensée avec malaise et aversion pour les choses les plus chère sans fièvre. Chez certains de ces malades s'ajoute une bile abondante et noire qui attaque l'œsophage, si bien qu'ils vomissent et en même temps leur pensée est conjointement atteinte ». (Gatien, Définitions médicales XIX K46). On ne peut mieux souligner l'influence réciproque de l'âme et du corps.
D'autres auteurs, Arêtée et Cappadoce ont étendu la sémiologie de la mélancolie bien au-delà des seuls effets de la bile noire, à un trouble de l'entendement plus multiforme. Cicéron dans les Tusculanes alla jusqu'à traduire la mélancolie des Grecs par le terme de « furor », en réduisant la mélancolie a une profonde colère.
Les Grecs eux voudraient bien en faire autant, mais les mots les trahissent : ce que nous entendons par « furor », ils l'appellent « melagkholia », tout comme si l'esprit était seulement dérangé par la bile noire, comme si ce n'était pas souvent le cas sous l'effet d'une colère, d'une terreur ou d'une douleur particulièrement fortes. C'est à ce genre de trouble que nous pensons quand nous disons qu'Ajax ou Oreste sont atteints de Furor.
C'est avec le fameux problème XXX d'Aristote que le mot mélancolie suivant la variété des manifestations de l'ivresse en fonction du caractère des individus, désigne les modifications excessives et incompréhensibles de celui-ci dès lors que la bile noire agite en trop grande quantité ou bien qu'une occurrence extérieure la sollicite trop brutalement.
Les figures de la mélancolie.
Si les anciens avaient bien décrit les diverses manifestations de la mélancolie, la Renaissance les érigent en modèle quasi autonomes . dans ce cadre la «mélancolie érotique» offre un exemple des plus instructifs dans la mesure où elle fournit matière à de nombreux traités provenant de médecins, philosophes et théologiens. On trouve dans l'Antiquité de nombreuses allusions aux embarras causés par l'état amoureux du fait d'Eros.
Cette passion a donné lieu au XVI et XVII éme siècle à une catégorie particulière de mélancolie, la mélancolie érotique comparée à une sorte de rage d'amour ou folie amoureuse expression qu'un médecin comme Jacques Ferrand traduit dans son traité de 1623, du mot de « erotomania ». Sans doute pourrait-on la considérer comme une maladie du désir.
« Nous discutons donc selon cette doctrine (Hippocrate) que l'amour ou passion érotique est une espèce de rêverie, procédant d'un désir excessif du jouir de l'objet aimable. Or si cette rêverie est sans fièvre, accompagnée d'une peur et tristesse ordinaire, elle se nomme mélancolie ».
Ferrand fait du cœur le siège de la causse de la maladie, du foie le siège de l'amour et des parties sexuelles le siège des causses conjointes. Il renvoie cependant les symptômes au cerveau comme responsable de l'altération général de l'esprit et du tempérament.
Ses contemporains, Guilbert ou Burton ont également respecté cette classification, Burton parle à ce sujet de mélancolie héroïque également signalé par Ferrand qui la fait remonter aux auteurs arabes.
« Avicienne avec toute la famille arabesque appelle cette maladie en sa langue Allasch ou Hiscus, Arnaud de Villanova, Gordon et et leurs contemporainées la nomment Amour héroïque, ou seigneurial, soit que les anciens Héros ou demi-Dieux soient esté beaucoup travaillez de ce mal, comme les poètes fabuleux récitent, ou bien que les grands seigneurs et Dames soient plus enclins à cette maladie que le peuple, ou finalement, dautant que l'amour seigneurie et maîtrise les cœurs des amans».
De la maladie d'Amour ou mélancolie érotique. J Ferrand.
Johann Heinrich Füssli,
«Ezzelin Bracciaferro, songeur, devant Méduna qu’il a tuée pour son infidélité lorsqu’il était en Terre Sainte», c.1780.
La mélancolie amoureuse s'offre donc du seul point de vue de l'humeur ou de l'affect comme le modèle d'un comportement caractérisé par un désinvestissement du monde extérieur, un repli sur soi et une douleur morale qu'alimentent des sentiments d'autodépréciation et de culpabilité. Sans doute la survenue d'un deuil ou d'une séparation n'offre-t-elle à la mélancolie qu'une occasion de se manifester. Il reste que comme le montrent les ouvrages traitant de la maladie d'amour, la mélancolie s'affirme comme une maladie du désir au sens ou celui-ci foncièrement attaqué semble donné lieu à des formulations expressives diverses, telles que l'ennui ou la nostalgie, entendue au XVII éme siècle comme la maladie de l'exil, la maladie du regret du pays d'origine. Ce que l'on entend par mélancolie se laisserait dès lors appréhender par les symptômes mêmes qui repérés depuis l'Antiquité, relevaient aujourd'hui d'un glissement métaphorique, c'est-à-dire, l'humeur et la douleur morale, l'idée fixe et le délire partiel, la nostalgie amoureuse et l'état de deuil ainsi que la caractéristique du génie et l'hyper-lucidité d'un discours réduit à une authenticité pathologique. Maladie narcissique, maladie du désir et de la vérité au sens où comme l'énonce Freud, le sujet mélancolique aurait approché celle-ci de si prés qu'il en tombe malade (Deuil et mélancolie 1915). La mélancolie au-delà de la séduction d'un discours philosophique ou littéraire, défie dans la champ psychiatrique tout effort de réduction classificatoire.
1-Les Anglo-saxons utilisent en psychiatrie pour signifier cette humeur le mot « Mood » bien loin du mot « moisture » qui se rapportait à l?humeur liquide au sens hippocratique et qui désignait, déjà par métaphore, le caractère global d?un homme lorsque toutes ses humeurs coulaient dans le même sens. De même on considéra le « spleen » comme cette humeur vague et triste qui provient, au sens ancien d?une accumulation de « humor :moisture » à l?endroit de la rate, siège de la bile noire pour un grand nombre de médecin.
M F
Le han coréen
Le sentiment du han pourrait presque à lui seul symboliser le peuple coréen tant il imprègne avec profondeur la conscience populaire de ce pays. Han est un mot d'origine sino-coréenne qui est d'autant plus difficile à traduire que les langues orientales ont une capacité de rendre les émotions bien plus grande que nos langues occidentales. On peut dire en simplifiant qu'il s'agit d'un mélange de regret, de rancœur, d'amertume, et même de nostalgie, que l'on ressent après des sacrifices et des efforts non récompensés, des attentes déçues, ou encore des rêves évanouis. Bien que le sentiment coréen du han présente des similitudes avec le spleen français popularisé par Baudelaire, il s'agit tout de même d'un sentiment d'une nature fondamentalement différente. Le han est un sentiment d'amertume qui n'est pas violent et pas nécessairement l'expression du désespoir, mais plutôt une douce révolte contre la fatalité et l'impuissance. Cette impression si naturellement ressentie en Corée s'exprime encore aujourd'hui dans l'art populaire, les chansons et le cinéma coréens. On retrouve aussi ce han chez les poètes de Chosôn qui pleurent sur l'infortune de leur vie d'exil, et dans la chanson traditionnelle Arirang qui en est comme la quintessence. Ce sentiment typiquement coréen que l'on sent fuser dans chaque feuilleton télévisé, dans tous les soupirs des ajuma et l'air résigné mais digne des ajoshi, résume bien les vicissitudes du peuple coréen et son « pathos » unique. Le han est par conséquent un sentiment proprement historique.
On ne peut comprendre vraiment ce sentiment de han sans se pencher sur l'histoire particulièrement tragique de la Corée, une péninsule coincé entre le continent chinois et l'île japonaise. Depuis sa fondation lointaine, la Corée a subi 934 invasions, mais les plus éprouvantes ont été celles du Japon dans l'histoire récente du pays. Ainsi c'est au XIX ème siècle que ce sentiment du han prend véritablement racine dans l'âme coréenne. L'assassinat de la reine Ming par les services secrets japonais en 1895 est vécu par les Coréens comme le plus terrible des drames nationaux, car cette femme était adorée par son peuple. Cet assassinat est le prélude de la terrible annexion de la Corée par le Japon entre 1905 et 1945. Pendant ces 40 ans d'occupation japonaise le peuple coréen subi des sévices physiques et des humiliations morales horribles. Le Japon oblige la Corée a adopter la langue japonaise, à se convertir au shintoïsme et à adorer l'Empereur. Mais le pire réside certainement dans la prostitution forcée de nombreuses femmes coréennes au « service » des soldats japonais. Quand on connaît le sens de l'honneur et la pudeur des femmes d'Asie, on imagine la profondeur du traumatisme engendré par une telle exaction. D'ailleurs, le han est un sentiment plus spécifiquement féminin que masculin, car dans l'histoire de la Corée ce sont les femmes qui ont probablement le plus souffert. La très belle histoire de Chunyang, une jeune femme qui se sacrifie pour son père aveugle afin qu'il recouvre la vue est emblématique de ce sentiment de han plus typiquement féminin. Ce sentiment de han est certainement aussi pour beaucoup dans le génie artistique exceptionnel du peuple coréen, un peu comme s'il avait su sublimer sa mélancolie dans des créations absolument originales à l'image d'un cinéma qui n'arrête pas d'étonner?
Jean-Luc Berlet