Plus on prête attention aux coïncidences, plus elles se produisent .
Vladimir Nabokov
La coïncidence désigne l’incidence conjointe de deux évènements à laquelle on donne sens. L’exemple classique de la coïncidence c’est de penser à une personne qu’on a plus vue depuis longtemps et soudain de la croiser au coin de la rue. Les esprits les plus « cartésiens » diraient qu’il s’agit d’un pur hasard, mais la plupart des gens voient dans ce type d’évènements une coïncidence qui fait signe. Certains vont même jusqu’à être « hantés » par de telles coïncidences, ceux qu’on appelle les superstitieux. Or, la question que nous nous posons semble présupposer une superstition consubstantielle au genre humain… Le « nous » a aussi toute son importance dans l’énoncé, car on peut soit le prendre pour une forme de politesse substituée au « je » ou alors le prendre pour un vrai nous collectif, ce qui change le sens de la question. Pour des raisons « stratégiques » je préfère privilégier le « nous » collectif dans ce bref exposé afin de réserver le « nous » subjectif pour le débat…
Sommes-nous hantés par la coïncidence, nous autres occidentaux ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit derrière cette singulière et insidieuse question ! L’Occident est le lieu géographique et spirituel qui a renié sa foi enchantée en la coïncidence pour lui substituer le règne aseptisé de la technique pour parler comme Heidegger. Or aujourd’hui, les signes qui montrent que la coïncidence hante la conscience occidentale sont légion comme les démons exorcisés par le Christ ! Tout se passe comme si l’inconscient occidental n’avait jamais réussi à faire le deuil de la pensée magique et mythique de son passé. Dans son célèbre ouvrage le désenchantement du monde le philosophe français Marcel Gaucher n’a fait que de reprendre sous un angle historique la formidable intuition psychologique de Carl Gustav Jung. Pour le psychanalyste dissident de Freud, l’Occident a besoin de se recréer un nouveau mythe, car il ne s’est pas remis de la perte de ses anciens mythes. Or, au cœur de toutes les mythologies, il y a toujours cette idée magique d’une coïncidence fondamentale entre le macrocosme et le microcosme, entre le Ciel et la Terre, entre le monde des dieux et celui des hommes. Cette idée vieille comme le monde déjà soutenue par Pythagore à travers la doctrine de l’âme du monde se retrouve tout le long d’une longue tradition ésotérique. On se contentera de citer ici la théorie de la coïncidence des contraires du mystique allemand Nicolas de Cues au 15e siècle, de la métaphore du miroir du monde du philosophe italien Giordano Bruno au 16e siècle ou encore la théorie des correspondances du savant suédois Swedenborg au 18e siècle. Or, ces idées n’ont cessé de hanter les écrivains romantiques du 19e siècle à l’image de Goethe, de Blake, de Balzac, de Baudelaire ou de Victor Hugo. Aujourd’hui la doctrine de la coïncidence continue à hanter la conscience de l’Occident à travers les écrits New Age et le succès des romans ésotériques de Paulo Coehlo ou de Dan Brown…
Pour terminer sur une touche plus personnelle, il me faut admettre que le mot d’entame de Nabokov me parle, car dès que j’ai commencé à rédiger ce texte, de nombreuses coïncidences sont venues me hanter… or cela ne veut pas dire que la coïncidence relève de l’illusion, mais plutôt qu’elle est toujours déjà là et qu’elle n’apparaît dans son évidence qu’à celui qui s’intéresse à elle ! Tel Socrate hanté par son démon, je suis hanté par ma coïncidence. Cette coïncidence, c’est mon anima, cette femme qui n’est ni jamais tout à fait la même, ni tout à fait une autre, qui m’aime et que j’aime et qui elle seule me comprend…
Jean-Luc Berlet.
café-philo du 12 juin 2012