« Penser ne suffit pas : il faut penser à quelque chose »
Jules Renard
Cette petite phrase de Jules Renard pourrait très bien figurer comme devise dans le bureau d’un manager qui veut se la jouer intello! En l’occurrence, le manager croit penser à quelque chose en calculant la manière la plus efficace d’améliorer la rentabilité de son entreprise. Or, à mon sens penser à quelque chose d’aussi concret que des noms d’employés à virer revient à ne pas penser du tout ! Renard s’est crû malin à travers sa petite phrase, mais à mon sens c’est tout le contraire qui est vrai. Le paradoxe de la pensée, c’est qu’elle ne peut survivre dans la prison d’une chose précise, mais qu’elle a besoin du vague de l’infini pour pouvoir s’épanouir. Penser, au sens noble du terme, c’est précisément ne penser à rien de précis, ce qui s’appelle méditer. Ce n’est pas un hasard si la plupart des grands penseurs de l’histoire ont été de grands marcheurs solitaires, car c’est là l’exercice favorable à la méditation par excellence. Aristote, Rousseau, Kant, Nietzsche et Kierkegaard en sont les incarnations les plus célèbres. Or, la manager, de par sa fonction même, ne présente aucune caractéristique favorable à la pensée. Tout ce qu’il fait se résume à une forme de calcul, mais calculer ce n’est pas penser !
Heidegger a effectué avec beaucoup de pertinence la distinction entre une raison calculatrice et une raison méditative, la première se rapportant au latin ratio et la seconde au grec logos. Or pour le philosophe allemand, seul la raison méditative mérite d’être appelée pensée. Heidegger déplore avec raison l’invasion de la conscience occidentale par la raison calculatrice, ce qu’il désigne comme emprise de technique. Il est même allé jusqu’à déclarer de façon provocante que la science ne pensait pas ! C’est certainement vrai pour la techno-science qui a les faveurs des lobbys militaro-industriels mais le constat est plus discutable pour la science théorique qui implique toujours une réflexion philosophique. La figure du manager n’était pas encore en vogue au temps de Heidegger, mais il est clair que ce dernier lui aurait encore davantage refusé la pensée qu’au savant. Pour Heidegger, penser c’est prendre soin de la question de l’Etre que la métaphysique occidentale a délaissé au profit de la question de l’étant. C’est en ce sens qu’on peut dire que la pensée est un pansement destiné à soigner la blessure ontologique d’une humanité coupable d’avoir délaissé l’Être…
Pour sa part, le manager n’en a que faire de la question de l’Être, son souci se portant exclusivement sur des « étants » très basiques ! S’il est avéré qu’il ne pense pas au sens « heideggérien » du terme, on peut tout de mettre admettre avec la psychanalyse que « ça » pense en lui. En fait, le manager est le fidèle instrument du Système qui l’a mis en place et en ce sens il n’a aucune pensée propre mais uniquement celle de son maître. En échange de sa loyauté, pour ne pas dire soumission, le Système lui octroie une gratification narcissique dont le salaire est l’instrument de mesure. En se prenant pour un petit dieu capable de faire trembler ses subalternes, le manager est en définitive une bien piètre figure de ce que j’appelle métaphoriquement « le complexe de Dieu »…
Jean Luc Berlet, café philo du 7 décembre 2010.