Don Juan est-il mort ? (« Philosoph’art » du 19 mai 2007 par Jean-Luc Berlet)
Avant de défendre la thèse kierkegaardienne sur le Don Juan de Mozart, il me faut brièvement rappeler les origines de la légende de cet archétype de la séduction. Au XVII ème siècle, La Chronique de Séville raconte que Don Juan Tenorio tua une nuit le Commandeur Ulloa, après avoir enlevé sa fille. Les Franciscains, dans la chapelle desquels, le commandeur avait été enterré, attirèrent Don Juan dans leur couvent où ils le tuèrent. Ils firent répandre la rumeur que Don Juan était venu profaner la mémoire du commandeur et que la fameuse statue l’avait alors englouti et entraîné en enfer. Depuis, les poètes ont adopté la version des franciscains et ont attribué le châtiment au Ciel. Dans la foulée, le moine Tirso de Molina composa la comédie : « El Burlador de Séville y el Convidado de Piedra ». Ainsi naissait le mythe de Don Juan.
Tel le phénix qui toujours renaît de ses cendres, Don Juan ne cesse de mourir pour mieux ressusciter. Don Juan est une figure mythique éternelle et en ce sens il est immortel. Mais c’est incontestablement l’art et plus précisément la musique qui a sauvé Don Juan de la mort certaine à laquelle le condamnait la littérature…En réduisant Don Juan à une figure démoniaque de la séduction, la littérature classique l’aurait mutilé de sa dimension existentielle très féconde. De ce point de vue, la version du Don Juan de Zorilla a le mérite de dégager la légende de son carcan moraliste en imaginant un pardon final accordé par la belle Inès à son séducteur. Mais pour Kierkegaard, c’est incontestablement Mozart qui a su inscrire le mythe de Don Juan dans le registre des œuvres éternelles. Pour Kierkegaard, le Don Giovanni de Mozart, dont il ne ratait aucune représentation, est le plus grand opéra de tous les temps. Le philosophe Danois ne se contente pas d’en rester au stade de l’admiration esthétique, mais il justifie son point de vue à travers une argumentation très subtile dans son essai consacré à l’érotisme musical. Pour Kierkegaard, seule la musique constitue un médium adéquat pour exprimer une telle génialité sensuelle. Et c’est bien sûr, le Don Giovanni de Mozart qui est l’expression la plus accomplie du génie érotique de Don Juan !
Don Juan est la figure idéale de ce que Kierkegaard appelle la génialité érotico-sensuelle, une figure qui ne pouvait qu’apparaître dans le cadre du christianisme. Pour le philosophe danois, si Don Juan est une figure démoniaque, ce n’est pas au sens traditionnel du blasphème et de l’immoralité, mais au sens de la sensualité opposée à la spiritualité. C’est pourquoi, Don Juan ne peut mourir d’une mort naturelle, mais qu’il faut l’intervention surnaturelle d’un revenant pour le tuer, car seul l’esprit peut dompter la chair ! Le don Juan musical de Mozart s’oppose au Don Juan « réfléchi » d’un Byron ou d’un Molière. Chez ces deux auteurs, Don Juan reste encore en grande partie la figure perverse du séducteur calculateur qui prend plaisir à tromper les femmes et à les faire souffrir. Or, d’après Kierkegaard, il n’y a rien de tel chez le Don Juan de Mozart qui est une figure du désir sensuel immédiat. Pour le père de l’existentialisme, le terme même de séducteur ne s’applique pas très bien à Don Juan à qui manque la conscience inhérente à l’acte de séduction. Pour Kierkegaard, Don Juan ne séduit pas vraiment, mais il désire ardemment et c’est l’ardeur de son désir qui s’avère irrésistiblement séductrice…Don Juan jouit de l’assouvissement du désir, et dès qu’il en a joui, il cherche un nouvel objet et ainsi de suite ! Il trompe donc réellement, mais pas en projetant d’avance sa tromperie ; c’est la puissance propre de la sensualité qui trompe les femmes séduites. ( cf la citation de Kierkegaard)
En définitive, le Don Juan de Mozart constitue une version « italianisée » du Don Juan originel qui est typiquement espagnol. C’est pourquoi, Don Giovanni secrète le parfum léger de l’innocence là où Dom Juan transpire l’odeur tragique du sang ! Il y a du Casanova dans le Don Juan de Mozart…
Biblio et musicographie : Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien…- Mozart, Don Giovanni
Jean-Luc Berlet.
Illustration: Delacroix Eugène (1798-1863) Le Naufrage de Don Juan (Byron, Don Juan, Chant II)
Paris, musée du Louvre