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sujet du 11 novembre 2007 au Saint-René
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Comme je l’ai expliqué avant le débat, ce libellé a été choisi par souci de simplicité. La question exacte était A quelle condition peut-on dire qu’on a une histoire ? Autrement dit, est-il suffisant de vivre une série d’événements, d’avoir « des » histoires, qu’il « se passe quelque chose », de « vivre avec son temps », pour dire que l’on a une « histoire » ?
Sauf dans un état de coma profond, il se passe toujours quelque chose ! Quelqu’un ayant vécu toute sa vie dans une prison ou un hôpital psychiatrique pourra affirmer, sans qu’on ait le droit d’en douter, qu’il a « vécu ». Il aura en effet mûri, vieilli, physiquement et psychologiquement, par un processus spontané, indépendant de sa volonté. Il aura même pu suivre des cours, aimer, etc... Mais qu’aura-t-il décidé de sa vie ?
Dans un texte, littéraire ou non, ce n’est pas la présence ou l’absence d’actions qui différencie « narration » et « description ». Enumérer les actions d’une journée ordinaire, c’est décrire une journée. Le texte devient narratif quand un changement implique le personnage dans un choix, une décision, créant ainsi un avant et un après. C’est ce que j’entends par « avoir une histoire ».
Mais le changement peut être subi par le personnage ou bien agi par lui, qu’il en soit l’auteur ou qu’il s’y implique bien qu’il ne l’ait pas choisi. Le sujet oppose donc histoire subie et histoire agie. Une histoire subie est-elle une histoire ?

Dans le débat, nous nous sommes surtout demandé pourquoi et comment « fabriquer » son histoire.
Si l’on a une histoire, qu’est-ce qui la fait : soi-même, l’autre, le hasard, les contingences ?... C’est « notre histoire » dès lors qu’elle nous révèle à nous-même.
Qui raconte l’histoire en question ? Cela peut aussi être quelqu’un d’autre, un témoin qui en fera un récit dans lequel l’intéressé pourra se lire lui-même.
Il y a « histoire » quand ce qui se passe peut être raconté et mis en récit. Mais cette histoire s’écrit après coup. « Avoir une histoire », c’est d’abord la vivre, sans penser que l’on a une histoire.
Choisir ou ne pas choisir ne serait donc pas décisif. « Avoir une histoire », c’est donner du sens à la succession de moments et d’événements vécus. Ainsi, le sujet « structure sa mémoire », avec une part de fiction irréductible car il ne fait qu’interpréter (éventuellement analyser) sa vie.

Mais qui sait, et qui décide, que l’on a ou non une histoire ? Soi-même, l’autre ? Faut-il laisser une trace lisible au-delà de son époque, des écrits, des images, des sites pour les futurs archéologues... ? Faut-il tenir compte du point de vue de l’autre, celui d’une plus grande généralité que soi, pour être sûr que l’on ne se raconte pas des histoires, que l’on ne se ment pas à soi-même ?
A cette dernière question, je réponds que la fabrication d’une histoire ne suffit pas à prouver qu’il y en a une au sens où je l’entends ici. Il est facile d’affirmer que l’on a toujours une histoire, et je ne dis pas que l’on ne peut pas s’en satisfaire, mais la raison d’être de ce sujet est de poser des questions en fonction d’une exigence.
Un exemple peut illustrer son bien fondé. Pendant l’occupation nazie, « l’histoire » de ceux qui ont subi les événements et cherché simplement à sauver leur peau, et celle des résistants, des « justes », etc. sont-elles équivalentes ? Dire que tout le monde a une histoire en se refusant à tout examen et à toute évaluation, c’est trop facile !

- Histoire choisie, histoire non choisie –

Le sujet concerne aussi les peuples et les Etats. Quels peuples ont eu les conditions nécessaires pour décider de leur Histoire ? Pendant des siècles, ceux d’Europe centrale, des Balkans, du Caucase, etc., intégrés à des empires, durent leurs seules opportunités de changement au jeu des rivalités impériales. L’histoire des Hongrois est jalonnée de révoltes et de révolutions, non pas manquées mais écrasées par des puissances extérieures. Depuis la bataille de Mohács perdue contre Süleyman (1526), ils n’ont jamais retrouvé la maîtrise de leur destin. Pour tous les détails, j’invite à lire une histoire de la Hongrie. Autre exemple : à l’issue d’une guerre russo-turque gagnée par la Russie, le traité de San Stefano (1878), corrigé quelques semaines plus tard par celui de Berlin à la demande de l’Angleterre à qui le premier n’agréait pas, détermina le sort des peuples de cette région. A cette occasion, ils purent enfin, non sans aléas, ouvrir une fenêtre et tirer leur épingle du jeu. Mais c’est l’affaiblissement d’un empire ottoman vaincu par un empire rival et en voie de démantèlement qui « libéra » les Bulgares, les Roumains et quelques autres.
Des mouvements de libération peuvent heureusement réussir, mais, quitte à ce que ce soit un peu déprimant, leur issue dépend du jeu des puissances du moment. Les protestants des Pays-Bas durent leur victoire contre Philippe II d’Espagne, malgré la férocité de la répression, à l’appui de l’Angleterre (fin 16è s.). En 1830, les Grecs conquirent leur indépendance à l’issue d’une guerre très dure contre l’empire ottoman, mais cette indépendance fut possible grâce au soutien des puissances occidentales et avec l’assentiment de la Prusse et de l’Autriche. Plus près de nous, si la création du syndicat polonais Solidarnosc (1980) ne se termina pas en tragédie comme à Budapest (1956) ou à Prague (1968) et vit au contraire sa réalisation politique, non programmée !, avec la chute du mur de Berlin neuf ans plus tard, c’est parce que l’empire soviétique était en déclin et ne faisait plus le poids face aux Etats-Unis.
Sans renier la valeur idéologique et existentielle des luttes anticoloniales, il me paraîtrait aussi illusoire de les ériger en mythe. C’est d’abord le naufrage de la civilisation européenne, avec deux guerres mondiales en trente ans, qui leur a frayé la voie et assuré la victoire dans le mouvement général de décolonisation d’après 1945. Toutes les révoltes antérieures avaient été réprimées mais, quand l’Algérie devint indépendante (1962), son système colonial était une survivance archaïque qui affaiblissait la France au plan international. D’autre part, la colonisation de l’Algérie coûtait plus cher qu’elle ne rapportait.
Mais l’histoire non choisie n’est pas réservée aux « petits pays », aux peuples « vaincus », aux anciennes colonies, elle ne signifie pas non plus que les peuples privés de leur autonomie ne seraient pas suffisamment évolués ! La florissante et prestigieuse Italie de la Renaissance fut pillée sans vergogne par les Espagnols, les Français et les Autrichiens faute d’avoir constitué un Etat puissant qui lui aurait permis de se défendre.
Pause mondialisation 2007 : l’enjeu d’une Europe politique est bien d’« avoir une histoire », c’est-à-dire de faire activement la sienne et, ceci impliquant cela, de participer à celle du monde ! A défaut, son insignifiance politique conduira à sa disparition symbolique et peut-être réelle, conséquence d’une décomposition interne et de la domination d’autres puissances.
Les différences historiques entre les pays ont évidemment beaucoup d’explications, mais il me semble que ce qu’ils ne peuvent pas choisir, leur situation géographique, est décisive. Prenons l’exemple de la France. Un Etat centralisé et un pouvoir royal fort lui ont assuré une continuité exceptionnelle depuis le Moyen Age. Jamais un problème interne n’entraîna sa soumission ou son anéantissement, même la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons pendant la guerre de Cent Ans (14è-15è s.) ou ses guerres de religion face à une Espagne impériale conquérante (16è s.) ; elle ne connut aucune invasion entre la fin de la guerre de Cent Ans et 1792 ; la Révolution de 1789 fut possible parce qu’elle était maîtresse de son Histoire. Mais son système politique a aussi traversé des périodes de fragilisation, notamment celle précédant la guerre de Cent Ans. Quelques centaines de kilomètres plus à l’Est, la guerre de Trente Ans (1618-1648), la plus terrible des guerres civiles européennes, se déroula en pays allemands dont environ la moitié de la population fut décimée ! Si la France avait subi de telles dévastations, aurait-elle eu la même histoire ?
Au 20è s., confrontée à une puissance supérieure ou imaginée comme telle, elle connut la débâcle de juin 1940 et l’occupation nazie. Même s’ils ont facilité la tâche des libérateurs, les résistants n’ont rien changé aux rapports de force qui décidaient alors de l’avenir du monde. Celui-ci aurait surtout été très différent sans l’entrée en guerre des Etats-Unis ! En 1945, la France échappa de peu au statut de pays vaincu allié de l’Allemagne nazie, moins pour reconnaître l’efficacité de ses résistants que grâce à Churchill qui a soutenu le général De Gaulle auprès de F.D. Roosevelt.

- Histoire subie, histoire agie –

Une domination n’est jamais subie passivement, il y a des résistances, des combats, comme dans tous les exemples historiques cités. Seule question : qui définit le champ des possibles ?
Mais l’histoire du peuple juif donne une réponse à cette question plus fondamentale : histoire subie, histoire agie ? Sans Etat, sans territoire, subissant discriminations et persécutions, il traversa plusieurs millénaires rassemblé autour d’un Texte, avec une culture. Alors qu’une histoire subie aurait signé sa disparition rapide, physique ou par assimilation aux autres peuples, il offre un exemple exceptionnel d’histoire agie, de refus de la soumission et de la fatalité. Il n’avait pourtant pas choisi l’esclavage, l’exode, les destructions du Temple, sa dispersion dans le monde entier.
Le fait que le destin soit plus fort que soi ne prive pas de son histoire, que celle-ci soit choisie ou non, que nos désirs et nos actes aboutissent maintenant, plus tard ou jamais. Sans pouvoir réaliser seul ou immédiatement ses aspirations, il reste à imposer son existence. L’essentiel, c’est le degré de conscience et d’implication qui définit le sujet-acteur.
Alain Parquet
sujet du 11 novembre 2007 au Saint-René.
Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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