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Le monde a demandé à Jacques Rancière théoricien de la liberté et de l’émancipation, ce que pourrait être une philosophie authentiquement populaire.

Dans votre livre : Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983), vous montrez que, depuis Platon, les philosophes considèrent que le peuple est incapable de penser par lui-même. Dans ces conditions, comment imaginer une philosophie « populaire » ?

L'essence du platonisme, c'est que chacun soit à sa place et fasse sa propre affaire. L'affaire du travail, qui demande la fixation à une tâche et à un lieu, exclut celle de la philosophie, qui demande le loisir de la promenade. Heureusement, la divinité a donné à ceux qui sont destinés à l'une ou l'autre occupation des « aptitudes » différentes. Mais les dieux vieillissent et les interdits se transgressent. La division des occupations et des aptitudes prend alors d'autres formes : les platoniciens modernes remplacent l'exclusion par l'adaptation. Une fois constaté, que les gens du peuple ont une fâcheuse tendance à épargner du temps et à se mêler du ciel des idées, des sublimités de l'art et du gouvernement des Etats, ils leur proposent une philosophie, une littérature, une culture pour le peuple, correspondant à sa situation, à ses intérêts et à ses capacités. Aujourd'hui cela prend la forme du ciblage des publics déterminés, et dans ce ciblage, l'opposition d’une « philosophie pour la vie quotidienne » aux aridités académiques tient une bonne place.
A cela il faut opposer non pas une philosophie faite par où pour le peuple mais une philosophie et une activité philosophique disponibles pour tous, permettant à tous ceux qui le veulent de retracer à leur idée la ligne séparant ce qui convient ou ne convient pas à leur condition et à leurs aptitudes. Quand j'ai organisé le premier cycle de philosophie à l'université de Saint-Denis, au début des armées 1990, j'ai constaté que presque tous les étudiants venaient de terminales techniques, où les trois heures de philosophie hebdomadaires avaient représenté une brèche dans un programme fait pour les adapter aux occupations convenant à leurs compétences. J'ai vu aussi des associations locales de petites villes susciter un intérêt pour les formes de philosophie les moins immédiatement « accessibles ». Je me souviens de l'impression laissée à Orange sur des auditeurs, d'abord rassemblés pour créer un espace alternatif à la municipalité Front national, par une conférence très « hard » de Toni Negri sur Spinoza.
Si la philosophie se popularise, c'est par ces voies et non en voulant se mettre à la portée des supposés ignorants ou en s'occupant des problèmes existentiels de chacun. Personne n'est obligé de faire de la philosophie non plus que de la littérature ou de la musique, mais tous ceux qui désirent en faire savent que cela demande du temps et du travail. Seulement ce temps et ce travail ne se mesurent pas à l'aune des stratégies qui veulent« réduire» la « distance » séparant la pensée ou l'art du peuple, pas non plus selon les formes de progressivité supposées requises par l'acquisition d'un savoir de spécialistes. La philosophie populaire est une philosophie qui met en œuvre la capacité de penser commune à tous et où l'on peut pénétrer par de multiples voies.

Dans son Petit panthéon portatif (La Fabrique), Alain Badiou déplore le destin de la philosophie dans nos sociétés : « On a vu apparaître des magazines dans lesquels la philosophie ressemble à la médecine douce par les plantes ou à l'euthanasie des enthousiastes. Philosopher serait une petite partie d'un vaste programme : rester en forme~ performant mais cool… ».Qu'en pensez-vous ?


Cette « privatisation » de la philosophie s’inscrit dans la logique de distribution dont je parlais : d’un côté la philosophie comme technique pour spécialistes, de l'autre la philosophie comme thérapie des problèmes personnels de chacun. Cette division du travail a été renforcée par la réaction anti-« pensée 68 ». La « pensée68 », cela voulait dire une philosophie sortant de l'enceinte universitaire et de la défense de son identité, renouvelant ses formes et ses modes d’intervention pour répondre aux subversions contemporaines de la politique, des savoirs ou des arts et donnant en retour des outils ou des armes à ces subversions.
La restauration des années 1980 a divisé à nouveau le travail : d'un côté, la philosophie « sérieuse » de l'université, fondée sur l'autorité de commissions de sélection, et vouée pour l'essentiel à l'érudition en histoire de la philosophie ; de l'autre, une « philosophie pour tous » conçue comme ensemble de recettes de bonheur pour les individus. Et, entre les deux, une philosophie « politique » mettant la tradition philosophique au service de l'ordre existant, à grands coups de références au « bien commun » aristotélicien ou à la noblesse arendtienne de la vie politique opposée aux vi1s intérêts économiques.
On a prétendu retrouver la vraie philosophie à l'antique, fondée sur l'exercice spirituel et l'application à la vie de chacun. Mais la philosophie n'est née qu'en se séparant de la sagesse, c'est-à-dire de l'idée d'une formule de la vie bonne incorporée à l'existence de chacun par des exercices propres. La philosophie antique « retrouvée » qu'on nous sert aujourd'hui est en fait dépouillée de tout ce qui a été son intervention dans les affaires de la communauté, les performances du théâtre ou le développement et les querelles des savoirs. On prétend opposer cette philosophie vécue à la tradition universitaire. Mais des philosophes « universitaires » comme Kant, Fichte ou Hegel étaient infiniment plus près de la vie, des bouleversements qui affectaient la vie du savoir, des arts et des peuplés que ceux qui ramènent la philosophie à des petites recettes de vie individuelles semblables à celles de tous les marchands de bonheur.

Vous évoquiez l'enseignement de la philosophie en classe de terminale, une spécificité française régulièrement menacée. Selon vous, qui avez une ample expérience de l'enseignement à l'étranger, y a-t-il un lien entre cette tradition pédagogique et la place singulière de la philosophie dans notre espace public ?

Quand on parle de 1a place de la philosophie dans l'espace public, on parle de deux choses bien différentes : il y a, d'une part, la possibilité qu'ont eue certaines inventions philosophiques de sortir du cadre de la transmission académique, de trouver des échos dans les préoccupations des militant(e)s politiques comme des scientifiques et des artistes mais aussi de tous ceux qui, en n'importe quelle position sociale, recherchent d'autres catégories pour penser leur pratique hors des cadres imposés ; il y a d'autre part, les interventions es qualités de philosophes de service pour commenter les grands événements ou les débats de philosophie politique formatés dans les médias. Cela dit, il est vrai que les deux : phénomènes sont en partie liés à cette spécificité française. La philosophie en classe terminale, cela a signifié dans le système scolaire français deux choses opposées : au temps de Victor Cousin, c'était le couronnement des études secondaires par un ensemble de certitudes partagées propres à remplacer la religion d'antan. La III e République, la réforme des programmes dans les années 1920 et la généra1isàtion de l'accès à l'enseignement long ont peu à peu transformé cet enseignement doctrinaire en un exercice relativement indéterminé, plus propre à fissurer la distribution ordonnée des savoirs scolaires qu'à la couronner. La dissémination de l'enseignement philosophique dans les lycées et l'éclectisme même des pratiques ont ainsi produit le contraire de la visée initiale : ils ont abouti à une diversité non seulement des doctrines mais même des modes d'existence de la philosophie.
Cette diversité empêche que telle ou telle philosophie prenne une position de monopole. On le voit bien par le contre-exemple du monde américain où la spécialisation de la philosophie comme discipline universitaire favorise, le quasi-monopole de la philosophie analytique. Là où la philosophie est réservée aux futurs professeurs de philosophie, la politique tend elle-même à être réservée aux politiciens et aux politologues. D'un côté, l'idée du lien organique entre philosophie et république française protège cette diversité. De l'autre, elle peut fonder un dogmatisme nouveau et l'arrogance de ces philosophes, donneurs de leçons qui, de Luc Ferry à Alain Finkielkraut, prétendent incarner la tradition française des Lumières et l'esprit républicain. Il faut se méfier de la prétention professionnelle des enseignants de philosophie à enseigner à leurs élèves l’esprit critique et à former ainsi des participants éclairés au débat public. Nulle discipline enseigne l'esprit critique et si la philosophie peut contribuer à la discussion publique, c'est en cassant la distribution des rôles qui fractionne la chose commune en une multiplicité de spécialités professionnelles. C'est en y opposant une capacité de penser qui appartient à tous.

Propos recueillis par Jean Birnbaum le monde du vendredi 22 Août 2008
Tag(s) : #Philosophie

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