La raison est la putain du Diable
Le sommeil de la raison F Goya 1797
(café-philo du Marigny le 2 avril 2006)
A bien des égards, cette phrase choc de Martin Luther résume parfaitement l’esprit de la Réforme. En tout cas, elle a le mérite de nous faire comprendre que la rupture du luthéranisme avec le catholicisme n’est pas seulement politique ou théologique, mais qu’elle est avant tout philosophique. Déjà, quand il affirma que Dieu est bête, Luther s’en était pris avec son outrance caractéristique au rationalisme qui aurait selon lui corrompu l’Eglise catholique. Tout se passe comme si le schisme de Luther consacrait la revanche de Platon contre Aristote, la référence privilégiée de la scolastique. Car Luther ne cache pas son admiration pour le platonisme et son rejet radical de l’aristotélisme qu’il accuse non sans raison de préparer l’avènement du matérialisme. Pourtant, la métaphore d’une raison assimilée à une putain du Diable ne se réduit pas à une manière croustillante de ridiculiser le rationalisme. Les sources bibliques pointant du doigt le rôle de la raison dans l’avènement du mal sont assez nombreuses. Mais c’est incontestablement le célèbre livre III de la Genèse où est relaté la faute d’Adam et Eve qui est le plus explicite dans ce sens. En effet, le fruit défendu à l’origine de la Chute est un fruit de l’arbre de la Connaissance, ce qui n’a pas échappé à Luther. Et le serpent tentateur du jardin d’Eden est assimilé au Diable dans le livre XII de l’Apocalypse. Le père de l’Eglise saint Jérôme dans sa traduction latine de la Bible, la Vulgate, n’hésite pas à identifier le serpent à Lucifer, l’Archange rebelle devenu Satan. Or, dans l’interprétation très sexuelle de la Genèse proposée par Augustin, tout se passe comme si le Diable avait séduit Eve à travers la séduction de la raison avant qu’elle-même ne fasse perdre la raison à Adam…Ajoutons à cela que l’Hébreux utilise le même mot pour désigner la connaissance et l’acte sexuel et la formule de Luther prend soudain une étonnante cohérence !
Kant, qui était d’ailleurs luthérien n’est pas très éloigné de partager une telle position, à la nuance près que la désobéissance du jardin d’Eden est pour lui la condition sine qua non du développement de l’humanité. Certes, la vie austère et calme de Kant s’oppose à la vie trépidante de Luther qui s’est engagé politiquement et qui a épousé la bonne sœur qu’il avait « engrossé ». Pourtant, à l’image de Luther, Kant refuse de voir dans la sensualité en tant que telle une faute morale. Et bien qu’il ne diabolise pas la raison, il n’hésite pas à lui fixer des limites très strictes au-delà desquelles elle risquerait de se prostituer avec le mal. Bref, Kant voit dans le rationalisme triomphant de ses illustres prédécesseurs Descartes, Spinoza et Leibniz une manifestation d’orgueil de la raison. Cependant, là où le philosophe de Königsberg se montre plus fin que le théologien de Wittenberg, c’est quand il distingue deux types de raison, la raison théorique et la raison pratique. Or, pour Kant seule la raison théorique c’est-à-dire la rationalité pure, peut-être dévoyée par le mal, car la raison pratique, c’est-à-dire le raisonnable nous conduit nécessairement vers le bien.
Le phénomène du totalitarisme nous a montré tout le bien fondé de la mise en garde kantienne contre l’orgueil rationnel. N’est-ce pas au non du « rationnel » qu’on a exterminé les juifs dans des camps nazis et les dissidents dans les goulags staliniens ? Le racisme biologique et le socialisme scientifique ne sont-ils pas les rejetons d’une raison qui s’est prostituée avec le Diable ? Heidegger avait opposé une raison calculante menant au désastre à une raison méditante capable de nous en sauver, mais son engagement nazi laisse supposer qu’à ce moment il a lui-même plus calculé que médité ! Et que penser de l’utopie rationaliste délirante des transhumanistes et des raëliens autour du clonage humain. Enfin, la perspective d’un futur scénario apocalyptique créé par la rationalité économique et technologique ne tend-elle à prouver que la raison humaine s’est retournée contre elle-même ? N’est-on pas en droit aujourd’hui de répondre en écho à Luther que la Déesse Raison est en train de nous « baiser » en beauté ?
Jean-Luc Berlet
les 95 théses de Luther. Luther un moine inquiet
Luther prêchant à la Wartbourg
Vogel Hugo (1855-1934) peintre allemand
1882 huile sur toile Allemagne, Hambourg, Kunsthalle
1882 huile sur toile Allemagne, Hambourg, Kunsthalle
Jean-Luc Berlet