Le terme question nous vient du latin quaestio du verbe querare qui signifie simplement rechercher, ce qui ne nous avance pas beaucoup…Gardons tout de même à l’esprit que le mot latin quaestio a donné quête ce qui peut constituer le fil conducteur ténu de notre réflexion. Cela nous ramène directement dans l’Athènes antique où Socrate pratiquait l’art du questionnement appelé maïeutique. Socrate a comparé l’art de la maïeutique à l’art de la sage-femme, le philosophe devant maîtriser l’art du questionnement afin de faire accoucher les âmes des vérités dont elles sont grosses. En rapportant la question du côté de l’art de l’accouchement, Socrate en admet implicitement le caractère stratégique et par la même occasion il trahit le caractère un tant soit peu manipulateur de sa démarche. D’ailleurs, certains de ses interlocuteurs n’étaient pas dupes ce qui explique leur colère contre Socrate. En réalité, Socrate n’a pas de vraies questions mais que des certitudes bien ancrées. L’art de la maïeutique est comparable à un art militaire visant à la défaite du camp adverse, celui des sophistes imbus de leur savoir. Quelle est cette certitude profond que Socrate dissimule sous l’apparente humilité de son mot célèbre : « Je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien » ? Cette certitude philosophique comparable aussi bien à un axiome mathématique qu’à un dogme religieux c’est la théorie de la réminiscence. Tout le platonisme issu du socratisme repose sur cette théorie de la réminiscence qui implique aussi la doctrine de la transmigration des âmes. Comme le montre magistralement Socrate dans le dialogue Le Ménon, seule la théorie de la réminiscence semble pouvoir rendre compte du fait exceptionnel qu’un esclave qui n’a jamais fait de mathématiques découvre par lui-même une loi géométrique complexe sur le triangle. Or, cette théorie de la réminiscence suppose que les âmes humaines ont déjà vu l’essence vraie des choses dans le monde des Idées où elles vivaient avant leur chute dans les corps. En somme, l’art socratique du questionnement n’est jamais qu’une manière de donner une caution rationaliste à une doctrine fondamentalement mystique qui présuppose la foi. Le socratisme serait fondamentalement une théologie qui prend l’apparence d’une philosophie à travers l’art du questionnement. Du reste, Nietzsche avait bien perçu ce coup de force du socratisme, mais il s’est un peu top hâté à décréter l’inanité du système comme si le seul fait d’être spirituel étai synonyme de fausseté. Il se peut que Socrate avait raison, mais il est strictement impossible de le savoir d’un point de vue purement rationnel.
En définitive la question a quelque chose de violent et ce n’est pas un hasard si le terme de question est devenu un synonyme de torture au moment de l’Inquisition. A bien des égards la question ressemble à une intrusion dans l’intimité de la conscience. C’est peut-être parce qu’il a pris pleinement conscience de cet aspect des choses que Socrate a accepté sa condamnation sans se révolter ?
Jean-Luc Berlet
« Tu ne me chercherai pas si tu ne m’avais déjà trouvé »
Saint Augustin
Sir Lawrence Alma-Tadema (1836-1912) 1877, huile sur bois, 16 x 38 cm Mexico, Collection Pérez Simón
Un fait n’est rien sans son intrigue. Non seulement un fait sera plus ou moins important selon l’intrigue choisie, mais encore, il sera existant ou inexistant selon le choix de l’intrigue. Un événement ne peut devenir un fait que si je lui accorde une signification.
Envisager l’histoire philosophiquement, c’est dépasser les détails pour saisir un plan d’ensemble ; son intérêt n’est pas de prévoir l’avenir, mais de nous permettre d’espérer que l’histoire à venir sera plus belle que l’histoire passée. Histoire universelle — kant
parce que le temps est irréversible, je crains mon avenir et je porte le poids de mon passé ; parce que mon présent sera bientôt un passé sur lequel je n’aurai aucune prise, je suis amené à me soucier de ma vie.
Avec l’émotion, se dévoile la dimension « pathique » de l’homme qui ne peut être confondue ni avec le pathologique, ni avec le pathétique. Maldiney reprend l’expression d’Erwin Strauss : elle correspond à notre capacité affective à accueillir l’événement, c’est-à-dire ce qui arrive tout à coup et fait voir autrement le monde. Elle marque le moment d’une rencontre irréductible et bouleversante. Certes, l’émotion nous prend au dépourvu, puisqu’elle se produit de manière imprévisible ; mais elle révèle la « transpassibilité » propre à l’homme, c’est-à-dire cette ouverture sans dessein à ce dont nous ne sommes pas à première vue passibles, c’est-à-dire notre disponibilité à la rencontre. L’émotion marque notre confrontation à l’inattendu, à l’inanticipable.
La grande question sur la vie, l’univers et le reste est, dans l’œuvre de Douglas Adams Le Guide du voyageur galactique, la question ultime sur le sens de la vie. Une réponse est proposée, mais le problème est que personne n’a jamais su la question précise.
Selon Le Guide du voyageur galactique, des chercheurs d’une race hyper-intelligente et pan dimensionnel construisirent le deuxième plus grand ordinateur de tous les temps, « Pensées Profondes », pour calculer la réponse à la Grande Question sur la Vie, l’Univers et le Reste. Après sept millions et demi d’années à réfléchir à la question, « Pensées Profondes » fournit enfin la réponse : « quarante-deux ».
« Quarante-deux ! cria Loonquawl. Et c’est tout ce que t’as à nous montrer au bout de sept millions et demi d’années de boulot ? J’ai vérifié très soigneusement, dit l’ordinateur, et c’est incontestablement la réponse exacte. Je crois que le problème, pour être tout à fait franc avec vous, est que vous n’avez jamais vraiment bien saisi la question. »
Comme souvent en philosophie, le point de départ peut se formuler simplement : au lieu de nous intéresser aux réponses, prêtons attention à l’existence même de l’interrogation, car elle constitue le fondement ultime de la pensée. Toute réponse y renvoie. Or, depuis longtemps, l’attention s’est focalisée sur les réponses, les jugements, les propositions — vraies ou fausses — énoncées par les penseurs, par les scientifiques ou par les gens de la rue. Au lieu de considérer l’interrogation comme la base de l’activité intellectuelle, on cherche systématiquement des certitudes, c’est-à-dire des réponses définitives capables de faire disparaître les questions.
Une telle disparition est-elle possible ?
« Le questionnement constitue le socle indépassable de l’activité intellectuelle. Évidemment, les hommes préfèrent les certitudes et les réponses à ce qui est problématique, même s’ils ne peuvent échapper à cette problématique. Comme l’Histoire, en s’accélérant, rend désormais problématiques même les réponses les mieux établies, il nous faut aujourd’hui “questionner le questionnement”. Car philosopher n’est pas seulement questionner, c’est réfléchir à l’articulation des questions et des réponses ».
Michel Meyer
N’est-ce pas, pour les philosophes, leur tâche de toujours ? Qu’y a-t-il donc à faire de nouveau ? Socrate questionnait les thèses de ses adversaires, mais sans offrir lui-même de réponse. Platon, au contraire, avec sa théorie des idées et du monde suprasensible, répondait, mais en finissant par renoncer à questionner. En fait, les philosophes n’ont pas vraiment réfléchi au questionnement en tant que tel. C’est pourquoi nous devons trouver un nouveau langage, propre à capturer ce qui est question.
Nous vivons dans une société où, de fait, tout est devenu problème et question : le rapport à autrui, les valeurs, la famille, l’histoire, sans compter ce que nous sommes. La réalité elle-même est devenue problème, sa structure microphysique est quantique, et tissée d’alternatives. Il faut prendre conscience du fait que, dans un monde fragmenté comme le nôtre, les questions sont partout — du langage à la littérature, de l’histoire à la morale, de la science à la rhétorique et à l’argumentation.
Depuis toujours, les hommes se demandent ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. La science est née de ce souci de faire la part des choses. C’est ainsi qu’est née l’opposition entre ; idéalisme et réalisme. L’idéalisme estime qu’on ne peut se forger une image du réel tel qu’il est en lui-même. On y introduit des catégories avec lesquelles on déchiffre le monde, sans elles, forcément inaccessible. On ne peut en tout cas l’affirmer sans Être déjà au-delà du langage humain qui sert à le dire, ce qui est pour le moins paradoxal puisque, pour dire cela, il faut utiliser le langage. L’idéalisme est donc comme une prison. Parler de la réalité telle qu’elle existerait au-delà des catégories devient contradictoire, puisqu’on ne peut rien dire sans les mettre en œuvre. Du même coup, le danger est grand de voir catalogué comme réel ce qui n’est qu’un pur produit de ces catégories. D’une manière générale, on ne voit que ce que l’on veut bien voir, et on ne découvre que ce que l’on a cherché. La question, pour l’idéalisme, est de déterminer si, oui ou non, les théories bâtit avec notre esprit ont-elles une valeur objective et pourquoi. Ce sera la question du grand Emmanuel Kant. Quant au réalisme, il est possible d’accéder directement à la nature des choses, des faits, des autres, sans craindre qu’il y ait un prisme qui en déforme la lecture. Les instruments de la pensée ; principes, catégories, réponses déjà admises traduisent la réalité.
Le réel existe en dehors de nous, les humains, et quelque part, c’est rassurant. Mais qu’est-ce qui fait que la réalité se donne ainsi à nos instruments de pensée ? À quoi servent-ils si la réalité n’offre aucune résistance ? La science requiert pourtant de laborieuses manœuvres, dont l’expérimentation n’est pas la moindre. L’erreur est-elle encore possible si nos instruments de pensée sont le miroir du réel à ce point ?
L’idéalisme et le réalisme semblent être aussi indispensables l’un que l’autre pour bien concevoir la réalité. Alors : réalisme ou idéalisme ?
Philosopher, c’est s’interroger. On ne peut penser philosophiquement sans s’interroger. Mais il ne suffit pas de s’interroger pour philosopher. Nombre de disciplines scientifiques interrogent sans se livrer pour autant à une démarche philosophique. Si l’on pense philosophiquement, on fait quelque chose de plus : on s’interroge — indirectement — sur le fait que l’on s’interroge. La question est alors de savoir ce qu’implique le fait de s’interroger et à quoi cette démarche peut bien répondre. La philosophie a pour objet le questionnement, alors qu’en science, on se limite à le pratiquer sans revenir dessus (ce n’est d’ailleurs pas l’objet de la science, c’est l’électron, l’évolution, la bourse, les classes sociales, ou que sais-je encore ?). La philosophie est ainsi théorisation du questionnement. Si la philosophie veille à ne rien présupposer comme réponse, c’est parce qu’elle ne pourrait pas la justifier sans faire appel à une autre réponse, et ainsi de suite. Dès lors, faute de pouvoir s’appuyer sur une quelconque réponse pour pouvoir philosopher, le questionnement n’a d’autre ressource que sa propre interrogation. Le questionnement est l’originaire de la philosophie, et dire cela, c’est énoncer la réponse première à la question de savoir ce qui est premier.
C’est la première de toutes les réponses parce qu’elle porte sur ce qui est premier, lorsqu’on veut bien se livrer au questionnement le plus radical qui soit. Penser, parler c’est une façon de répondre. Quand on pose la question de ce qui est fondamental et originaire, ce n’est autre que le questionnement même
Pour beaucoup, par fondement, on entend Dieu, l’homme ou même une quelconque proposition axiomatique qui commanderait tout le reste. On a là une vision implicite de la Raison, comme étant ce qui exigerait un fondement, on ne sait trop pourquoi : cela même exigerait d’être fondé.
Pourquoi la Raison ?
Pourquoi cette Raison-là, toujours poussée à plus de « pourquoi » ?
Face à ce cercle vicieux, peut-on encore philosopher ?
N’est-il pas préférable de commenter l’actualité et de passer à la télévision ?
Ou, de limiter le philosopher à l’analyse des philosophes du passé ? Chacun choisissant son penseur pour le disséquer, tel un médecin légiste.
Est-il encore légitime de partir de l’homme, de le concevoir comme inaugural ?
Y-aurait-il une vérité pour le monde que l’on touche, voit, sent et une autre, pour les éléments qui le composent et que l’on ne voit pas ? Le fondement des choses fait désormais problème. Où le trouver ? Plus en Dieu, que l’on voit plutôt comme retiré du monde, laissant les hommes à leurs conflits et au Mal. Il est muet sur qui a tort et qui a raison. Existe-t-il même ? Le fondement n’est pas davantage dans l’Homme. Il n’y a plus que des hommes, et ce n’est déjà pas si mal que de voir leur identité comme une nécessité à négocier et à reconnaître. Sans fondement sûr, désormais, tout est opposable, « dialectisable ».
S’installe alors l’ère du cynisme et de l’opportunisme, où tout est justifiable. On peut tout dire, ou ne rien dire, c’est aussi bon. Philosophiquement, c’est ne rien dire sur les questions essentielles, ce que prône d’ailleurs Wittgenstein dans son Tractatus. Tout étant problématique, on ne peut plus répondre, car même le répondre l’est devenu. Deux « solutions » se dessinent. Se diriger vers la science et ses positivités rassurantes. La philosophie, annexe de la Raison, annexe de la science, il n’y a qu’un pas, et on l’a franchi. Mais dire cela de la Raison n’a rien de scientifique : le positivisme est en porte-à-faux avec lui-même. Ce qu’il proclame comme vrai échappe à ses propres critères de vérité. Une raison qui ne connaîtrait plus que la logique et l’expérience, voilà une affirmation qui ne relève ni de la logique ni de l’expérience.
L’autre solution ; le nihilisme. Puisqu’on ne peut plus rien dire, ne disons plus rien.
Pourtant ces deux courants partagent la même conception de la « question » des choses. L’un évacue les questions par le biais de la science, qui résout. D’où l’idée que toute réponse ne peut être telle qu’en répondant aux critères de la science, ce qui n’est évidemment pas une position raisonnable, vu que nombre de questions ne relèvent pas d’un traitement scientifique.
La vie, la mort, la liberté, l’amour, la justice n’offrent pas de réponse définitive et toute réponse est inévitablement source de multiples questions. Faut-il ne plus en traiter pour autant ?
C’est ce constat qui anime le nihilisme et lui donne toute sa consistance. La question de l’existence et du monde se communique à celle du répondre sur l’existence et le monde. Faute de pouvoir penser la différence question — réponse, le discours demeure un répondre, bien qu’il n’en soit plus un à proprement parler. Le nihilisme entretient lui aussi une conception non questionnée du questionnement.
Le questionnement reste à la marge de la pensée (la proposition reste l’unité de base de la raison, de la vérité, et non le rapport à la question qu’elle résout), alors que, de la science à la vie de tous les jours — où l’on s’interroge sur tout, les valeurs, les autres, le soi —, on voit bien que tout est devenu question.
Il faut redonner sens à la quête philosophique, à la recherche du fondement ultime des choses. Ce qui est premier doit être pensé autrement. Harmoniser la philosophie et la science, voilà qui n’est pas simple, sauf si l’on garde à l’esprit que l’une s’occupe des questions, parce que c’est son objet, tandis que l’autre, se centre sur les réponses, parce que c’est son but. Le questionnement est essentiel en science. Une formulation adéquate des problèmes est la première étape vers la solution. La démarche scientifique est interrogation du début à la fin.
Pour la philosophie la question est à la fois sa ressource et son objet. Cela exclut que le philosophe puisse s’appuyer sur d’autres réponses que celles qui découlent de son questionnement, et qui est fondamentalement questionnement du questionnement. Invoquer des réponses extérieures, dans ce cas, reviendrait forcément à puiser dans un stock préalable de jugements non questionnés, tout en renvoyant au questionnement, puisque réponses il y a. La réponse est dans la question : c’est le questionnement même que l’on interroge pour arriver à la réponse. En philosophie, le questionnement est la réponse, un « est » qu’il convient de prendre au second degré, car c’est le fait de questionner une question qui engendre la réponse. Descartes, par exemple, doute de tout, et c’est ce fait-là qui lui permet de sortir du doute, vu qu’il y a une chose dont il ne peut pas douter, quand il doute, c’est qu’il doute. Si le « je doute » présente cette caractéristique d’engendrer la réponse qui permet d’en sortir, c’est parce qu’il équivaut à un « j’affirme », en l’occurrence à un j’affirme que je doute, et comme affirmer, c’est penser, forcément « je pense » est une proposition vraie. Comme affirmer et douter relèvent du penser, « j’affirme que je doute » revient à dire « je pense que je pense ». « Je suis un être pensant » n’en est pas moins vrai ce qui implique que je suis (au moins cela). Je doute, donc je pense ; je pense donc je suis, un être pensant. Mais ce que l’on voit ici à l’œuvre, chez Descartes, se retrouve aussi bien dans la déduction des catégories chez Kant que chez Aristote, lorsqu’il veut montrer le caractère fondateur du principe de non-contradiction. On ne peut le démontrer sans l’utiliser, mais si on le conteste, on le vérifie, puisqu’en le contredisant, on le met encore en œuvre, ce qui détruit la position qui consiste à le nier comme principe suprême. De la mise en question de ce dernier découle la réponse qui l’affirme valide.
Tel est bien le propre de la déduction philosophique. Du questionnement même on tire la réponse, ce qui est un cas unique du point de vue méthodologique. Ne pouvant rien présupposer d’autre que son questionnement, le philosophe le radicalise.