
Considérant une situation technologique actuelle avancée au sein d’une société de communication dans laquelle il demeure fondamental l’idée que pour exister il faut résolument « faire parler » son image, la rendre signifiante pour un maximum de lisibilité et d’efficacité, il reste que la principale question à se poser dans un monde de séduction est lourd de signification. Comment séduire, dans un occident où tout est conçu pour séduire et stimuler sa capacité à être captivé par un besoin jugé nécessaire, comment séduire dans un monde où toute la consommation s’élabore sur une séduction généralisée, comment trouver sa propre forme de séduction, aussi bien active -- comment séduire -- que passive -- comment être séduit ? Comment considérer la place d’une philosophie séductrice dans notre société de séduction ?
Devrait-on essayer de distinguer une forme philosophique pure d’une fonction philosophique appliquée à autre chose qu’elle même ? Ou bien, pour reprendre à notre compte la célèbre formule moderniste architecturale de Ludwig Mies van der Rohe et de Walter Gropius donnée au détriment de l’ornement : “ la fonction dicte la forme”, et considérer forme et fonction philosophique comme génératrices d’une dialectique utopiste : une philosophie fonctionnaliste qui séduirait pour sa capacité à libérer objectivement les hommes de leur “conscience malheureuse”. Quelle serait alors la fonction de la philosophie à l’ère de la mondialisation qui ne se départirait pas de sa forme, voire d’une esthétique, et qui plus est trop séduisante, aguicheuse même, devant prendre en compte la loi de l’offre et de la demande à une dimension intensive et globale ? Une simple mode confidentielle ? Un procédé original ? Ou une malheureuse libération de la philosophie des carquants de sa discipline rigoureuse pour un ravalement rafraîchissant de ses objectifs de communication et de retours en prestige, un banal intertainment culturel? La libération philosophique, toute comme la libération sexuelle, est l’illusion du pouvoir, qui les détermine dans une production, et non dans un retrait symbolique.
Ou bien, soit une autre séduction plus fatale et plus trouble, dont l’apparence qui n’en serait pas moins secondaire, ne s’avèrerait-elle pas demeurer la condition même de la philosophie? La philosophie abandonnerait alors toute fonction programmatique pour une séduction pure et diluée, comme une chanson légère, une ritournelle communautaire. Paraphrasons la formule de Baudrillard en remplaçant “sexe” par “philosophie” :
“Partout où la philosophie s’érige en fonction, en instance autonome, c’est qu’elle a liquidé la séduction” .

Il faudrait d’abord distinguer la philosophie comme procédé de séduction de l’art de la philosophie comme objet de séduction. L’art de la philosophie comme objet de séduction est limitée à sa propre activité. Le sophiste de Platon est le paradigme philosophique de l’objet de séduction en tant qu’il dénonce une perversion philosophique sophistique qui touche la pratique même de la philosophie. C’est une œuvre de philosophie critique. L’art philosophique comme objet de séduction est l’argument fondateur d’une dimension symbolique – du texte et de la pensée pure -- qu’elle perd quand elle sert à justifier une dimension économique. Elle prend à son tour la forme d’un procédé de séduction. Et la philosophie perd alors son statut d’art, et donc de fonction critique pour une séduction pure. Selon moi, il y a toujours de la séduction, surtout dans un manque absolu de rigueur formelle. De même qu’un non dessinateur séduit peut-être davantage dans sa forme qu’un 1er prix de dessin académique (polémique attendue...).
Peut-être y aurait-il eu un mouvement historique, la conversion d’un art de la philosophie comme objet de séduction à une philosophie comme procédé de séduction. Du passage d’un objet textuel – ce n’est que ça, mais la comparaison avec le sexuel pourrait être envisagé -- qui séduit individuellement, d’un texte qui, en face de celui auquel ce texte (se) destine et peut-être désigne, un texte ami, un texte destiné à un ami, au passage d’un moyen de séduction visant d’autres fins. Si Le sophiste de Platon, paradigme d’un art philosophique de l’objet de séduction, se restreint au texte, alors la philosophie de séduction ou la philosophie comme procédé de séduction “sort du texte” pour se répandre en “lubrifiant” social d’activités jusqu’alors inavouables par la raison. Pour contre balancer cette perversion philosophique vers l’utilité positive de son complexe d’inutilité – la pragmatique est une philosophie de l’action --, la philosophie critique a cherché à mettre en place des solutions pratiques plus ou moins mythifiées sous la figure de héros critiques, d’intellectuels visant à redonner des lettres de noblesses à une philosophie qui avait perdue sa raison d’être, sa vérité et sa volonté de signifier. Nous pouvons constater aujourd’hui qu’après les échecs successifs de modèle intellectuels individués (Sartre et Foucault), que cette figure de l’intellectuel se dépersonnalise, devient collective et internationale, mais est aussi parallèlement contre balancée par la figure de l’intellectuel médiatique – comme du politicien démagogique -- louant par contre un culte de la personnalité accru. Néanmoins, n’importe quelle de ces figures n’échappent pas à l’impératif de séduction qui est inhérent au langage, qui est d’emblée une forme. Il n’y a pas de langage pur, même poétique.

En quelque sorte, la situation politique de pré mondialisation du 19 ème et du 20 ème siècle a préparé aujourd’hui une mondialisation intégrale intensifiée où la philosophie, prise dans ce monde, prolongée de manière aussi intensive dans ces travers séducteurs a crée indirectement la possibilité d’une impulsion contraire, mais a surtout pris en compte la division de l’art et de l’industrie, division que la philosophie reproduit en deux mondes antagonistes, que l’on peut aujourd’hui distinguer comme d’une part un art philosophique relevant de La République mondiale des lettres et d’autre part une philosophie destinée au marché de la philosophie comme le reprend à son compte Pascale Casanova pour signifier le contexte de la littérature à l’ère de la mondialisation. Ainsi, l’impératif de communiquer son “évènement” philosophique ou de la pensée, même au sein d’un cercle universitaire est devenu monnaie courante pour les savants autant que pour les demi savants . On dénonce ou on met sur le même plan des “séductions” d’ordres différents qui reprennent les deux distinctions de procédé ou d’objet philosophique. Bourdieu ou BHL échappent-ils à l’amalgame qui les menace? Intellectuels médiatiques ou politiciens démagogiques ont le plus souvent comme stratégie commerciale le fait qui consiste à médiatiser l’inconsistance de la formulation savamment étudiée par les spécialistes en com’ (spin doctor) pour alimenter spectaculairement un non évènement “ télévisuel”, évènement contre philosophique ou contre politique mais fondé sur un principe de séduction auquel le sondage d’opinion répond. L’opinion séduit autant que le politique, elle séduit peut-être même d’avantage que les politiciens ne séduisent, parce qu’elle fuit toujours dans son incertitude irrésolue. Selon Walter Benjamin, les technologies modernes auraient substitué le slogan au proverbe, réactualisant la critique que Platon lançait contre l’écriture, qui aurait contribué à faire disparaître la mémoire orale et la présence, c’est-à-dire l’aura du conteur (ou du philosophe, son charme…). La question se pose d’ailleurs partout, aussi bien au sein des cafés philos où les animateurs sont souvent appréciés en fonction de leur séduction souvent indiscernable.
Philosophie et fonction.
Première de toutes les disciplines dont le but est de s’interroger sur les fins générales de l’existence et du monde, la philosophie a toujours occupée une place autonome et majeure au sein des autres activités de la connaissance. Au sommet de la hiérarchie institutionnelle de la culture, elle put même convoiter sous les auspices de la raison les ardeurs mégalomaniaque d’une place d’ordre divine. L’explication rationnelle de l’existence de dieu par la rationalisation divine que Leibnitz posa radicalement donna à la philosophie des airs de discipline décisive rivalisant avec les raisons premières de l’existence et du monde, une discipline démiurgique. Mais la philosophie, qui fut l’un des domaines de la culture la mieux placée historiquement dans la hiérarchie institutionnelle aurait aujourd’hui complètement perdue sa raison d’être. Le problème n’est pas nouveau : Le sophiste de Platon posait en quelque sorte la question de l’utilité commerciale de la philosophie. Au 20ème siècle, Adorno exprime dans un court texte (que d’autres textes pourraient aussi bien rendre compte) la cause de cette dépossession par l’attribution d’une fonction philosophique servant autre chose qu’elle même. Certes, l’apparition de la figure de l’intellectuel et de sa place dans le monde donnait une fonction positive d’une pratique critique « relevant » la dépossession négative que dénonçait pour sa part Adorno.
Toute discipline traitant des questions essentielles oserait-elle avouer une fonction, et qui plus est, dans notre société occidentale avancée de communication, une fonction secondaire de séduction? Un cour texte de Théodor W. Adorno, écrit en 1962, tiré du recueil de textes “Modèles critiques”, intitulé “A quoi sert la philosophie?” pose la question de l’utilité philosophique à partir de ses causes historiques. Pour Adorno, après Kant et l’ouverture de la philosophie à des domaines tels que les sciences positives (sciences de la nature), la philosophie, “dans un contexte de spécialisation généralisée, la philosophie (se serait) elle-même instituée en discipline spécialisée, débarrassée de tout contenu effectif” . Reniant son propre concept : la liberté de l’esprit, elle aurait été incapable de faire face au diktat du savoir spécialisé et aux finalités sociales concrètes . La philosophie aurait été dessaisie de sa propre vérité par d’autres domaines tels que la science, et aurait subie, à la remorque de son histoire et de l’histoire réelle , une restauration antique la limitant à un domaine historique archaïque. Elle n’aurait pu se départir du soupçon apologétique (science visant à retrouver les vérités fondamentales du passé). Adorno semble regretter qu’elle ne s’occupe pas de son histoire réelle et de l’actualité dont elle est en quelque sorte le produit. C’est ce que reprend Jean-Luc Nancy à son compte quand il défend l’idée que la philosophie, contre les amalgames fantasmés des partisans du retour du même, doit placer l’enjeu de sa démarche dans le présent historique, auquel “le passé de la crise elle-même, qui était postérieur au présent à nouveau présent du bon départ, il n’est pas proprement passé, il n’est pas déposé dans les alluvions de l’histoire, ni par conséquent inscrit dans sa fécondité : il est dépassé, c’est tout”. Sont dépassées les postures visant à chercher à faire signifier les concepts séducteurs transcendantaux de liberté, de sujet – où la signification du sujet doit se présenter au sujet lui-même, de façon autonome --, de communication... Il n’y a d’ailleurs pas si longtemps, au café des Phares, l’animatrice posait naïvement la question de la définition de l’homme. Mais alors, comment se sortir, dans une ère basée explicitement sur l’impératif de la communication, comment se sortir de son vouloir communiquer ou transmettre en retrouvant une utilité proprement philosophique, c’est-à-dire, “en s’opposant à tout ce qui justifie les choses établies” ?.
michel Druilhe
http://inquietanteetrangete.blog.20minutes.fr/
La philosophie a-t-elle une fonction de séduction ?

La Bruyère
Cette question, pour le moins surprenante, nous invite à réfléchir sur un impensé, un point aveugle de la philosophie. Or, le terme de « séduction », en philosophie, n’a pas bonne presse. Du latin seducere, tirer à l’écart, éconduire, s’écarter du chemin prévu ou déjà tracé, la séduction s’apparente dans l’acception classique à une tromperie. L’individu, naïf, séduit, serait forcément dupé, comme « pris au piège ». Mais est-ce aussi sûr ? Sommes-nous aussi innocents face au processus de séduction auquel nous succombons ? Se laisse séduire qui le veut bien inconsciemment, dirait-on. Mais relativement à la philosophie, dont le souci est de s’interroger sur le réel et d’énoncer un discours justifié, démontrable sur celui-ci, est déroutant. Si l’on comprend que l’on puisse attirer autrui par un charme irrésistible, on voit moins en quoi une telle force occulte pourrait être attribuée à la philosophie…
La séduction serait-elle une qualité en soi, autonome ? Ne serait-elle pas, plutôt qu’une action consciente ou un pouvoir dont jouerait un tiers, une projection de l’individu sur quelqu’un, en l’occurrence ici, la philosophie ? Ainsi, si la philosophie peut avoir une fonction de séduction, ce pourrait être sur le philosophe lui-même… Descartes, dans son Discours de la méthode, n’a-t-il pas ironisé sur la philosophie, qui « donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et [de] se faire admirer des moins savants » ? Outre l’intelligence que l’on prête au philosophe (souvent confondue avec son érudition d’ailleurs), la philosophie fait sans doute miroiter un autre monde aux néophytes ; un monde autre, meilleur, tel qu’il devrait, pourrait, être. Une échappée hors du quotidien plus ou moins oppressant, qui nous fait attribuer à la philosophie un certain pouvoir, c’est-à-dire un prestige. Moins avouable, est la séduction raillée par La Bruyère, qui n’hésite pas à dénoncer un usage pathologique de la philosophie qui, dans l’espoir qu’elle nous rende la vie supportable, fait office de divan : le refus du corps (évoqué par Nietzsche), le mal-être, la quête d’identité, les conflits psychiques non résolus, voire même la fuite de l’Autre, là où le discours de la philosophie ne constitue ni obstacle ni résistance à notre volonté de philosophant…
Force est de constater que l’univers conceptuel de la philosophie, peut – à tort -, sembler être un refuge contre l’incertitude et les aléas de la vie émotionnelle. Un univers maîtrisable, à défaut de pouvoir contrôler le réel. Mais, là encore, la séduction que l’on attribue à la philosophie est étrangère à cette même philosophie ! Ce n’est qu’une attente, un espoir, ou un désir pris pour une réalité, que l’on projette sur la philosophie. Même les sophistes de l’Antiquité grecque se sont dupés eux-mêmes : forts de séduire leur public en les convainquant tantôt d’une thèse, tantôt de son antithèse, pour être bons rhéteurs, ils n’ont pas été philosophes pour autant. La philosophie n’est pas indifférente au contenu de la vérité. Tout ne se vaut pas, l’opinion n’est pas la vérité. C’est bien cela qui déplaira toujours à la doxa, et qui résistera toujours au principe de séduction.
Sabine Le Blanc