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Sauvage, son antonyme ne sera pas apprivoisé mais domestique, qui appartient à la demeure. Comment mouraient les chevaliers de la chanson de geste. Ils sont avertis. On ne meurt pas sans avoir eu le temps de savoir qu’on allait mourir.
  1. « Sachez, dit Gauvin, que je ne vivrais pas deux jours. »
Dans le roman de la table ronde on sait que l’on vat mourir. Le roi Ban fait une mauvaise chute, quant il revient à lui, il s’aperçut que le vermeil sortait de a bouche. Il regarde le ciel et prononça comme il put :
  1. « Ha sire Dieu, secourez moi car je vois, je sais que ma fin est arrivée »
Je vois et je sais. Roland à Roncevaux « sent que la mort le prend tout » de sa tête descend vers le cœur. Il sent que son temps ets fini. Il n’y a pas que les héros qui savent et sente leur fin venir. L’ermite saint Martin de Tours « senti, nous Raoul Glaber, qu’il allait bientôt quitter le monde ». Il savait que la mort était proche.
L’avertissement était donné par des signes naturels ou plus souvent encore par une conviction intime. Au XVII e siècle tout fou qu’il est Don Quichotte ne cherche pas  à fuir la mort dans les songes ou il avait consommé sa vie. Au contraire des signes le ramène à la raison :
  1. « Ma nièce, dit-il très sagement, je me sens proche de la mort »
Tolstoï le sait. « Et les moujiks, comment donc meurent les moujiks ! » Comme Roland, Ban, ou encore Don Quichotte. Léon Tolstoï dans les trois mort, un vieux postillon agonise. Une bonne femme lui demande si ca va ?
  1. « oui la mort est là voilà ce que c’est ».
Dans le christianisme primitif le mort était représenter les bras étendu dans l’attitude de l’orant. Le premier acte est le regret de la vie, puis le pardon des compagnons.
La mort s’attend au lit. La mort est une cérémonie publique et organisée, la mort n’est pas sauvage, elle est domestique. Organisée par le mourant lui-même, qui l’a préside  et en connaît le protocole. Cérémonie publique. La chambre du mourant se transformait en lieu public. On amenait les enfants, pas de représentation d’une chambre de mourant jusqu’au XVII e siècle sans quelques enfants.
Aujourd’hui la chambre du mourant n’existe plus. On ne meurt plus. Le mot même ne se prononce plus, on décède, on disparaît…On ne pense plus à la mort, on ne pense plus la mort.
Á partir du Christ mort de Hans Holbein, on peut penser la mort. Ce tableau est peint en 1522. Ce lui qui en parle le mieux est Le Prince Muychkine, bien qu’il ne puisse rien en dire. C’est lorsqu’il voit une reproduction du tableau chez son ami Parfione Semionovitch Rogojine qu’il s’exclame :
  1. « Ce tableau !…ce tableau !… Mais sais tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi »
  2. L’Idiot la Pléiade p 226.
Dostoïevski dit de ce véritable travail de médecin légiste auquel il faudrait rapprocher, pêle-mêle, le Bœuf écorché de Rembrandt, l'atelier-charnier de Géricault, le voyeurisme morbide de Goya, l'appétit de corps morts d'un Signorelli ou d'un Rosso, qu'«il pouvait faire perdre la foi». Du moins remet-il les choses en place : la vie, toute vie, n'est qu'une imposture, illusion de pouvoir, de liberté. La camarde seule impose son ordre. Vanitas...
  1. « C’était la reproduction achevée d’un cadavre humain portant l’empreinte des souffrances sans nombres endurées… Il gardait beaucoup de vie et de chaleur, la rigidité n’avait pas encore fait son œuvre de sorte que le visage du mort reflétait la souffrance comme s’il n’avait pas cessé de la ressentir. Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert d’atroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de l’éclat vitreux de la mort, les prunelles révulsées. Quand on contemple ce tableau on se représente la nature sous l’aspect d’une bête énorme, implacable et muette… Or ce que ce tableau m’a semblé exprimer, c’est cette notion d’une force absolue, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que le tableau n’en représenta aucun, durent ressentir une angoisse et une consternation affreuse dans cette soirée qui brisait d’un coup toutes les espérances et presque leur foi. Et si le maître avait pu lui-même voir sa propre image à la veille du supplice, aurait-il pu lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme il le fit ? C’est encore une question qui vous vient à l’esprit quand vous regarder ce tableau. »
  2.  L’Idiot la Pléiade p 496-497.
La représentation sans fard de la mort de l’homme, la mise à nue anatomique du cadavre, l’angoisse insupportable devant la mort du dieu confondu ici avec notre propre mort tout est absent ôtant la moindre suggestion de transcendance.
Hans Holbein représente la mort définitive, ce cadavre ne se relèvera plus, même le drap presque sans pli ajoute à la parcimonie de mouvement. Ce tableau à l’origine appartient à un autel, il en est la prédelle et était accompagné d’une nativité et d’une adoration. Le tableau aurait été posé dans une niche en demi cercle, accentuant plus encore le coté clos, sans échappatoire possible.
Juste avant Holbein a peint une série de Madone dont la vierge de Solothorn (1521), année ou naît son premier fils Philippe. C’est aussi la rencontre avec Erasme (portrait en 1523). Ainsi le peintre en tant que père que la nouvelle génération devrait un jour évincer, peint le mort.
L’Italie à la même époque, entoure le christ, le mort, le cadavre de personnages plongés dans la douleur, aussi bien que dans la certitude de la résurrection. Holbein laisse le cadavre seul, coupé de nous par le socle, sans aucune échappée vers le ciel, le plafond de la niche descend bas trop bas pour pouvoir se relever. Il est un mort inaccessible, sans aucun au-delà. Une manière de voir l’humanité à distance, jusque dans la mort. Comme Erasme a vu avec distance la folie. Une nouvelle morale repose dans cette peinture.
L’homme, le christ redevenu homme abandonné du père et séparé de nous, sans autre intermédiaire. Suggestion ou endoctrinement pictural ou théologique que notre opacité d’imaginer la mort, nous sommes amenés à nous effondrer dans l’horreur de cette césure qu’est le trépas ou à rêver à un au-delà invisible. Holbein nous abandonne. Comme le père – Mon dieu pourquoi…- ou nous invite à faire du tombeau christique un tombeau vivant, à participer à cette mort peinte. Si la corps vivant contrairement au cadavre rigide est un corps dansant, notre vie ne devient-elle pas une dans macabre selon l’autre vision connue d’Holbein. Cette série de gravure éditée à Lyon en 1538 offre à l’humanité renaissante une représentation dévastatrice et grotesque d’elle-même. Des nouveaux-nés au bas peuple jusqu‘au papes, empereurs, archevêques, abbés gentilhommes, bourgeois et amoureux, l’espèce humaine est saisie par la mort.
Il y a les cheveux, et la main qui déborde du socle, comme s’il pouvait basculer vers nous, comme si le cadavre ne retenait pas le corps. Même si ce tableau est prévu comme prédelle il est resté seul sans qu’aucun autre panneau n’y ait été ajouté. Cet isolement splendide et lugubre, évite le symbolisme chrétien. Face à cette tradition qui le précède Holbein isole condense, construit.

Nous nous imaginons facilement l’homme renaissant tel que nous l’a laissé un auteur comme Rabelais, grandiose, drôle à la Panurge, lancé vers le bonheur de la dive bouteille. Holbein nous propose une autre vision celle de l’homme sujet à la mort de l’homme embrassant la mort, dansant avec elle, l’absorbant dans son être même. L’intégrant non comme une condition de sa gloire, ni comme conséquence de sa nature pécheresse, mais comme l’essence ultime de sa réalité désacralisé, qui est le fondement d’une nouvelle dignité. Pour cela l’image de la mort christique et humaine est l’intime complice de l’Eloge de la folie. C’est parce qu’il reconnaît sa folie et qu’il regarde en face sa mort, mais aussi ses risques mentaux, ses risques de mort psychique que l’homme atteint une nouvelle dimension. Pas nécessairement celle de l’athéisme, mais plus sûrement celle d’une tenue désillusionnée, sereine et digne.
Hegel a mis en évidence le double mouvement de la mort dans le christianisme ; d’une part il y a une mort naturelle du corps naturel, de l’autre, elle est le plus grand amour, la renonciation suprême de soi pour l’autre. Il y voit une victoire sur la tombe, « une mort de la mort ».
  1. « Ce mouvement négatif qui ne convient qu’a l’esprit comme tel est sa conversion intérieure… La fin se résolvant dans la splendeur, dans la fête qu’est l’accueil de l’être humain dans l’idée divine… »
  2. Hegel Leçon sur la philosophie de la religion.
Nous assistons à une prodigieuse union des extrêmes absolus, à une aliénation suprême de l’idée divine.
  1. « Dieu est mort, dieu lui même est mort, est une représentation prodigieuse terrible qui présente à la représentation l’abîme le plus profond de la scission ».
  2. Hegel Leçon sur la philosophie de la religion.
L’art gothique sous l’influence dominicaine favorisera la représentation de la mort naturelle, l’art italien sous l’influence franciscaine exaltera dans la beauté sexuelle des corps la gloire de l’au-delà rendue visible dans la gloire invisible. Le christ d’Holbein se situe là, à la scission de la représentation dont parle Hegel.
Pascal confirme avant Hegel cette invisibilité du sépulcre. Pour le penseur moderne, le tombeau est le lieu caché du christ. Tous le regardent sur la croix, dans le tombeau il se dérobe aux yeux. Voir la mort de l’homme nommé Jésus est une manière de lui donner sens de le rendre à la vie, de ne pas voir la mort, den pas vouloir voir le cadavre. Mais dans le tombeau de Bâle, l’homme, le christ mort de Holbein est seul. Qui le voit ? Il n’y a personne… Il ya bien sur le peintre et nous mêmes. Pour sombrer dans la mort, ou peut-être pour la voir dans sa beauté minimale et terrible, limite inhérente à la vie. Contemplation du tableau, contemplation de la mort contemplation du lieu critique de son émergence ; là où le non sens devient signifiant, tandis que la mort apparaît visible et vivable.
Ce mort, ce cadavre de noyer, héros des temps modernes, il se tient strict, sobre et droit. Secret aussi, aucun mouvement ne trahissant la jouissance. Aucune élévation exaltée vers l’au-delà. Rien que l a sobre difficulté d’être debout ici bas. Il reste simplement droit autour d’un vide qui le rend étrangement seul.

Illustration:
Le christ Mort. Holbein
 Lamentation sur le christ mort. Mantegna

D'autres images

  1. « La mort, selon les sauvages, est une grande femme, fort belle, à laquelle il ne manque que le cœur. »
  1.  Chateaubriand
Lamétaphore de la mort comme belle femme sauvage est intéressante à questionner sur le plan philosophique et psychanalytique. Mais avant de convoquer la référence à la célèbre pulsion de mort de Freud, il est bon de faire un petit détour par l’anthropologie. C’est à partir du moment où des hominidés ont commencé à offrir une sépulture à leurs morts qu’on a pu parler d’êtres humains et non de singes…Le fait d’enterrer ses morts peut être lié à une croyance dans la survie de l’âme, mais il est surtout la marque d’un respect pour la mort en tant que telle. C’est à ce niveau que l’étrange citation de Chateaubriand devient très intéressante. Cette citation sous-entend que les peuples premiers avaient déjà longtemps avant Freud et Bataille pressenti le lien intime entre Eros et Thanatos. La métaphore de la mort comme femme grande et belle mais sans cœur est très significative. Lorsque les Européens ont conquis les terres inconnues, ils ont naïvement qualifié les peuples indigènes de sauvage, ce terme signifiant dénué de culture. Or, pendant longtemps l’Eglise a dénié que la femme possède une âme d’où l’assimilation des peuples conquis à une entité féminine qui avait besoin d’être éduquée pour acquérir un principe spirituel…
   La mort comme la femme exerce sur l’homme l’attrait mystérieux de la terre sauvage à conquérir. C’est le constat de cette folie des hommes, rendue manifeste à travers la sauvagerie du front de la guerre 14-18 qui a donné à Freud son idée géniale de la pulsion de mort. Freud a parfaitement compris que chez l’homme – particulièrement le mâle – la pulsion de vie Eros était intimement mêlée à la pulsion de mort Thanatos. En soignant des anciens combattants du front, Freud a découvert avec stupeur que l’homme éprouvait une sorte de jouissance sexuelle dans la destruction de son prochain. Ce qui n’apparaissait alors que comme une obscène provocation dans l’oeuvre de Sade a soudain acquis une caution « scientifique » grâce au docteur Freud. A la suite de Sade, Freud a réalisé que le lien entre Eros et Thanatos était patent dans la sexualité sodomite qui court-circuite le processus de la reproduction…Il est d’ailleurs plus que probable qu’une telle pratique permettait à certaines populations exotiques d’éviter une funeste surpopulation tout en conservant le plaisir sexuel. Le qualificatif de sauvage doit beaucoup aux pratiques sexuelles jugées perverses par les missionnaires qui ont été les premiers en contact avec ses « peuples premiers ».   
   
                                           Jean-Luc Berlet
Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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