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tentation.jpgLa tentation est-elle démoniaque? 


«Dépêchez vous de succomber à la tentation avant qu’elle ne s’éloigne». 
Casanova

Dans la démonologie médiévale on a présenté Satan comme le Tentateur par excellence. Et les théologiens de l’époque ont pris un malin plaisir à décrire le Démon sous les traits de la luxure la plus délirante.  On  n’a pas eu besoin d’attendre Freud  pour attribuer ce déchaînement fantasmatique à une projection de l’inconscient refoulé du clergé médiéval ! Si la tentation sexuelle est une réalité indéniable, il est  en revanche très discutable d’évoquer le démonique à son propos. Pour l’Eglise, c’est la tentation en général qui est démoniaque en ce sens que la tentation est déjà le péché. D’ailleurs, les sept péchés capitaux répertoriés par l’Eglise  sont sept types de tentations : la luxure, la gourmandise, l’avarice, la paresse, l’envie, la colère et l’orgueil. Or, pour les théologiens les plus raisonnables à l’image d’un Thomas d’Aquin, seul l’orgueil est une tentation proprement démoniaque. Comme je l’ai montré dans Le Complexe de Dieu toutes les religions condamnent l’orgueil comme la tentation la pire car elle correspond au désir humain de se substituer à Dieu. L’orgueil est une tentation proprement démoniaque car elle correspond en réalité à la tentation de la mort et de la destruction. Pour un homme, être Dieu est impossible, or la tentation de l’impossible conduit fatalement à la destruction à l’image de toutes les Utopies qui ont ensanglanté l’Histoire. Leibniz avait défini la finitude humaine comme le mal métaphysique. Je dirai plutôt que le mal métaphysique, c’est le refus d’accepter cette finitude, ce qui correspond à la tentation de l’orgueil. Le texte biblique d’Isaïe 14 ne dit rien d’autre : « Comment es-tu tombé du ciel, Astre brillant, Fils de l’Aurore ? Comment as-tu été précipité à terre, toi qui disais : « je monterai dans les cieux, je hausserai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, je siégerai sur la Montagne de l’assemblée divine, à l’extrême Nord, je monterai au sommet des nuages, je serai comme le Très Haut. »
Sur le plan philosophique c’est probablement le philosophe danois Sören Kierkegaard qui a le mieux posé le problème de la tentation dans sa dimension démoniaque. Pour Kierkegaard, la tentation est un phénomène comparable au vertige, une sorte de vertige métaphysique. Que se passe t-il quand on a le vertige ? On est à la fois terrifié et fasciné par le vide d’où le danger accru de la chute fatale ! Or, dans le vertige métaphysique de la tentation, c’est le vide du possible qui nous fascine et terrifie à la fois. Kierkegaard a parfaitement relevé que la tentation était la mise à l’épreuve de notre liberté, car la tentation nous place toujours dans l’alternative de céder ou de résister au désir qu’elle amplifie. Ce « ou bien…ou bien… » pour reprendre le célèbre titre du livre de Kierkegaard est source d’angoisse, car rien ne justifie vraiment un choix au détriment de l’autre. Dans le cas de la tentation sexuelle, l’option de céder appartient à la sphère de l’esthétique tandis que celle de résister appartient à la sphère de l’éthique. Mais pour Kierkegaard, la tentation n’est pas démoniaque en tant que telle, car la vie esthétique n’est pas le Mal par opposition à l’éthique qui serait le Bien. Ce serait même au contraire l’absence de tentation qui serait démoniaque pour le philosophe danois, car une telle absence serait le signe de la perte de la liberté. Ce qui est proprement démoniaque pour Kierkegaard, c’est le désespoir. Le désespéré est démoniaque parce qu’il abandonne  totalement sa liberté de choix pour se complaire dans son sentiment de damnation…Or, pour Kierkegaard, Satan est l’être qui s’arc-boute sur son sentiment de damnation afin de l’utiliser pour condamner toute la création de Dieu 
Alors, si la tentation n’est pas démoniaque, faut-il en conclure qu’elle est divine ?
Bibliographie : Casanova, Histoire de ma vie,  Kierkegaard, Le concept de l’angoisse.


Jean-Luc  Berlet.


Le bain du Diable
Démon:
Démon n m. d'abord sous la forme demoygne (début XIV°), puis daemon (XVI°) et demon, est emprunté au latin impérial daemon «esprit, génie», surtout fréquent dans la langue de l'Eglise où il a le sens spécial d'«esprit infernal, mauvais , diable» et aussi «idole». Saint Augustin crée daemonicola et saint Jerôme daemonarius. Le mot latin, emprunté au grec daimôn-onos, est déjà employé par Varron au I° avant l’ère courante, mais n’est latinisé que depuis Apulée au II°' apres l’ère courante. Daimôn désigne une puissance divine, que souvent on ne peut ou on ne veut nommer, d'ou le double sens de «destin» (heureux ou malheureux) et de «divinité». Le daimôn n'est pas l'objet d'un culte dans la religion grecque. Le terme a aussi le sens de «génie» attaché à chaque homme ou à une cité», d’où son emploi à propos de Socrate, qui sera repris en français. Enfin, il s'emploie en mauvaise part, fournissant au vocabulaire chrétien  le mot désignant l'esprit malin. Il s'agit d'un dérivé de daiesthai «diviser, partager» qui appartient à une racine indoeuropéenne «da-_partager» et qui a pour dérivé demos (démagogue) : étymologiquement, daimôn désigné donc la puissance qui attribue, donne en partage. Des parallèles sont établis avec le vieux perse baga, le vieux slave bogū « dieu » (russe bog) à côté de l'avestique baga « part destin » et du sanskrit bhāgā «part destin, maitre».
En français, le mot désigne une divinité, une idole spécialement dans la tradition chrétienne, l’ange déchu et, par analogie, un être qui incarne le mal (1663). L'expression "démon de midi" traduit le latin de la Vulgate daemonius meridianus, d'ailleurs rendu en ancien français par diable méridien. La répartition des emplois de démon et diable est plus sociologique que sémantique, le second étant familier et populaire. Le XVI° a fait de démon un terme de mythologie, Rabelais employant le syntagme bons Daemons pour designer les êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes (1546) et Daemon de Socrate (1552) pour le génie inspirateur de Socrate, par emprunt au grec. Depuis 1652, le mot désigne aussi le génie présidant aux destinées d'une collectivité, puis d'un individu.
Son sens figuré de « personnification d'un défaut » (1694, le démon du jeu) se situe à l'intersection du sens mythologique et du sens chrétien.
Démoniaquen, n (1230) et adj. (1275) est emprunté au latin chrétien daemoniacus, lui-même repris au dérivé grec tardif daimonikos «possédé d'un dieu», et spécialement, dans le grec d'Eglise, «possédé du malin". – Le XIII° s. a aussi produit le terme de théologie demonial, ale, aux adj. (1279), Démonalité n. f. (1876) étant la traduction du latin théologique daemonialitas «commerce charnel avec le démon», attesté (av. 1682) chez un bénédictin espagnol.
On rencontre ensuite Démonique adj. (1422) peut-être fait sous l'influence du grec daimonikos «possédé d'un dieu», puis Démonomanie n. f. (1580), dont le sens moderne est attesté en 1625, Démonologie. f. (1600, d'Aubigné) et Démonographe n. (1625).
La seconde vague de dérivés, annoncée par Démonisme n. m. (av. 17841, a lieu au XIX° S. avec Démone ll. f.  peu usité, Démonographie n. f. (1829), Démonologuen. (1832), Démonolâtre adj. et n. et Démonolâtrie n. f. (1838), Démonicole adj. (1846), Démonomanen. et adj. (1863) et Démonopathie n. f. (1898), terme de psychiatrie. Démonter Montrer.

Tenter v. tr. est emprunté (v. 1120, tempter) au latin classique temptare «toucher, tâter», d'où «faire l'épreuve ou l'essai», «essayer de» et «attaquer, assaillir»,. Le mot latin, quelquefois note tentare probablement d'après la prononciation populaire, est sans étymologie connue; cependant, il a été confondu avec tentare «agiter, inquiéter», fréquentatif de tendere, au point que la distinction entre ce qui appartient proprement à l'un où à l'autre verbe est difficile.
En français, le verbe est d'abord employé dans l'expression tenter Dieu «l'éprouver, lui demander des effets de sa toute-puissance», valeur aujourd'hui archaïque ou littéraire, et par extension «se mettre dans une situation périlleuse» (1656). . Avec la même idée, on dit plus souvent tenter le diable.
Dès le XII° s. (1125), le mot est employé, toujours dans un contexte chrétien, avec le sens de «mettre à l'épreuve la résistance de quelqu'un au péché», le sujet désignant Dieu, et plus tard une chose. «constituer une tentation» (v. 1370). Cette valeur l'emporte dans tentateur et tentation.
Depuis le XIII° s., tenter est courant avec son sens laïc de «donner envie» (v. 1275), spécialement dans la construction de sens passif se laisser tenter à quelque chose (XVII°s), disparu, puis par quelque chose.
Le verbe signifie également «essayer, expérimenter» (v. 1250), absolument ou avec un complément, d'où tenter la fortune (1559) puis tenter fortune (1740), et tenter la chance, sa chance. La construction tenter de et infinitif (1670) n'était pas encore généralisée en langue classique, à côté de l'ancienne construction sans préposition. Ce sèmantisme de l'essai domine dans tentative.
Le sens très ancien de «sonder (une plaie)» (v. 1180, tanter) est sorti d'usage au XVI° siècle.
Celui de «s'engager dans (un lieu, une route)» (1673) a lui aussi disparu. Tenter n'a plus aujourd'hui d'autre dérivé que Tentant, ante, adj., son participe présent autrefois substantive pour designer celui qui induit en tentation (1464) et utilisé de nos jours comme adjectif au sens de «qui cause une envie, un desir» (v. 1530) et par extension «qui semble agréable».
Tente n. f, dérivé de tenter «sonder», a désigné (v. 1175) un faisceau de charpie avec lequel on sondait une plaie. Le préfixe itératif re a servi à former Retenter v. tr. (1549) «tenter de nouveau», précedé au XIII°s (1226) par l'adjectif retenté (retempté) au sens ancien de «qui éprouve sans cesse des tentations».
Tentation .n f. est emprunté (v. 1280), d'abord sous la forme temptacion (v 1120), au latin temptatio dérivé de temptare, signifiant «attaque de maladie» et «essai, expérience», spécialisé en latin ecclésiastique dans son sens religieux.
Dans un contexte chrétien, le mot désigne le mouvement intérieur portant l'homme au mal. Par extension, il se dit de ce qui incite a une action en éveillant le désir (1637).
Il a été employé (comme en latin) au sens d'«essai» (v 1450) jusqu'au XVII° S, en concurrence avec tentative.
Tentateur, Trice n. et adj. est emprunté, sous la forme temptateur (1495), au dérivé latin temptator qui désignait en latin classique le séducteur avant de prendre en latin ecclésiastique 1e sens de « démon ».
Tentateur a supplanté la forme ancienne dérivée du verbe temptere (XIII° S puis tenteur XVI° s) ; il désigne le démon et plus généralement (1636) celui qui induit en tentation.
Tentative n. f. est emprunté (1546)au latin scolastique tentativa « épreuve universitaire » chez Thomas d'Aquin, dérivé de tentatum, supin de tentare.


250px-Anthony-Abbot-by-Zurbaran.jpegAntoine le Grand

Sa vie nous est connue par le récit qu'en a fait saint Athanase vers 360. Il serait né en 251 et mort en 356 à l'âge de 105 ans, entre les bras de ses deux disciples bien-aimés, Macaire l'Ancien ou Macaire d'Égypte et Amathas.
Né en Égypte à Qeman (Fayyoum) et fervent chrétien, dès l'âge de vingt ans il prend l'Évangile à la lettre et distribue tous ses biens aux pauvres, puis part vivre dans le désert en ermite dans un fortin à Pispir, près de Qeman. Là, à la manière du Christ, il subit les tentations du Diable; mais si pour le Christ cela ne dure que quarante jours, pour Antoine c'est beaucoup plus long et plus difficile, les démons n'hésitant pas à s'attaquer à sa vie. Mais Antoine résiste à tout et ne se laisse pas abuser par les visions tentatrices qui se multiplient.
En 312 il change de désert et va en Thébaïde, sur le mont Qolzum (où se trouve aujourd'hui le monastère Saint-Antoine). Le Diable lui apparaît encore de temps en temps, mais ne le tourmente plus comme autrefois. Vénéré par de nombreux visiteurs, Antoine leur donne à chaque fois des conseils de sagesse, les invitant à la prière plutôt qu'à la violence.
Les religieux ayant adopté le mode de vie solitaire de saint Antoine sont appelés anachorètes, s'opposant aux cénobites qui choisissent la vie en communautés monastiques.

Ses représentations.

La vie de saint Antoine et ses tentations ont inspiré de nombreux artistes, notamment Jérôme Bosch, Pieter Bruegel, Dali, Max Ernst, Matthias Grünewald, Diego Vélasquez. Gustave Flaubert.
De nombreuses représentations du saint nous le montrent accompagné d'un cochon portant une clochette. Selon Émile Mâle, qui signale que cette tradition date de la fin du XIVe siècle, le cochon n'a rien à voir avec la vie du saint mais avec un ordre religieux fondé en Dauphiné en 1095 (les Antonins) : les porcs n'avaient pas le droit d'errer librement dans les rues, à l'exception de ceux des Antonins, reconnaissables à leur clochette.


La tentation de Saint Antoine par Jérôme Bosch

Hieronymus van Aken, dit Jérôme Bosch (Bois-le-Duc ; Hertogenbosch en néerlandais, d'où son pseudonyme, v. 1453– v. 1516), est un peintre néerlandais d'origine allemande.

00-021051.jpgOn éprouve certains vertiges à parler de Jérôme Bosch et de sa tentation. Vertige des images et de leur contradictoire séduction, vertige devant le déchaînement des commentaires et interprétations, vertige vis-à-vis de l’époque à laquelle appartient cette œuvre si proche et provocante, mais qui témoigne conjointement d’un monde vécu et souffert voici presque demi-millénaire.  Un monde fait d’autres conventions, d’autres discours, d’une autre cruauté et d’une autre sorte de plaisir.
Le principal document relatif à Jérôme Bosch est son œuvre bien que soit controversée l’attribution de certain de ses travaux, en raison du grand nombre de ses imitateurs et copistes. Ainsi parmi la vingtaine de tableaux recensés sous sa signature, seuls huit auraient été exécutés de sa propre main.
Frère José de Siguenza, dans son Histoire de Saint Jérôme (1605), a vu en Bosch ce peintre unique qui montre l’homme tel qu’il est en dedans, à aussi établi une typologie de ses œuvres qui fait encore autorité. Siguenza classe l’œuvre de Bosch selon trois grande catégorie :
Les œuvres de dévotion, comprenant des scènes de vie et de la passion du Christ, sans représentations « monstrueuses ou absurdes ».
La tentation de Saint Antoine, qu’il peignit à plusieurs reprises, et qui illustre le contraste entre le prince des Ermites et toute une multitude de monstres terrestres, aériens ou aquatiques.
Enfin des œuvres plus macaroniques, que le sage moine donne pour allégories complexes destinées à l’exemple et à l’édification.
Vertigineuse fut également la fortune critique et impérative de Bosch, vaste, variée, et contrastée, à l’instar de l’œuvre elle-même même. Le XVI éme siècle fonde sa réputation de spécialiste en diableries, d’ami du fantastique et du bizarre ou d’amateur de « miracles bossus » et d’allié de Pluton qui lui a ouvert les portes de sa ténébreuses demeure (Guevera en 1563) Avec le temps la tonalité des critiques se fait plus négative, malgré quelques lectures favorables comme celle de Carducho en 1633 qui continu a définir Bosch comme le spécialiste de la mort, de l’enfer, et du rêve, ou encore comme l’année suivante Lope de Vega qui le désigne comme un créateur de moralités philosophiques.
bosch-1.jpgAvec le romantisme, Bosch réapparaît comme l’ange déchu de la peinture flamande, c’est-à-dire comme son revers malin, alors que se font jour les premiers doutes concernant sa santé mentale. De la fin du XIX éme siècle à nos jours les interprétations vont se développer et avec des oppositions successives : le problème du mal, l’influence du comique et du quotidien, la modernité, la fureur de vivre, la connaissance du moyen âge ainsi que celle du Brabant, le théâtre et les mystères, la dénonciation du péché avec prudence et plaisir secret, le « sadisme », le messianisme juif, et comme clé principale, l’imaginaire « surréaliste ».
À l’évidence l’œuvre de Bosch était en parfaite conformité avec l’esprit de son temps. La meilleure preuve qui puisse en être donnée est l’impressionnante série de copies, de version d’atelier et de faux qu’elle engendra. Certains de ces disciples devinrent spécialistes des scènes infernales et fantastiques, lesquelles sont en générales plus répétitives qu’inventives, exception faite pour Pieter Brueghel l’Ancien, génial commentateur des temps de violence et de destruction annoncés d’une certaine manière par Bosch.
Il existe deux ordres de raisons essentielles qui motivent notre rencontre avec Bosch tant de siècle après sa mort. La première réside dans l’importance que nous donnons à « l’homme vu du dedans », selon le terme de frère Jose de Siguenza, à une époque où l’on avance aussi loin que possible dans la recherche et l’attirance pour nos humaines profondeurs ; la seconde se trouve dans une ressemblance iconographique, plus apparente que réelle, entre le monde figuratif de Bosch et une certaine peinture surréaliste ou d’origine surréaliste. Bosch établi une tension immédiate entre le réel et l’imaginaire qui est de fait, un défi majeur : celui de la nécessaire conscience de la réalité en même temps que celle de la force et du pouvoir de l’imaginaire.
Le triptyque de Lisbonne est la représentation la plus élaboré de l’un des thèmes majeurs de l’œuvre de Bosch.
C'est un élément du culte religieux que l'on peut imaginer sans difficulté sur un autel ou dans une chapelle dédiée au saint. Normalement, la première vision que l'on devrait en avoir, excepte les jours de culte ou de fête, serait celle des grisailles au dos des volets, c'est-à-dire, le triptyque clos et partiellement occulté.
Ainsi ferme, il nous donne à voir deux scènes de la passion du Christ : son arrestation par une foule gesticulante et moqueuse et le chemin du calvaire au moment de la rencontre avec sainte Véronique.
Le ton gris, selon l'usage, souligne l'atmosphère dramatique et la désolation des scènes. L'une d'elles, nocturne et lunaire, nous semble quasiment pré-romantique. Par-delà la violence spécifique dont le Christ est victime, on remarquera de multiples indices de la brutalité du monde : sur le panneau de gauche, saint Pierre attaque Malchus, sur le panneau de droite, un supplicie et deux condamnés sont torturés par deux moines (le premier est sur le point de subir le châtiment du garrot, peine courante pour les faussaires du temps de Bosch), tandis qu'une tête empalée sur une branche d'arbre évoque un autre supplice. C'est dans ce décor qu'un groupe d'enfants s'installe par terre avec ses jouets pour voir passer le cortége qui conduit le Christ au calvaire. La violence est ici un spectacle normal, quotidien.
Le thème de la passion et de la souffrance sert d'introduction au thème central du triptyque qui traite d'une autre passion, d'une autre souffrance ; et pourtant, le contraste est grand entre les deux scènes grises et désolées du triptyque fermé et la splendeur colorée et lumineuse du triptyque ouvert. Comment ne pas y voir la première tentation de celui qui regarde : la beauté du mal ?
bosch-2.jpgAu-delà de la surprise et du choc de la couleur, nous avons devant les yeux un espace unifié sur les trois panneaux :
par une seule ligne d'horizon,
par un ciel pur (que seul trouble un incendie sur le panneau central),
par un niveau unique où figurent les effigies du saint.
Entre la ligne courbe de l'horizon, en haut, et, en bas, la ligne courbe qui sépare les eaux des terres et se prolonge dans les représentations latérales, toute la composition fonctionne comme un œil énorme, avec, pour centre ou pupille, le saint qui nous regarde en face et nous interpelle. À cette vision d'ensemble succède immédiatement une dérive irrésistible de l'œil vers le détail, vers l'inventaire des monstres et des créatures infernales, isolés ou en cortège, enchaînement sans fin de visions dans un enchaînement sans fin de regards.

On ne rencontre pas dans ce triptyque, comme dans d'autres du même artiste, une structure narrative obligatoire avec lecture de gauche à droite. Les trois panneaux se réfèrent à des moments différents des épreuves du saint. À gauche, cependant, se trouve une séquence narrative composée de deux phases de l'agression des démons sur la personne du saint lorsqu'ils élèvent ce dernier dans les airs pour ensuite le lâcher. Nous le voyons d'abord au ciel entre les démons, puis, après la chute, secouru par deux moines et un laïque qui, selon certaines interprétations, serait un autoportrait de Bosch.
À droite, les tentations principales sont explicites : une princesse démoniaque et lubrique essaie de provoquer l'ermite, tandis qu'au premier plan, la table et l'homme-ventre font référence à la faim exacerbée par les jeunes.
Sur le panneau central, le saint parait être le centre de gravité d'un tourbillon de personnages et de cortéges convergents : sans doute la tentation majeure de l'hérésie et du rejet de la foi. Dans son voisinage le plus immédiat, sont célébrés d'autres cultes ou des perversions de la foi véritable. Saint Antoine est encerclé et nous regarde, et dans une tour en ruines, le Christ désigne le chemin du salut.
Les mots sont pauvres face à cette peinture, et encore plus pauvre la brève histoire du saint, thème de la composition, prétexte pour une représentation de la totalité du monde en proie au mal, monde ici figuré dans ses quatre éléments :
l'air est sillonné de démons, de navires, de poissons volants chevauchés par des sorcières qui se rendent a leurs ignobles assemblées,
le feu est présent avec l'incendie de la ville qui occupe le coin supérieur gauche du panneau central ; c'est l'élément propre aux enfers, mais aussi un symbole du mal des ardents contre lequel on invoquait saint Antoine (et qui, pour cette raison, apparaît obligatoirement dans d'autres compositions de Bosch sur le même thème). Le feu est peut-être le souvenir d'un événement vécu par Bosch dans son enfance : le grand incendie qui ravagea partiellement sa ville natale en 1463,
la terre et l'eau occupent les parties moyenne et inférieure du triptyque ;la terre se présente comme une estrade pour les cortèges de monstres et les architectures ambiguës ; l'eau, en liaison avec le monde souterrain, grouille d'êtres inquiétants.
Nulle part ailleurs, l'inventaire des représentations du mal n'aura été aussi systématique, actualisant, concentrant et exaltant toute la démonologie traditionnelle. C'est pourquoi cette œuvre est encore un ultime compendium de démonologie médiévale. Cependant, le triptyque, cet œil énorme qui nous contemple en démultipliant l'œil central du saint, fût et restera une œuvre de singulière modernité car elle ne se limite pas a répéter ou inventorier des images et des histoires déjà connues.
Que nous dit saint Antoine lorsqu'il nous interroge ainsi du regard ? En 1975, dans une exposition consacrée à Jérôme Bosch et à sa Tentation, deux artistes portugais interprétèrent ce regard avec bonheur et sensibilité.
Joao Hogan plaça son saint Antoine au milieu d'un désert de pierres, sans rien d'autre, ou rien ne se passait. Avant ou après les monstres ? Où étaient-ils donc, si ce n'est dans notre propre tête, au sein du public spectateur ?
Fernando Calhau produisit une toile blanche aux exactes dimensions du triptyque ouvert, un espace vacant et vide, une image du rien, l'écran ou TOUT pouvait être projeté !
Le regard du saint nous dit également que les images qui l’entourent sont autant de versions du rien, du non-être ou du mal qui est légion.
Le travail du peintre consista à donner à cette légion venue du rien. Il instaura un genre qui plus qu’un discours, une histoire ou une image, est un regard interminable dans un questionnement perpétuel.


caricature-flaubert.jpgLa Tentation de Saint Antoine par Gustave Flaubert

Un anachorète - (saint Antoine, soit) - vieilli dans les Thébaïdes, épuisé de jeûnes, sanglant de coups de discipline, échauffé par l'esprit des lieux arides, veille un soir plus tard que de coutume. Il vient d'éprouver, pour la première fois, l'inquiétude de son destin. Il a, pour tout bien, une croix, une cabane et une cruche cassée ; en un mot, tout ce qu'il faut à l'Homme, quand l'homme est digne de ce nom. Cette nuit-là-là, le péché se glisse au coeur du vieillard ; il faiblit sous le poids des souvenirs de gloire, d'amour, de sagesse mondaine, qui hantent sa solitude. - Il est las : « Oh ! seulement un petit champ !... une peau de brebis !... du lait caillé qui tremble sur un plat ! » - Ce désir originel suffit : cette fissure deviendra tout à l'heure l'effrayant portail de tout l'Enfer.
Le Diable de Gustave Flaubert est dangereux : c'est le Satan immortel déployant sa queue de paon. Les visions enivrantes, mélancoliques, orgueilleuses, semi divines, se brodent sur le crépuscule des nuits orientales, évoquées aux regards parfois éperdus d'Antoine. Elles défilent, objectivées par son cerveau bouillonnant, et vitalisées par la substance correspondante dont dispose l'Enfer en éveil autour de lui.
L'illusion du Saint est corroborée par l'autre illusion, dans une mystérieuse identité. La nuit est devenue une lanterne magique de proportions colossales. Voici d'abord la Reine de Saba (ces quinze pages sont le chef-d'oeuvre du livre) ; puis les métaphysiciens, leurs dictons à la bouche ; puis tous les Hérésiarques avec leur unique parole ; puis les Mages, Simon, Appolonius de Thyane ; puis tous les dieux du monde, puis les bêtes des cieux, de la Terre et de la Mer, puis le Diable, sous les traits du disciple Hilarion, qui, ôtant de son front cornu ce masque, la Science, emporte l'anachorète dans les abîmes de l'espace, avec des paroles dont la profondeur triste jette comme un voile de désespoir sur les Créations.
Antoine lui échappe d'une prière, d'un regard levé vers le vrai Ciel, - vers celui qui est partout et nulle part ; - et le voici retombé sur sa Montagne, entre la Mort et la Luxure, qui s'acharnent l'une contre l'autre en soeurs ennemies. Enfin, se dressent à ses côtés, le Sphynx et la Chimère !... L'attrait de l'Inaction éternelle ! du Sommeil sans Rêves ! de la Matière unique. - «Oh ! la devenir !...» s'écrie-t-il, brisé par la Tentation.
Mais, soudain, le jour commence à luire ; l'Orient s'empourpre ; des nuages d'or roulent sur le ciel. L'œuvre compliquée du Prince des Ténèbres a passé comme une fumée ; et, baigné de lumière, saint Antoine, les bras à l'entour de la Croix, son salut, son espérance, voit resplendir, dans le soleil levant, la face de Jésus-Christ.

Entre esthétique et épistémologie.

L’un des aspect qu’on retient de l’évolution du roman au XIX éme siècle concerne sa dimension «scientifique». Ce phénomène est particulièrement net chez Flaubert, plus que des théories ou des contenus, ce sont des interrogations qu’il trouve dans la science qui le marque. Flaubert subit très largement l’influence du directeur du muséum d’histoire naturelle de Rouen, Félix Archimède Pouchet. Si ce dernier se retrouve en partie dans Bouvard et Pécuchet, c’est l’admirateur des visions poétiques de Michelet qui laisse des traces dans la Tentation de Saint Antoine (1874). La tentation manifeste dans sa forme les principaux débats entre esthétique et épistémologie.

La tentation se clôt sur une galerie de monstres. Flaubert assimile en termes précis la question des monstres à un moyen d’articuler la perspective scientifique à la perspective littéraire, reliant le regard du savant à celui de l’artiste. Il assimile ces derniers à des rêves de la nature et « la grande erreur est de les considérer comme des prodiges et des êtres contre nature ».
Ce à quoi réfléchit Flaubert à partir des monstres c’est la question de l’espèce, question très en vogue à l’époque. On pense aux problèmes de classification posés par la découverte de l’ornithorynque, véritable chimère naturelle. L’invention de la catégorie des monotrèmes par Geoffroy de Saint Hillaire destiné à résoudre les problèmes de classification en signale les limites. On peut donc penser que la référence au célèbre zoologiste concerne aussi bien le contenu de ses travaux sur les monstres que les questions épistémologiques qu’ils posent. Dans la tentation de saint Antoine, les premiers monstres humains naissent de la mise en forme par l’entremise du regard de saint Antoine, du brouillard que produit l’haleine de la chimère :

L’haleine de sa bouche a produit un brouillard.
Dans cette brume, Antoine aperçoit des enroulements de nuages, des courbes indécises.
Enfin, il distingue comme des apparences de corps humains ;
Et d’abord il s’avance
Le groupe des Astomi un peu plus que des rêves, pas des êtres tout à fait…


Ce que cherche à penser Flaubert dans le rapprochement entre objet d’observation et objet de fiction c’est la question de la nomination. Soit leur nom est bien connu et évoque une réalité immédiate, soit à la manière des noms savants, il n’évoque aucune réalité familière, les caractéristiques des monstres peuvent alors êtres reconstituées en interprétant les composantes étymologiques. Dernier cas de figure, on ne peut pas les identifier à partir de leur nom et on est obligé de se reporter à la définition qu’en donne le narrateur. Il s’agit toujours pour Flaubert de comprendre comment s’articulent, « ces manifestations irrégulières de la vie » et le principe de continuité qui en fait « les expressions multiples et graduées de cet art inconnu qui gît dans son immobilité mystérieuse au fond des océans, dans la profondeur du globe, dans le foyer de la lumière, y variant les créations successives et y perpétuant l’être ». L’idée renvoie ici à l’Histoire des Animaux d’Aristote. Selon ce modèle, on peut classer les êtres vivants selon un ordre hiérarchique qui va du moins au plus perfectionné, l’homme constituant le degré supérieur de la chaîne.
Chez Flaubert, l’influence de ce modèle se traduit par une attention particulière portée aux frontières entre les éléments. Au fur et à mesure qu’on avance dans la vision finale de saint Antoine, la mise en perspective des éléments intermédiaires est remplacée par une esthétique de l’agencement.
La réflexion sur le continu et le discontinu, dans cette perspective tient plus d’une relation esthétique que d’une investigation épistémologique. Comment concilier l’intuition d’une nature pensée comme continuum indistinct et la nécessité d’une division classificatoire sans laquelle l’esprit humain ne peut rationaliser les phénomènes ? Telle est la question que soulève la Tentation de saint Antoine. Le vrai problème pour Flaubert n’est pas d’organiser les phénomènes physiques mais de trouver un moyen de formaliser l’indistinct et le dynamique. Ce que nous enseigne la tentation, c’est qu’il existe une rationalité de la forme qui échappe aux modèles de la rationalité de la classification.
Ce que nous propose Flaubert dans la tentation de Saint Antoine, ce n’est pas seulement la transposition dan l’espace littéraire de contenus scientifiques ou de modèles d’explication du monde. Avant tout le texte est le lieu d’une interrogation sur le sujet esthétique.

L’une des particularités de la tentation c’est que loin d’apparaître comme un élément rationalisant et salvateur, la science est présentée comme l’une des tentations, peut-être la plus forte, que subit saint Antoine dans sa retraite.
La tentation suprême, ce n’est plus la métaphysique, c’est la physique ; c ne sont plus les religions, c’est la science.
Finalement, la tentation la plus dangereuse est celle de l’objectivité totale. Le plus fou est en fait celui qui croit pouvoir se placer complètement en retrait de l’objet qu’il observe sans interroger les rapports qui l’unissent à lui.
Ce que Flaubert expérimente avec la tentation de saint Antoine, c’est que le vivant nécessite des conditions d’investigations particulières s’il veut être compris dans sa spécificité. Connaître le vivant c’est refusé de l’objectiver.


RopsDaliclair.gifLa tentation de Saint Antoine de Félicien Rops.

Félicien Rops (Namur le 7 juillet 1833 - Essonnes le 23 août 1898) est un artiste belge, peintre, lithographe, dessinateur, illustrateur et graveur.
Après une première carrière de caricaturiste, il illustre notamment les livres de son ami Charles De Coster dont la Légende et les aventures d'Uylenspiegel (1866).
Féru de botanique, il s'y adonne en compagnie de l'éditeur français Auguste-Poulet Malassis, exilé à Bruxelles de septembre 1863 à mai 1871. Pour celui-ci, il réalise les frontispices des Bas-fonds de la société d'Henri Monnier (1864), du Diable au corps d'Andrea de Nerciat (1865), des Épaves de Charles Baudelaire (1866), des Jeunes France de Théophile Gautier (1866), de Gamiani d'Alfred de Musset (1866) ou de Point de lendemain de Vivant Denon (1867).
Ses gravures comprennent La Peine de mort, L'Ordre règne à Varsovie, La Médaille de Waterloo, La Buveuse d'absinthe, La Grève, Pornokratès ou Mors syphilitica.
Son succès l'ayant amené à Paris, il y illustre les écrits de grands auteurs tels Jules Barbey d'Aurevilly, Joséphin Péladan, Félicien Champsaur ou Mallarmé. Malgré ces références, il a longtemps été laissé dans l'ombre, le caractère érotisant d'une partie de son œuvre lui portant préjudice.
Il est l'un des membres fondateurs du groupe des XX en 1883.
Sa vue commence à baisser en 1892. Il conserve ses relations littéraires jusqu'à sa mort.


undefinedLa gravure de 1878 (73,8 x 54,3 cm)

Reprenant un thème déjà traité sur le mode burlesque, saint Antoine dormant enlacé avec un cochon) Rops réalise en 1878 cette œuvre qui fera l’objet d’un commentaire de Freud dans : « les délires dans les rêves dans la gradiva de W Jensen » (folio p 173 174) qui reconnaît à Rops la pertinence psychologique ou : « le refoulé lors de son retour surgit de l’instance refoulante elle même ». Freud a perçu l’obsession fondamentale qui hante Rops dans sa recherche de la modernité ; appréhender et comprendre les mécanismes profonds qui animent l’homme. Cette recherche déborde le thème iconographique pour exprimer un état de conscience inhérent au présent. Pour Rops le thème de la tentation ne constitue pas la synthèse des courts récits accumulés au cours des « 100 légers croquis ». La vision de la femme n’appartient plus au conte de Flaubert mais, comme Redon le montre, à l’expérience d’un psychisme dédoublé. La présence du diable, lié à la genèse avortée de l’album du diable, prend la même signification pour faire de la confrontation de ces trois personnages l’expression symbolique d’un conflit intérieur.
Encadré dans un meuble qui reprenait la typologie des tableaux d’autel l’œuvre fera scandale.

Bibliographie :
Le démoniaque dans l’art Enrico Casteli Vrin 1959.
Bosch RH Marijnissen et P Ruyffelaere Albin Michel 1987.


A venir la tentation de Saint Antoine de Jérome Bosch.
(café-philo du Saint René le 25 /01/ 07 )
Tag(s) : #Textes des cafés-philo

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