
le concept de vérité en crise
(atelier-philo du 30 avril 2006)
Il est curieux de constater la nature de l’évolution de la définition du mot « philosophie » au cours du temps : d’abord envisagée, dans l’Antiquité grecque, comme connaissance par la raison (l’étude rationnelle de la nature et la théorie de l’action humaine), elle fut l’ensemble des recherches visant les causes 1ères, la réalité absolue et les fondements des valeurs humaines). Autant de problèmes envisagés à leur plus haut point de généralité ; par un procédé d’isolement d’éléments : l’abstraction. Jusqu’à la conception de la philosophie en tant que « matière » enseignée dans les classes terminales des lycées et dans les universités, royaumes des systèmes en « isme »… A la différence de l’approche psychanalytique, qui se veut une méthode de psychologie clinique passant par l’investigation de processus psychiques profonds de l’individu. S’il existe des théories générales sur la vie psychique consciente et inconsciente (tel le complexe d’Œdipe), la manière dont chaque personne vit ce complexe n’est en rien comparable au « profil » de son voisin : ils ne le vivent pas de la même manière, et ne partagent pas le même vécu. Nul universalisme ici…
La psychanalyse met donc d’emblée à mal le concept d’absolu dont la philosophie a le souci. Dans la mesure où la 1ère se soucie de chacun, au cas par cas, et où la philosophie prétend à l’universalité de la raison, aux antipodes du « chacun sa vérité », aucune des 2 disciplines ne semble pouvoir être récupérée par l’autre. Car par « absolu », j’entends ce qui ne comporte aucune restriction ni réserve. Par extension, j’entends aussi ce qui est aussi parfait qu’on peut l’imaginer. C’est ce que le champ de la philosophie appelle l’exhaustivité. La pureté du concept philosophique s’appréhende dans une isolation des éléments divers, sensibles, dont on l’extrait. Là où la psychanalyse se replonge dans le divers, le sensible et l’émotionnel, pour tenter d’en comprendre le sens, sans a priori. Les « vérités » de cette dernière ne sauraient avoir une valeur universelle ou objective, puisqu’avec l’Inconscient, on nage en pleine subjectivité… Là où la philosophie cherche une vérité, la psychanalyse lâche prise par rapport à un tel concept. C’est là toute la tension douloureuse qui sépare la réflexion du vécu : ce que Pierre vit comme une trahison de la part de son ami Michel, partant vivre loin de lui, n’est pas pour autant une trahison ! Et pourtant, Pierre vit ce sentiment de trahison comme une réalité objective… Le drame de la vie inconsciente est qu’elle est un formidable pied de nez aux prétentions du philosophe : « le concept de souffrance ne fait pas mal », reconnaissait bien volontiers Kierkegaard. Que refoule donc ce système de pensée en conceptualisant le vécu, le mouvant et le changeant ?

Derrière l’esprit de sérieux du philosophe peuvent donc se cacher des mobiles inconscients qui paraissent futiles à ce dernier. Philosophe qui pourrait bien, aux yeux de la psychanalyse, passer pour victime d’un phénomène de projection : un mécanisme par lequel l’individu perçoit comme dans le monde extérieur, chez les autres, des états affectifs qui lui sont intérieurs. Le paranoïaque croit en toute bonne foi que son sentiment de menace est fondé et que son entourage lui veut réellement du mal… « Je ressens, donc je suis dans le vrai »… Que reste-t-il ici du concept de vérité ? Une bouée à laquelle le philosophe se raccroche fébrilement. Pour éviter toute remise en cause de lui-même (de sa façon de penser, de voir, et de vivre). Il pense tout, sur tout, sauf lui-même… Un divertissement pascalien ? Mais alors la vérité est-elle toujours un concept, ou plutôt un exutoire ? Tel le paranoïaque qui croit émettre un jugement de vérité quand il parle de l’hostilité d’autrui, le philosophe ne cèderait-il pas aussi à la commodité, pour éluder la seule et véritable question existentielle qui importe (et qui en résout bon nombre d’autres) : « qui suis-je » ?
La philosophie, obsédée par le langage, l’exactitude des mots qu’elle croit maîtriser, qu’elle doit justifier, démontrer, prouver. C’est bien ce qu’avait pressenti Wittgenstein, dans son Tractacus logico-philosophicus. Il soulignait une confusion fréquente chez les philosophes, qui consiste à croire que le réel se réduit à ce qu’ils en disent, que tout serait donc dicible. De manière logique, qui plus est. Mais, fait remarquer Wittgenstein, pour être sûr de cette adéquation du langage au réel, il faudrait que le philosophe se situe en dehors du monde, au-dessus de lui, tel Dieu contemplant son œuvre. Une vue synoptique dont nous serons, les humains, toujours privés… C’est « la raison de la confusion, très répandue chez les philosophes, entre les relations internes et les relations (externes) proprement dites » (prop. 4.122). La vie ne fait-elle pas plutôt exploser le cadre conceptuel de la philosophie ? N’est-elle pas au contraire, l’imprévu, l’illogique par excellence ? Et la psychanalyse d’accuser ici le formalisme sec de la philosophie, qui n’en vaut la peine que si elle ne sert pas de cache-misère affectif ou sexuel…
Si le but de la philosophie, comme le disait Marx, est de transformer le monde, et pas seulement de le penser, la vraie révolution ne doit-elle pas d’abord être intérieure ? Penser en philosophie, pour ne pas changer soi-même en somme. Par la psychanalyse, on apprend à s’exposer au risque de l’imprévu, de l’émotionnel inconceptualisable. Quelle plus belle preuve d’une insoumission du réel face aux concepts philosophiques ?
Sabine Le Blanc